De Gaulle et le processus d'une Assemblée Constituante

De Gaulle et le processus d’une Assemblée Constituante

Lundi 2 novembre 2009, par John Groleau

© Archives de l’Assemblée nationale - photo René Hélier

L’une des finalités de l’Association pour une Constituante est de proposer des modalités concernant le processus de désignation d’une Assemblée Constituante qui répondent à l’exigence d’une réelle légitimité populaire et démocratique dépassant les clivages et appareils politiques actuels.

La période de la seconde guerre mondiale peut nous éclairer dans notre réflexion, en particulier en analysant les textes ou discours des principaux protagonistes de l’époque comme ceux du général de Gaulle.

L’ordonnance du 21 avril 1944 promulguée par le CFLN [1] précisa que le peuple français déciderait de ses institutions futures en pleine liberté, et qu’à cet effet, dès que des élections libres seraient possibles, une Assemblée nationale constituante serait convoquée [2].

Suite au référendum du 21 octobre 1945, la Constituante se réunit le 6 novembre 1945 au Palais-Bourbon, à Paris. Dans ses Mémoires, de Gaulle accorda un long passage à cette période décisive. Le voici :

" Dans le courant de juin, les partis levèrent leurs boucliers. Il faut dire que, le 2, j’avais moi-même indiqué, à l’occasion d’une conférence de presse, comment se posait le problème de la Constituante. « Trois solutions, disais-je, sont concevables. Ou bien revenir aux errements d’hier, faire élire séparément une Chambre et un Sénat, puis les réunir à Versailles en une Assemblée nationale qui modifierait, ou non, la constitution de 1875. Ou bien considérer que cette constitution est morte et procéder à des élections pour une Assemblée constituante qui ferait ce qu’elle voudrait. Ou bien, enfin, consulter le pays sur des termes qui serviraient de base à sa consultation et auxquels ses représentants auraient à se conformer ». Je ne précisais pas encore quel était mon propre choix, mais on pouvait le deviner par le fait même que j’invoquais l’hypothèse d’un référendum. Il n’en fallut pas davantage pour que l’on vît se dresser, de toutes parts, une opposition formelle ou, tout au moins, d’expresses réserves.

Mon projet de référendum visait un triple but. Puisque le système de 1875, emporté par le désastre de 1940, se trouvait anéanti, il me semblait qu’il serait arbitraire, soit de le rétablir moi-même, soit d’en interdire le retour. Après tout, le peuple souverain était là pour en décider. Bien que je n’eusse aucun doute sur ce que serait sa réponse, je lui demanderais donc s’il voulait qu’on en revienne à la IIIe République ou bien qu’on en fasse une autre. D’autre part, quand le peuple aurait, par son vote, effacé l’ancienne Constitution, la nouvelle devrait être évidemment élaborée par l’assemblée qui sortirait des élections. Mais, cette assemblée, fallait-il qu’elle fût omnipotente, qu’elle décidât, à elle seule et en dernier ressort, des institutions nationales, qu’elle détînt tous les droits, sans exception, sans frein, sans recours ? Non ! Grâce au référendum, on pourrait, d’abord, imposer quelque équilibre entre ses pouvoirs et ceux du gouvernement et, ensuite, faire en sorte que la constitution qu’elle aurait élaborée soit soumise à l’approbation du suffrage universel. Le référendum, enfin, institué comme le premier et le dernier acte de l’œuvre constitutionnelle m’offrirait la possibilité de saisir le peuple français et procurerait à celui-ci la faculté de me donner raison, ou tort, sur un sujet dont son destin allait dépendre pendant des générations.

Mon intention, dès qu’elle fut entrevue, souleva la réprobation déterminée de tous les partis. Le 14 juin, le bureau politique du parti communiste fit connaître « qu’il avait décidé de poursuivre sa campagne pour l’élection d’une Constituante souveraine… ; qu’il s’était prononcé contre tout plébiscite, couvert, ou non du titre de référendum… ; qu’il rejetait toute constitution de caractère présidentiel ». La Confédération générale du travail ne manqua pas d’adopter aussitôt une résolution semblable. Les socialistes, à leur tour, annoncèrent solennellement, le 21 juin, par l’organe de leur comité directeur, leur volonté d’obtenir « une assemblée constituante et législative » que rien ne devrait entraver. Ils déclaraient, en outre, « s’opposer résolument à la méthode, contraire aux traditions démocratiques, qui consisterait à appeler le corps électoral à se prononcer par voie de référendum sur un projet de constitution établi par des commissions restreintes ». Le comité d’entente socialiste-communiste réuni le 22 juin ; le comité directeur du Mouvement républicain populaire par un communiqué du 24 juin ; l’Union démocratique et socialiste de la Résistance, dès sa naissance, le 25 juin ; le Conseil national de la Résistance siégeant le 29 juin ; le comité central de la Ligue des droits de l’homme dans une motion du 1er juillet, réclamèrent tous la fameuse assemblée unique et souveraine et se montrèrent opposés à l’idée d’un référendum.
[…]

Le 18 juin, le bureau exécutif du parti radical-socialiste demandait le « rétablissement des institutions républicaines », telles qu’elles étaient avant le drame, et se déclarait « hostile à tout plébiscite et à tout référendum ».

Ainsi, les fractions politiques, pour divisées qu’elles fussent entre la création d’une assemblée omnipotente et le retour au système antérieur, se trouvèrent unanimes à rejeter mes propres conceptions. La perspective d’un appel à la décision directe du pays leur paraissait, à toutes, scandaleuse. Rien ne montrait plus clairement à quelle déformation du sens démocratique menait l’esprit des partis. Pour eux, la République devait être leur propriété et le peuple n’existait, en tant que souverain, que pour déléguer ses droits et jusqu’à son libre arbitre aux hommes qu’ils lui désignaient.

[…]

L’élection d’une assemblée était prévue pour le mois d’octobre. Le pays déciderait par référendum si l’assemblée serait constituante. La réponse par oui ou par non à cette question signifierait, soit l’avènement de la IVe République, soit le retour à la IIIe. Dans le cas où l’assemblée devrait être constituante, ses pouvoirs réglés par la deuxième question du référendum. Ou bien le pays adopterait le projet du gouvernement ; limitant à sept mois la durée du mandat de l’assemblée ; bornant ses attributions, dans le domaine législatif, au vote des budgets, des réformes de structure et des traités internationaux ; ne lui accordant pas l’initiative des dépenses ; mais lui attribuant le droit d’élire le président du gouvernement qui resterait en fonctions aussi longtemps que les députés ; enfin et surtout, subordonnant la mise en vigueur de la constitution à sa ratification par le suffrage universel. Ou bien, le pays refusant ce qui lui était proposé, l’Assemblée serait omnipotente en toutes matières et pour tout le temps qu’il lui plairait d’exister. La réponse, par oui ou par non, établirait, ou n’établirait pas, l’équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif pour la « période préconstitutionnelle ».

[…]

Une fois encore, il me fallait trancher d’autorité. Le Conseil des ministres adopta, le 17 août, les termes définitifs de l’ordonnance relative au référendum et aux élections. Par rapport au texte primitif, les seules modifications étaient des précisions destinées à rendre improbable l’ouverture d’une crise ministérielle pendant la durée du mandat de l’Assemblée constituante. Celle-ci ne pourrait, en effet, renverser le gouvernement que par un vote spécial, à la majorité absolue du nombre des députés et après un délai d’au moins quarante-huit heures. Aucun changement n’était apporté aux deux points essentiels. Le peuple devait régler lui-même le sort final de la IIIe République. La souveraineté du peuple, formellement établie au-dessus de l’Assemblée, allait, en dernier ressort, décider des institutions.

L’ordonnance du 17 août, en même temps, qu’elle formulait le texte des deux questions du référendum, arrêtait les modalités du scrutin pour les élections. Mais, sur ce dernier point, les décisions prises faisaient aussitôt l’objet de véhémentes protestations.

Deux conceptions opposées et, à mon sens, également fâcheuses divisaient les fractions politiques. Pour les partisans des institutions d’avant-guerre, il fallait en revenir aussi à l’ancien régime électoral, c’est-à-dire au scrutin uninominal d’arrondissement. Indépendamment des principes, radicaux et modérés tendaient à penser, en effet, que les notables qu’ils faisaient jadis élire retrouveraient individuellement l’audience des électeurs dans les circonscriptions d’antan. Au contraire, communistes, socialistes, républicains populaires, qui comptaient obtenir les suffrages grâce à l’attrait de leurs programmes plutôt qu’à la notoriété personnelle de leurs candidats, réclamaient la représentation proportionnelle « intégrale ». A en croire ces doctrinaires, l’équité ne pourrait être arithmétiquement et moralement satisfaite que si chaque parti, proposant à la France entière une seule liste de candidats, se voyait attribuer un nombre de sièges exactement proportionnel au total des voix recueillies par lui sur l’ensemble du territoire. A défaut de ce système « parfait » et si, plus modestement, la proportionnelle jouait dans des circonscriptions multiples, par exemple les départements, tout au moins fallait-il que les voix qui n’entreraient pas dans les quotients locaux fussent additionnées à l’échelon national. Grâce à ces restes, qui procureraient un supplément d’élus, chaque parti serait assuré de faire passer tels de ses chefs qui auraient mordu la poussière en province ou même ne se seraient présentés nulle part. Bref, l’arrondissement trop étroit et la proportionnelle trop large se combattaient par la voix d’apôtres enflammés et intéressés. Je ne me rendis aux arguments ni de l’un ni de l’autre camp.

Le mode de scrutin d’autrefois n’avait pas mon agrément. Je le trouvais, d’abord, assez injuste, compte tenu des grandes différences de population qui existaient entre les arrondissements. Naguère, Briançon avec 7 138 électeurs, Florac avec 7 343, une partie du VIe arrondissement de Paris avec 7 731, élisaient un député, tout comme Dunkerque, Pontoise, Noisy-le-Sec, qui comptaient respectivement 33 840, 35 199, 37 180 électeurs. Pour introduire plus d’équité dans ce système, il eût fallu procéder, d’un bout à l’autre du territoire, à un découpage précipité des circonscriptions, au milieu d’innombrables et farouches contestations. Mais ce qui, à cette époque, me détournait surtout du scrutin d’arrondissement, c’était la perspective du résultat qu’il risquait d’avoir quant à l’avenir de la nation en assurant infailliblement la primauté du parti communiste.

Si l’élection comportait un seul tour, comme beaucoup le demandaient par analogie avec la loi anglaise, il n’y avait aucun doute qu’un communiste serait élu dans la plupart des circonscriptions. Car chaque arrondissement verrait, face au candidat du parti, se présenter, tout au moins, un socialiste, un radical, un républicain populaire, un modéré, un combattant exemplaire de la Résistance, sans compter plusieurs dissidents et divers théoriciens. Etant donné le nombre des suffrages qu’allait recueillir partout dans le pays la IIIe Internationale et que donnaient à prévoir les élections municipales et cantonales, le communiste viendrait donc en tête le plus souvent et serait élu. Si le scrutin était à deux tours, communistes et socialistes, alors liés entre eux par leur entente contractuelle et par les tendances de la base, uniraient leurs voix dans tous les ballotages, ce qui procurerait à leur coalition le plus grand nombre de sièges et, d’autre part, riverait entre elles, par l’intérêt électoral commun, les deux sortes de marxistes. De toutes façons, le scrutin d’arrondissement amènerait donc au Palais-Bourbon une majorité votant comme le voudraient les communistes. Cette conséquence échappait, sans doute, aux tenants de l’ancienne formule. Mais, étant moi-même responsable du destin de la France, je n’en courrais pas le risque.

La proportionnelle « intégrale » n’obtint pas, non plus, mon adhésion. Proposer à l’ensemble des vingt-cinq millions d’électeurs un nombre illimité de listes portant chacune six cents noms, ce serait marquer du caractère de l’anonymat presque tous les mandataires et empêcher tout rapport humain entre les élus et votants. Or, en vertu du sens commun, de la tradition, de l’intérêt public, il faut que les diverses régions du pays soient, en elles-mêmes, représentées à l’intérieur des Assemblées, qu’elles le soient par des gens qu’elles connaissent et que ceux-ci se tiennent à leur contact. D’ailleurs, il convient que, seul, le chef de l’Etat soit l’élu de toute la nation. Quant à admettre l’utilisation par chaque parti sur le plan national des restes de voix qu’il obtiendrait dans les circonscriptions, ce serait instituer deux sortes de députés, les uns élus par les départements, les autres procédant d’un collecteur mythique de suffrages sans qu’en fait on eût voté pour eux. J’y étais nettement opposé.

Le gouvernement provisoire adopta donc simplement le scrutin de liste et la représentation proportionnelle à l’échelle départementale. Encore les départements les plus peuplés étaient-ils divisés. Aucune circonscription n’aurait plus de neuf députés. Aucune n’en compterait moins de deux. Au total, l’Assemblée comprendrait cinq cent vingt-deux élus de la Métropole et soixante-quatre d’outre-mer. Le système électoral institué par mon ordonnance resta, par la suite, en vigueur. Les partis n’y apportèrent plus tard qu’une seule modification, au demeurant peu honnête : l’apparentement.

Sur le moment, un violent tollé s’éleva de toutes parts contre la décision prise. Comme l’Assemblée consultative s’était séparée le 3 août, on vit se constituer une « Délégation des gauches », destinée à organiser le concert des protestations. A l’initiative de la Confédération générale du travail, groupant alors quatre millions de cotisants, et sous la présidence de son secrétaire général Léon Jouhaux, se réunirent les mandataires des partis communiste, socialiste, radical et de la Ligue des droits de l’homme. Bien que les membres de la délégation ne fussent nullement d’accord entre eux au sujet du mode de scrutin, ils se trouvèrent unanimes à réprouver la solution adoptée par le gouvernement et convinrent d’effectuer auprès du général de Gaulle une démarche spectaculaire pour marquer leur opposition. Le 1er septembre, Jouhaux me demanda de le recevoir avec plusieurs délégués.

Je portais à Léon Jouhaux beaucoup de cordiale estime. Cet éminent syndicaliste avait consacré toute sa vie au service de la classe ouvrière, appliquant son intelligence et son habilité, qui étaient grandes, à frayer aux travailleurs le chemin du bien-être et de la dignité. Sous l’Occupation, il avait pris immédiatement une attitude d’opposition tranchée vis-à-vis de la « révolution nationale » et montré qu’il tenait l’ennemi pour l’ennemi. Détenu par Vichy, puis déporté en Allemagne, il avait repris, maintenant, la tête de la confédération, autant que le lui permettait l’influence croissante des communistes. Je l’avais, à plusieurs reprises, entretenu des problèmes sociaux. Mais, cette fois, mon devoir d’Etat m’empêchait de le recevoir. De par la loi, la Confédération générale du travail avait pour objet exclusif « l’étude et la défense d’intérêts économiques ». J’entendais, moins que jamais, reconnaître aux syndicats qualité pour se mêler de questions politiques et électorales. A la lettre de Jouhaux, je répondis que je ne pouvais donner suite à sa demande d’audience. Puis, en dépit de l’indignation qu’affectèrent d’en éprouver tous les groupements et tous les journaux, je m’en tins à ma position. Ce que voyant, chacun jugea bon de s’en accommoder aussi. Sur les bases fixées par l’ordonnance, les partis se disposèrent à affronter le suffrage universel. " De Gaulle, Mémoires, p.841 à 854, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 2000.