Un étrange coup d'Etat

Un étrange coup d’Etat

Dimanche 13 décembre 2015, par Damien Loup, Tribune libre

Un étrange coup d’Etat


Des signes du mépris décomplexé pour la souveraineté populaire que manifeste bruyamment notre classe politicienne dramatiquement infatuée, le rapport qu’elle entretient avec la Constitution est l’un des plus édifiants. Quand le texte sensé exprimer l’origine démocratique du pouvoir et constituer le cadre fondamental de la vie politique et sociale de la Nation est présenté comme une contrainte et la contrariété d’un projet de loi avec ses dispositions comme un simple « risque », peut-on encore s’étonner que les gouvernants s’estiment parfaitement libre de s’affranchir des termes du mandat que leur a confié le peuple ?

A cet égard, la précipitation brouillonne avec laquelle le gouvernement présente aujourd’hui son projet de révision, pour irresponsable qu’elle soit, ne saurait surprendre. Il faut également se garder de se laisser divertir par le chiffon rouge de la déchéance de nationalité brandi au frontispice du texte. Certes, la mesure est odieuse, renvoyant à une conception de la nationalité particulièrement réactionnaire qui nous rappelle au mauvais souvenir du régime de Vichy. Elle est aussi parfaitement imbécile : chacun ayant bien compris qu’elle ne vise pas les franco-canadiens, elle ne peut que contribuer à cette stigmatisation de certains de nos concitoyens voulue par les organisations terroristes que l’on prétend combattre.

Mais il faut aussi avoir à l’esprit que la polémique délibérément entretenue sur cette question a pour effet de masquer l’autre disposition du projet de loi constitutionnel, plus inquiétante encore en ce qu’elle vise à inscrire l’état d’urgence dans le texte de la loi fondamental. Contrairement aux déclarations lénifiantes de ses promoteurs, cette mesure ne vise nullement à nous prémunir d’une aggravation de ce régime d’exception, mais bien au contraire à prémunir le pouvoir répressif d’une censure constitutionnelle de dispositions intrinsèquement incompatibles avec les exigences les plus rudimentaires de l’Etat de droit.

Faut-il le rappeler, l’atteinte aux libertés que permet l’état d’urgence est considérable : elle autorise des perquisitions à toute heure du jour et de la nuit – c’est-à-dire, très concrètement, l’intrusion plus ou moins violente de services de police dans un domicile – et des assignations à résidence sans aucune exigence de motivation ou de proportionnalité ni aucune contrôle effectif d’une autorité extérieure. Pour être éventuellement considérées comme nécessaires dans une société démocratique, ces atteintes devraient être l’unique moyen de prévenir ou de sanctionner des infractions particulièrement graves, en particulier les crimes terroristes. Or il n’en est absolument rien, puisque la voie judiciaire permet de répondre bien plus efficacement à ce type de criminalité quand la répression administrative débridée qu’autorise l’état d’exception n’aboutit qu’à la dispersion des forces et l’affaiblissement de la capacité des services à identifier les projets d’attentats avérés.

A supposer même que l’on puisse trouver un semblant de justification à l’état d’urgence, il faut souligner à quel point son régime n’offre aucune garantie contre l’arbitraire, qu’il s’agisse des conditions permettant sa mise en œuvre ou celles gouvernant les mesures décidées dans ce cadre. Les critères permettant le recours à l’état d’urgence sont en effet des plus flous, puisqu’il suffit de mettre en avant un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou des « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Quant aux perquisitions et aux assignations à résidence administrative, il suffit désormais d’affirmer que le comportement d’une personne, en dehors de tout acte positif, « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », pour les mettre en œuvre.

Aujourd’hui comme hier, la finalité essentielle de l’état d’urgence est d’autoriser une répression affranchie du respect des garanties les plus élémentaires du modèle pénal républicain que sont l’exigence de légalité, de proportionnalité et de contrôle juridictionnel de la répression. C’est ce système répressif que le gouvernement veut inscrire dans le marbre de la Constitution.

A ceux qui en douteraient encore, rappelons que l’état d’urgence permet au gouvernement, en toute légalité formelle, d’assigner à résidence et de priver de droit de manifester toute personne s’opposant un peu trop fermement à son projet de révision constitutionnel. Le simple fait que ce processus soit initié alors que demeure l’état d’exception devrait conduire toute personne attachée, fut-ce modérément, à l’idée de démocratie, à rejeter sans atermoiements cette démarche.