La liberté d'expression à l'européenne

La liberté d’expression à l’européenne

Mercredi 13 juin 2018, par André Bellon

La liberté de parole est inscrite dans les gênes de la démocratie. Mais, si tout le monde s’accorde à en admettre le principe, force est de constater que son interprétation diffère sensiblement suivant ceux qui sont censés en surveiller la pratique.

Ainsi, le 6 juin 2018, la commissaire à la justice de Bruxelles, Vera Jourová a-t-elle réaffirmé le principe européen selon lequel la liberté de parole n’est pas absolue, et qu’il est justifié d’empêcher les discours « haineux ». « La liberté d’expression, y compris en ligne, est l’un des éléments clés de la liberté de parole. Et cela inclut des propos insultants ou controversés », a-t-elle souligné. « Cependant, la liberté d’expression n’est pas absolue, c’est la différence entre l’UE et les États-Unis. Certains propos sont interdits par le droit pénal. »

L’incitation à la violence est par exemple illégale, dans le monde réel ou en ligne, a-t-elle rappelé, ajoutant que tous les ministres de la justice européens s’étaient félicités de l’adoption, en mai 2016, d’un code de conduite destiné à Facebook, Google, Instagram, YouTube et Twitter.

L’Autriche et la France envisageraient d’ailleurs d’adopter des lois similaires à celle qui est en vigueur en Allemagne si le code de conduite européen n’était pas assez bien appliqué.

Comme on dit toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. On trouvera aisément l’exemple d’une insulte insupportable, oubliant que celui qui prononce l’interdiction est aussi celui qui décide de ce qui est insupportable, et que de telles pratiques mènent très vite à la censure. La commissaire à la justice s’est déclaré « blessée » de la comparaison du code de conduite à une forme de la censure. Manière de nier le problème, certes, mais le problème n’en demeure pas moins.

Est-ce que dénoncer les dogmes économiques de Bruxelles et les souffrances qu’ils infligent par exemple au peuple grec constitue un propos « haineux », « insultant ou controversé » tombant sous le coup du code de conduite ? En tous cas, c’est un débat. Est-ce que traiter de pignouf le Président italien qui refuse les résultats démocratiques est une insulte gratuite ou l’expression d’une légitime indignation ? Qui décide d’ailleurs de la nature insultante ou pas d’un propos politique ? Qui détermine les frontières du débat démocratique ? Est-ce que les affirmations, mâtinées de bonne conscience, de la très officielle commissaire européenne à la justice Vera Jourová ne sont pas un pas de plus vers une pensée officielle … et obligée, puisque toute agression de la politique menée peut être qualifiée d’insulte.

Sophia Kuby, de l’organisation de défense des droits de l’Homme ADF International, conteste, par exemple, l’approche du code de conduite. « Dans le monde occidental, nous semblons avoir oublié le lien fondamental entre la liberté d’expression et toutes les autres libertés. En éliminant la liberté de parole, on élimine la société libre. » « La censure est toujours un pas dans la mauvaise direction. Les lois sur les propos haineux, ainsi que le code de conduite de l’UE à ce sujet créent une culture du ‘on ne peut pas dire ça’, qui réduit le débat au silence et glace les sociétés. Dans une société libre, les idées se combattent par d’autres idées, pas par des charges pénales », a-t-elle répété. La tentation est forte chez les élites européennes de définir les frontières du bon goût, du dicible et de l’indicible, de ce qu’Alain Minc nommait autrefois le « cercle de la raison » et qui n’est que le consensus que les dominants cherchent à imposer autour de leurs idées et de leurs intérêts. Le vrai moyen de lutter contre les turbulences nauséeuses des réseaux sociaux est l’accès accru à l’éducation, l’élévation du débat public et une presse de qualité libérée de la dictature de l’audimat.

La démocratie, comme la liberté qu’elle abrite, demande qu’il y ait conflit, contradiction. Remarquons au passage que si, par malheur, une majorité fasciste voyait le jour, quel ne serait pas son bonheur de pouvoir utiliser un tel appareil juridique !

Alors que la France, tentant comme d’habitude d’être dans la norme, s’apprête à s’aligner, il convient de rappeler l’Histoire du combat français pour la liberté.