Quand le nucléaire s'invite à la Bourse

Quand le nucléaire s’invite à la Bourse

Lundi 28 octobre 2013, par Jean-Yves Leber

Le nucléaire est un sujet de débat assez permanent. Mais Jean-Yves Leber ouvre ci-dessous un aspect très particulier de ce débat sur lequel vous êtes invité à réagir.

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Et si les annonces sur l’allongement de la durée de vie des centrales nucléaires n’étaient que l’un des rouages d’une manipulation massive du cours de bourse d’EDF, visant à faire passer celui-ci de 25 à 40 euros avant la fin du premier semestre 2014 ?

Celle-ci aurait pour but principal d’offrir la possibilité à l’État de gommer la partie inacceptable -par Bruxelles et les agences de notation- du déficit irréductible de la France en 2014, au moyen de la vente d’un bloc d’un peu plus de 15% des actions du groupe.

L’objectif est le siphonnage de 15 à 20 milliards de l’épargne des français, en gros le 1% du PIB qui fera défaut sans reprise économique forte, réduction de la dépense publique ou augmentation de la pression fiscale.

EDF, dont la situation inspire peu confiance à la communauté financière internationale, risque un effondrement définitif de sa valeur si de trop mauvaises nouvelles débordent des tiroirs de l’Autorité de Sureté Nucléaire : le risque semble réel si l’on écoute son président.

Pierre Franck Chevet, à la tête de l’ASN, et ses collègues hauts-fonctionnaires de l’énergie dans les administrations et ministères, auxquels il faut reconnaître un solide reste de sens du service public, ont peut-être du mal à rester sur la réserve en ce moment.

Ils ont été très discrets et avares de commentaires, à de rares exceptions près, sur le parc nucléaire ancien pendant le Débat National sur la Transition Écologique, et soutiennent implicitement l’alternative gazière.

Malgré la disette budgétaire, ils ont par exemple maintenu le ruineux accord de subventionnement de la centrale à cycle combiné de Direct Énergie à Landivisiau : en matière de service public de l’électricité, la crainte du blackout prime sur toutes les autres.

Les turbines à gaz peuvent être rapidement construites, voire parfois simplement sorties de leurs cocons, pour délivrer une puissance importante en cas de mise à l’arrêt prématuré de fortes capacités nucléaires, réglant tout à la fois les problèmes de base et d’effacement.

Le patron du gazier GDF Suez Gérard Mestrallet, très actif en ce moment, profite de la crise sur l’EPEX pour négocier, en cartel avec les autres grands énergéticiens européens, des dispositions protectrices auprès de Bruxelles qui se transformeront en jackpot pour eux si le nucléaire français est en difficulté.

Pour des raisons techniques liées à l’organisation des marchés financiers, les français seront mécaniquement obligés d’acheter l’action EDF au cours le plus haut : c’est la rançon du succès phénoménal des OPCVM indiciels, qui sont obligés d’adapter leur portefeuille mécaniquement à chaque recomposition du CAC40.

Leur progression fulgurante depuis une dizaine d’années (encore environ 30% en 2012) renforce quotidiennement les chances de succès de l’opération.

Cet objectif expliquerait le maintien d’Henri Proglio -auteur et metteur en scène présumé de ce scénario rédigé avant 2012- à son poste, alors que de nombreux oligarques socialistes réclamaient ouvertement son départ.

Les délais imposés par François Hollande pour le lancement du chantier de la loi de programmation sur la Transition Énergétique s’expliqueraient aussi plus aisément : ce moratoire participerait d’une démonstration de soutien indéfectible à EDF, dans le but de renforcer son cours de bourse.

L’opinion publique risquerait de se perdre dans la dissonance entre l’annonce de ces éclatantes victoires du productivisme électro-nucléaire, et une loi de programmation qui prônera la sobriété : il faut laisser un temps le soleil étinceler sur le printemps du nucléaire nouveau.

L’entrée en lice de l’État et d’AREVA, nouvel associé surprise dans le tour de table de 18,9 milliards d’euros du double EPR d’Hinkley Point, au Royaume Uni, sauve le pipe à court-moyen terme d’EDF, et au passage l’objectif de vente de 10 EPR d’AREVA, ce qui contribue à leur revalorisation réciproque.

Il y a fort à parier que l’État ait facilité, par quelque petit arrangement diplomatique avec Pékin, l’injection d’un peu de liquidité par les chinois de CNCC et CGNPC dans ce projet, faute de quoi il était en fâcheuse posture pour cause de financement à des taux d’intérêt d’enfer justifiés par le médiocre état des finances d’EDF.

Grâce à l’amélioration du financement, les nouvelles sur le prix de l’électricité potentiellement produite sur ce site s’orientent de manière plus favorable : 125€/MWh au printemps, puis à présent 109€/MWh, et on chuchote même moins avec la participation du frère ennemi AREVA et l’entrée en jeu de l’État.

Après la récente annonce du rabais de 15% fait aux anglais, un décrochage à moins de 100€/MWh serait l’EPO commercial de l’EPR, et il ne serait pas surprenant qu’il se produise à mesure que les renforts financiers se mobilisent.

On reste très loin des objectifs de la PPI, mais le passage sous cette barre rendrait moins irréalistes les affirmations contestées d’EDF sur les coûts de Flamanville.

La fenêtre de tir est étroite pour le gouvernement et EDF : faut-il la laisser entrouverte en se taisant au nom d’un pseudo-patriotisme court-termiste, ou s’indigner et pousser fort pour qu’elle se referme, avec l’appui de Bruxelles, et préserver l’épargne des français pour des usages plus durables, responsables, et porteurs d’espoirs à long terme.

Par ailleurs, les tarifs pratiqués par ERDF pour les frais de raccordement au réseau sont d’après la plupart des producteurs d’électricité indépendants, systématiquement en haut du barème de la Commission de Régulation de l’Énergie depuis des mois, ce qui doit éveiller notre attention.

Ils contribuent au gonflement des bénéfices de cette filiale d’EDF sur l’exercice 2013, créant des conditions favorables pour sa privatisation surprise, et son entrée en bourse, en appui de la stratégie de valorisation du cours d’EDF.

La valeur des concessions de distribution devient inestimable dans un marché où la production n’est plus un quasi-monopole, ce vers quoi le marché français s’oriente lentement certes, mais inexorablement.
EDF aurait pu être encline à y protéger sa part de marché par des moyens peu avouables, comme le suspecte la Haute Autorité de la Concurrence, qui enquête depuis quelques temps sur les pratiques anticoncurrentielles du groupe (décision 13-D-04 du 14 février 2013) en matière de raccordement des producteurs.

La CRE avait d’ailleurs rappelé le Groupe à l’ordre sur cette confusion des genres en 2012 dans son rapport "sur le respect des codes de bonne conduite et l’indépendance des gestionnaires de réseaux d’électricité et de gaz naturel".

La privatisation d’ERDF aurait donc l’avantage d’y mettre fin, et de surcroît l’heur de plaire à Bruxelles, qui reproche à la France sont manque de libéralisme en matière d’énergie.

Le sursis à statuer jusqu’en 2014 sur le lancement de Linky s’inscrit aussi parfaitement dans cette logique.

L’opportunité gagnera à être réévaluée si le groupe EDF est démantelé : l’utilité du précieux boîtier ne serait plus la même pour des acteurs différenciés, chacun pouvant exprimer individuellement ses préférences en fonction d’un modèle d’affaires clarifié.

Il y a d’ailleurs fort à parier que certaines de ses fonctions évolueraient s’il servait des intérêts plus spécifiques : client final, ERDF distributeur, RTE transporteur, ou EDF producteur, les trois derniers faisant pour l’heure totalement cause commune.

Le financement de Linky, souvent critiqué et révisé, qui reposera in fine soit sur le consommateur, soit sur le contribuable, ce qui revient plus ou moins au même, pourrait en ce cas être abordée avec plus de transparence.

Et après tout, le renvoi du lancement de Linky à date ultérieure, qui ne gêne que ses développeurs, ôte un sujet de préoccupation immédiate aux associations de consommateurs, craintes de tous les politiques en particulier à l’approche d’échéances électorales.

Enfin, avec cette martingale, EDF trouverait commodément les ressources pour mettre fin aux critiques sur les précieuses remontées de provisions d’ERDF dans ses fonds propres.

Ces opérations effectuées dans le dos des collectivités dont les durées résiduelles de concession sont supérieures à 20 ans sont contraires à l’esprit de la loi de 46, mais autorisées par les règles de consolidation comptable.

Certaines d’entre elles se sont montrées récemment très nerveuses sur ce sujet, car elles souhaitent prendre leur autonomie dans le cadre de la décentralisation énergétique, et guignent ces réserves.
Le feu couve, et le calme actuel de leurs représentants pourrait tout à fait être lié à la connaissance du scénario Proglio et aux assurances reçues dans ce cadre.

La privatisation de l’appartement ERDF serait finalement être la seule vraie bonne idée, car elle mettrait également l’activité distribution d’électricité à l’abri d’éventuelles vicissitudes sérieuses de sa maison mère sur ses activités nucléaires.

Noyée dans le Groupe EDF, ERDF est moins à coup sûr moins bien valorisée qu’elle le serait entre les mains de spécialistes de ces vaches à lait.

On peut imaginer aisément la rentabilité que le savoir-faire d’un Vinci, dont la rapacité sur les concessions autoroutières est régulièrement pointée du doigt, un Suez ou un Véolia permettrait de tirer de ces concessions souvent considérées comme léonines.

Cela n’a pu échapper à Henri Proglio, car c’est le cœur de métier de Véolia, auquel il reste très attaché comme en témoignent ses difficultés à en quitter la présidence.

Au demeurant, un tel scénario boursier fait partie de sa culture : on pourrait aisément le comparer aux manœuvres de Jean Marie Messier sur Vivendi, qui conduisirent à son démantèlement et à la naissance de Véolia.

La question qui pourrait se poser alors est celle de l’identité du grand prédateur qui, après EDF, mettra la main sur cette pépite dont certains commentateurs prétendent à tort qu’elle est une coquille vide.


Jean-Yves Leber

www.ffete.org