Nation et Identité

Nation et Identité

Jeudi 9 juillet 2015, par Quentin Debray, Tribune libre

Nation et Identité.

La question Nation et Identité soulève bien des polémiques. Faut-il pour autant ignorer le problème ? Quentin Debray nous livre ici sa vision.

Le monde réel ne réside que dans la présomption constamment prescrite que l’expérience continuera constamment de se dérouler suivant le même style constitutif. “ Husserl

On désigne sous le terme d’identité le caractère de ce qui demeure identique à soi, et aussi le caractère de ce qui est un, selon le Robert. L’expression soi-même y correspond : on est soi et on reste le même, ce qui joint les deux termes latins idem et ipse sur lesquels Ricœur a médité dans son beau livre “ Soi-même comme un autre “ (1996).

L’être humain tient à son identité. Il croit et sent qu’il demeure fidèle à lui-même, cohérent et permanent.

Certaines pathologies dévastent le sentiment d’identité. En psychiatrie, et de façon réactionnelle à certains traumatismes, on décrit le trouble dissociatif de l’identité. Le sujet ne se reconnaît plus, perd des souvenirs importants, voire établit plusieurs personnalités alternatives et distinctes, des personnalités multiples. En neurologie, et de façon consécutive à des altérations cérébrales, on décrit des amnésies autobiographiques, le sujet oubliant des pans entiers de son passé. L’homme sain n’en est que plus idolâtre de son identité.

Naturellement, cette identité est un mythe. Notre mémoire récrit l’histoire en permanence. AF m’affirme que nous n’avons jamais été dans la même classe au lycée Carnot. Or, je le vois, là, sur la photo de terminale, près de moi. Je me souvenais de mon premier prix de dessin de 7eme, mais j’avais occulté un deuxième prix d’éducation physique, pourtant bien visible sur ce bulletin, peu compatible, il est vrai, avec mes dispositions actuelles. Passons vite sur les mythes et légendes familiales qui omettent ou grossissent certains évènements, guerriers ou amoureux, scolaires ou financiers. La mémoire du groupe n’est pas plus fiable que celle de l’individu. Les cellules de notre corps se reproduisent. Les cellules nerveuses sont plus pérennes, mais nous savons que les connexions synaptiques évoluent, cela s’appelle plasticité cérébrale. Notre génome est l’objet de mutations dont beaucoup sont silencieuses. L’expression des gènes est modulée par des événements extérieurs, des stress en particulier, et ces modifications dans l’expression sont dans certains cas transmissibles à nos descendants. Cela s’appelle l’ épigénétique, qui commence dès l’utérus maternel et ruine par conséquent toute l’affaire des mères porteuses.

Du côté animal, il ne faut pas trop se fier à la continuité des espèces, et encore moins des races. On pêcha en 1938 puis en 1950 plusieurs exemplaires de cœlacanthes, un gros poisson des mers tropicales que l’on croyait disparu depuis 70 millions d’années. Il fut vite qualifié de fossile vivant. Sans doute il était vivant, mais, malgré sa morphologie, bien différent de ses ancêtres. Les comportements animaux, que l’on disait autrefois instinctifs et automatiques, varient avec le temps. Les terriers des lapins de garenne, les migrations des oiseaux se modifient. Il en va de même dans l’espèce humaine, où les populations, que l’on appelait autrefois races, ont évolué et évoluent encore en fonction des conditions et des comportements locaux, les éleveurs et les agriculteurs se différenciant selon leurs régimes alimentaires, par exemple. Il est illusoire d’imaginer qu’une population humaine demeure identique et stable à travers le temps, quand bien même elle resterait isolée, protégée ou stationnaire. On observe en effet des dérives et des mutations génétiques – sans parler de l’épi génétique qui module l’expression.

L’identité est donc à peu près un leurre. Par contre, l’être humain a besoin d’identification. Et il cherche des repères stables. L’adolescent apprécie de prendre des modèles : attitudes, vêtements, goûts, sports, talents, vertus, ou vices, peuvent provenir d’un camarade ou d’un aîné qu’il admire. En psychologie comportementaliste cela se nomme l’apprentissage vicariant. Le vicaire remplace le curé quand il est absent. Nous apprenons en nous mettant à la place. Ensuite, bien sûr, une fois que nous avons intégré cette particularité, nous oublions le modèle. Mais nous tenons au résultat. Et nous allons asseoir ce que nous considérons comme notre identité sur ces nouveautés récemment acquises. Un peu plus tard, nous voulons les transmettre selon une forme particulière d’identification projective. C’est le prosélytisme.

Tout cela étant considéré, la notion d’identité nationale paraît fort mal posée. D’abord parce que tous les Français ne sont pas identiques - et qu’ils ne veulent pas l’être. Ensuite parce que cette nation, la France, change de nature, d’état, de volonté, de projet bien souvent. Même son passé et ses repères se modifient selon les saisons. Et l’on notera les difficultés que nous connaissons à définir un roman national, lequel reçoit sans cesse des coups de canif bien difficiles à cicatriser. Sans aller chercher du côté de zones sensibles regardons tout simplement la façon polymorphe dont a été traitée sainte Jeanne d’Arc. Elle fut successivement bergère, hallucinée, chef d’armée, victorieuse, sorcière, jugée, condamnée, brûlée, réhabilitée, canonisée. Puis maints écrivains et artistes donnèrent leurs versions, parmi eux : Voltaire, Anatole France, Bernard Shaw, Péguy, Mark Twain, Honegger, Joseph Delteil, Jean Anouilh, Hubert Monteilhet, Jacques Rivette, Luc Besson. Les interprétations historiques varient chaque année, on pourrait y ajouter la psychose, le syndrome post-traumatique, cette dernière hypothèse étant suggérée par le film de Besson. Prendre Jeanne d’Arc pour modèle nous donnerait bien du travail.

Notre désir d’identification ne peut pas utiliser cette identité nationale puisqu’elle est mouvante. Mais en même temps son prétendu caractère fixe et immuable nous emprisonne. Il nous faudrait donc une identité nationale évolutive, modernisée. L’expression réalise un oxymore. Alors, nous pourrions avoir recours au schème, au paradigme, à la structure. Mais je me vois mal défilant derrière une banderole ou serait inscrit : “ Vive le paradigme français “ C’est pourtant la vertu d’un symbole, comme le drapeau ou la maxime, que de faire confluer des représentations voisines et apparentées qui conviennent au plus grand nombre. C’est une bien maigre identification.

Ainsi, nous prendrions de cet ensemble symbolique et polysémique les facettes qui nous conviennent. Voilà qui paraît bien superficiel : nous irions vers la France pour faire notre marché et choisir les meilleurs ingrédients de notre recette. Demandez une France classique, une France paillarde, une France ironique et narquoise, une France leste et grivoise, une France romantique et surabondante ! Racine, Rabelais, Voltaire, Feydeau, Hugo, selon les comptoirs.

Non, cette identification malaisée à un concept aux contours trop flous, à un drapeau polymorphe, à une population volontairement hétérogène, à des moeurs disparates est une erreur totale.

Nous voulons nous identifier à ce qui fit nos différences et nos singularités, de notre vivant, c’est-à-dire à ce que nous avons réalisé dans le cadre même de ce lieu, de ce peuple, de cette histoire. Il nous faut procéder comme pour nos amitiés : nous avons vécu ensemble des évènements émouvants, créatifs, heureux ; nous souhaitons les conserver en mémoire, peut-être les transmettre. Ce n’est pas uniquement ce que nous avons reçu qui fonde notre patriotisme et notre insertion dans cet ensemble, mais ce que nous œuvrons, souvent avec efforts, et qui laisse en nous-mêmes des traces. J’aime la France et je me sens français, par ce que j’ai vécu pour elle, mes concours hospitaliers, mon service militaire, mon travail hospitalier, mon enseignement. C’est donc aujourd’hui qu’il faut faire œuvre d’identification nationale, et de façon volontariste et active, sans nous laisser bercer dans une sieste languissante qui nous éloignerait de toute conscience responsable - et laissons de côté cinq minutes Louis XIV et Napoléon, même si les visites de Versailles et des Invalides ne sont pas désagréables.

Il faut à présent se poser la question de ce processus d’identification tel que le vivent les nouveaux arrivants, appelons-les comme cela. La meilleure manière de répondre à cette question consiste à se projeter dans cette situation. Livrons-nous donc à une expérience de pensée.

Supposons que pour des raisons diverses je soies amené à m’installer au Japon. Quelles seraient mes attitudes et mes pensées ? Je garderais intacts mes souvenirs, ma logique occidentale dans sa filiation gallo-romaine, mes goûts artistiques. Je m’habituerais à la pensée japonaise, plus périphérique et progressive, qui ne décide pas tout de suite, qui parfois à du mal à choisir entre le oui et le non. J’apprécierais la bonne éducation japonaise, souvent hypocrite, mais je goûterais aussi l’humour savoureux et joyeux des Nippons. Je revisiterais le musée de la Guerre où sont affichées les photos de tous les kamikazes, exposées les bombes volantes et torpilles pilotées. Je regarderais avec un œil poétique et culturel les deux religions pratiquées au Japon. Je m’approcherais des femmes et de leur mystère – mais elles sont partout mystérieuses. Je revisiterais Kyoto, j’irais à Nagasaki et à Kyushu. Je relirais les écrivains japonais que j’aime. Surtout, je me trouverais dans les Alpes Japonaises une petite ville à caractère historique où je passerais à l’occasion mes vacances. Et je choisirais pour résidence principale un quartier de Tokyo à la fois typique, sympathique et spontané. J’éviterais les grands quartiers touristiques et internationaux où voisinent les grandes marques. J’éviterais les Starbuck coffees et les Mac Do, au reste assez peu présents dans cette mégalopole. Ainsi, mon identification au monde japonais commencerait par conquérir et adopter. J’aurais sélectionné des parcelles vites familières, lesquelles me permettraient ensuite de progresser vers les paradigmes. J’aurais été du sentir et du comprendre vers le conceptuel et le structurel. Je serais alors prêt à contribuer à la vie japonaise, à recueillir chez moi, pour quelques temps, l’ami d’un ami, dont la demeure aurait été détruite par un tremblement de terre. Fin de l’expérience de pensée.

Donc, à ces nouveaux arrivants, il nous faut offrir un visage identificatoire agréable, digne, heureux, fier de lui, tel qu’il inspire la sympathie et suscite l’entraide.

Quentin DEBRAY

Référence :

Ricœur Paul
Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1996