Traité de Lisbonne : le soulagement des fulminants

Traité de Lisbonne : le soulagement des fulminants

Samedi 17 octobre 2009, par Laurent Dauré

Le biais des médias en faveur de l’Union européenne n’est plus à prouver [1] . Le second référendum irlandais sur le traité de Lisbonne nous a donné une nouvelle occasion de constater l’unanimisme habituel. Les commentateurs dissimulent à peine le soulagement que leur procure le « oui » irlandais obtenu de façon on ne peut plus discutable. Deux sujets majeurs – intimement liés – font consensus dans la quasi-totalité des médias : le libéralisme et la construction européenne. Ils nous sont toujours présentés comme allant de soi. Pourquoi sommes-nous ainsi privés d’un débat public digne de ce nom ? Les taux d’abstention aux élections européennes [2] et les doutes quant aux vertus démocratiques de l’UE n’ont jamais été aussi forts, au nom de quel intérêt supérieur les médias refusent-ils aux citoyens le pluralisme dont ils font grand cas lorsque celui-ci ne les engage à rien ?

Quel que soit le texte institutionnel du moment, les dirigeants européens sont assurés d’obtenir le concours actif des médias pour en faire la promotion ; ceux-ci sont d’ailleurs les auxiliaires les plus affairés lorsqu’il s’agit de chanter les louanges de « Cette Union européenne qu’a priori tout le monde souhaite [3]  », selon l’expression de Sylvie Pierre-Brossolette du Point. L’UE «  doit achever son aboutissement [4]  » d’après le rédacteur en chef adjoint de France Info, Bernard Thomasson. « On est en manque d’Europe [5]  » claironne Christophe Barbier, « L’Europe est notre avenir [6]  » tranche Edwy Plenel. Bref, les médias pratiquent le principe tautologique selon lequel « il faut plus d’Europe parce qu’il faut plus d’Europe » et nous sommes priés de ne pas en douter.

« Faire revoter les Irlandais ? » - Aucune objection.

Chacun put vérifier de nouveau la parfaite harmonie médiatique à l’occasion de ce que Laurent Delahousse a appelé un « référendum de rattrapage [7]  ». Le 2 octobre, le traité de Lisbonne – reformulation délibérément confuse [8] du traité constitutionnel européen rejeté par les Français et les Néerlandais en 2005 – a été adopté en Irlande par 67,1 % des voix. Le peuple irlandais avait été contraint de se prononcer une seconde fois sur le même texte bien qu’il l’eût rejeté le 12 juin 2008 (53,4 %), cette première réponse n’étant manifestement pas la bonne. Si dans les autres pays les gouvernements ont contourné leur peuple en ratifiant le traité par voie parlementaire, un tel stratagème n’était pas légalement possible en Irlande. Au Figaro, on s’était réjoui de cette limitation de la souveraineté des peuples : « Heureusement, l’Irlande est le seul pays dont la Constitution l’oblige à soumettre tout traité au vote populaire [9] . » L’organisation d’un second référendum ne posa aucun problème aux commentateurs pourtant habituellement pressés de se scandaliser avec force grandiloquence dès que la « démocratie » est menacée quelque part dans le monde. Mais après tout pourquoi contester ce qui allait être, cette fois-ci, c’était sûr, « L’ultime vote des Irlandais sur le traité de Lisbonne [10]  » ?

Dès l’annonce du « non » irlandais en 2008, les journalistes relativisèrent en chœur la portée de ce verdict populaire. Puisque «  Le scénario du pire [était] arrivé en Irlande  » (Le Figaro, le 14 juin) et que « 862 415 personnes [avaient] scellé le sort d’un projet conçu pour près de 500 millions d’Européens  » (Libération, le 14 juin), « Il [allait] falloir dédramatiser le non irlandais  » (Le Figaro, le 14 juin). Avec une logique toute personnelle, Dominique Reynié affirma alors : « Quiconque tient au respect des souverainetés nationales doit souhaiter que le processus de ratification aille jusqu’à son terme pour ne pas léser les États qui n’ont pas encore décidé [11] . » Aucun de nos éditorialistes d’élite ne propose de revoter lorsque le résultat lui convient. Sur la base de quel raisonnement ne pourrions-nous pas revoter sur le traité de Maastricht, par exemple ? Et pourquoi ne pas organiser une « belle » en Irlande ? Non, nous ne sommes autorisés à changer d’avis que dans un seul sens, celui que les médias dominants approuvent.

Après le « désastre » de juin 2008, certains commentateurs finirent même par oublier que les Irlandais avaient déjà voté. Ainsi, Jean-Claude Casanova, le co-animateur de l’émission « La rumeur du Monde » sur France Culture déclara lors d’un « débat » (les présents étaient d’accord sur tout) précédant les élections européennes : « le projet européen n’est pas clair, aujourd’hui on ne sait pas sur quelles institutions européennes nous allons nous trouver puisque les Irlandais ne se sont pas encore prononcés [sur le Traité de Lisbonne] [12]  ». Personne ne le reprit dans le studio, ni Jean-Marie Colombani, ni les deux invités, Brice Teinturier (directeur de l’unité Stratégie d’Opinion, TNS Sofres) et Gérard Courtois (directeur éditorial au Monde), tous partisans du « oui », bien sûr.

La minimisation systématique de la valeur du « non » irlandais instaura un climat médiatique favorable à la tenue d’un nouveau référendum. Lorsque celui-ci arriva, les vieux réflexes revinrent aisément et l’on s’assit une fois encore sur le pluralisme.

Les médias révisent leurs classiques

À chaque étape de la construction européenne les médias déploient leur dispositif d’approbation béate des « avancées » institutionnelles. Ainsi, avant l’annonce du résultat du re-référendum irlandais, la machine se mit en branle, assez tardivement cette fois-ci [13] (le 2 octobre, le jour même du scrutin), comme s’il convenait de ne pas trop prendre le temps de rappeler l’épisode de 2008. Alors les journalistes se mirent à radoter leurs vieux standards. Le sort du traité de Lisbonne, ce petit texte anodin « destiné à améliorer le fonctionnement de l’Union européenne [14]  », était une nouvelle fois suspendu au bon vouloir de ces « ingrats d’Irlandais [15] ». Le 2 octobre, La Croix attendait « pour savoir si 0,9 % de la population de l’UE enterrera[it], à elle seule, le traité de Lisbonne  »  ; Le Monde regrettait comme en 2008 que « la petite Irlande, 4,4 millions d’habitants, tien[ne] dans ses mains, pour une bonne part, le destin institutionnel de 500 millions d’Européens. » Pour les prescripteurs d’opinion, l’Union européenne est d’ores et déjà souveraine et le « petit poisson irlandais  » (Libération, le 2 octobre) ne devrait pas avoir voix au chapitre sur un projet aussi impérieux. C’est ainsi qu’ils piétinent sans aucun scrupule la souveraineté populaire et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le zèle oui-ouiste des médias se remarque aisément au vocabulaire employé, à la tournure des phrases, au ton. Lorsque l’on affirme que « Dublin bloque un traité censé mieux faire fonctionner l’Europe  » (France Info, le 2 octobre), que l’Irlande est « responsable de la paralysie » (lemonde.fr, le 3 octobre) ou que « Demain soir, la porte irlandaise pourrait bien s’ouvrir  » (La Croix, le 2 octobre), on sous-entend que le traité de Lisbonne est une bonne chose, que l’UE l’est aussi et qu’aucune personne raisonnable ne saurait s’y opposer. De même, en mettant en « une » des titres comme « L’Europe attend l’Irlande  » (Libération, le 2 octobre) ou « L’Europe attend le "oui" irlandais  » (La Croix le 2 octobre), les rédactions semblent exprimer leur propre impatience et utilisent le terme « Europe » d’une façon ambiguë [16] . En effet, que désigne-t-il ici sinon les partisans du traité de Lisbonne et plus largement ceux de l’Union européenne ?

Les mots choisis pour parler des défenseurs du « oui » possèdent toujours une connotation positive [17] alors que les nonistes, quels qu’ils soient, se retrouvent rapidement affublés des habituels anathèmes : « nationalistes », « populistes », « égoïstes », adeptes du « repli sur soi », etc. Ces méthodes grossières de dénigrement se pratiquent aussi par l’image. Le reportage que TF1 a consacré au référendum irlandais dans son journal de 20H du 2 octobre est « exemplaire » à cet égard. Le bref sujet arrivant en quatorzième position nous montre deux jolies jeunes filles distribuant des tracts en guise de partisans du « oui » alors que le visage du « non » est celui d’une dame moins avenante, à moitié hystérique, éructant contre l’avortement. Et quand les journalistes envisagent une deuxième victoire du « non », c’est toujours pour nous prédire un malheur : cela « discréditerait l’UE sur la scène internationale » (La Croix, le 2 octobre), cela « plongerait l’Europe dans une grande incertitude » (France Info, le 2 octobre), « l’UE resterait figée dans le traité de Nice » (Le Figaro, le 2 octobre), ce qui « empêche[rait] d’avoir une vraie impulsion politique » et provoquerait « une difficulté à avancer » (Le Parisien, le 2 octobre). Et comme « une gouvernance de l’Union plus efficace serait nécessaire » (La Croix, le 2 octobre), « Si le "oui" l’emporte [...], tous les espoirs sont permis » (Le Figaro, le 2 octobre). Dans l’esprit des partisans du « oui », c’est assez simple : le traité de Lisbonne et plus largement la construction européenne sont né-ce-ssai-res, ils ne sont donc pas négociables. Tout discours alternatif est censuré ou discrédité. Les médias cherchent sans cesse à donner l’impression que l’UE fait consensus tout en oubliant de préciser que s’il y a consensus, c’est entre les gouvernements des pays européens et pas entre les peuples et leur gouvernement respectif.

Le service après-vente du traité de Lisbonne continue [18]

On distingue plusieurs constantes dans le traitement médiatique des aventures rocambolesques du traité de Lisbonne. L’une des plus évidentes est la façon dont les journalistes n’ont cessé de minorer la portée constitutionnelle du texte. Le 17 juin 2008, Le Monde nous avait invités – apparemment sans ironie – à considérer que « La modestie du traité correspond[ait] à l’état d’esprit des élites européennes  ». Les expressions « mini-traité » et « traité simplifié » furent largement utilisées sans que la pertinence de telles appellations ait été examinée. Valéry Giscard d’Estaing, l’architecte en chef du traité constitutionnel, n’a-t-il pas répété une nouvelle fois que « Les changements apportés par le traité de Lisbonne sont mot à mot ceux qu’apportait la constitution européenne [19]  » ? Le 2 octobre on se plut à rappeler qu’il s’agissait simplement d’un « traité censé mieux faire fonctionner l’Europe à vingt-sept  » (France Info) ; dans Le Monde, il était tout aussi modestement « destiné à améliorer le fonctionnement de l’Union européenne  » ; pour Libération, il « vise à rationaliser le fonctionnement de l’UE  ». Bref, il est bien inoffensif, ce « mini-traité », qui pourrait en vouloir à un texte aussi humble ? Parfois les journalistes donnent quelques précisions sur les changements qu’il apporterait (un président du Conseil européen, un haut représentant des Affaires étrangères de l’UE, le passage au vote à la majorité qualifiée pour certains domaines) mais ils occultent systématiquement sa portée constitutionnelle – pourtant indéniable – et l’ampleur des transferts de souveraineté qu’il instaurerait. Pourquoi les médias ne font-ils pas plus d’efforts pour nous expliquer tout ce que le traité de Lisbonne implique ? Craindraient-ils que leur fameuse « pédagogie » ne soit pas toujours opportune ? À vrai dire il est très probable que la plupart des journalistes ne se soient guère renseignés sur ce traité « extrêmement technique et totalement illisible pour le commun des mortels » (Le Monde, le 6 octobre 2009) ou sur sa version antérieure ; ils répètent grosso modo ce qu’en disent ses partisans et endossent ainsi le rôle d’attachés de presse permanents de la construction européenne.

À lire le Monde, on a l’impression d’avoir affaire à un porte-parole de la Commission européenne : « Depuis le premier vote, les Irlandais ont obtenu du Conseil européen des "garanties" sur les sujets qui avaient le plus alimenté leurs inquiétudes  ». Ou à un tract en faveur du « oui » : « Comme en 2008, [les] adversaires [du traité de Lisbonne] sont insaisissables, éclatés en une myriade de groupes aux revendications idéologiques parfois contradictoires [20] . » À La Croix (le 2 octobre), on y va franco dans le parti-pris : « Cette fois, les partisans du "oui" ont réfuté inlassablement les faux arguments des nonistes . » Dans Le Parisien (le 2 octobre), un court article intitulé « Oui ou non, ce qui change » liste les avantages et inconvénients des deux issues possibles au second vote irlandais : en cas de « non », aucun avantage, que des inconvénients ; en cas de « oui », c’est l’inverse [21] ! Toutefois, la palme de la sophistication revient haut la main à Sébastien Maillard de La Croix  : « bien qu’ils le taisent davantage, l’échec du traité de Lisbonne ne déplairait pas aux plus fédéralistes, pour qui ce texte affaiblit les rouages communautaires originaux au profit des gouvernements nationaux » (le 2 octobre). Avec ce raisonnement tortueux – et absolument pas étayé –, le journaliste nous invite à imaginer que même parmi les européistes les plus passionnés certains voudraient du mal au pauvre petit traité de Lisbonne, ce texte à qui décidément « Rien n’aura été épargné » (lemonde.fr, le 3 octobre).

La « saine peur » de la crise

Les sondages annonçaient une très probable victoire du « oui ». Alors comment expliquer le revirement du peuple irlandais ? Le 2 octobre, les analyses des commentateurs convergeaient franchement : « La crise, meilleure alliée du traité de Lisbonne en Irlande  » (Le Monde) ; « La crise pousse les Irlandais à soutenir le traité de Lisbonne  » (La Tribune) ; « Pour les Irlandais, touchés de plein fouet par la crise, l’UE est désormais un secours  » (Libération) ; « La crise, c’est sans doute la vraie clef de ce scrutin  » (France Info), etc. Bref, « La crise économique a changé la donne » (La Tribune). Les Irlandais allaient donc voter « oui » par peur de la crise, craignant de se retrouver isolés et vulnérables, mis au ban de l’UE. On ne s’interrogea surtout pas sur la façon dont cette peur avait été alimentée par les partisans du traité de Lisbonne, médias en tête. En 2008, les commentateurs autorisés avaient fulminé [22] contre ce que Alain Duhamel avait appelé avec mesure le « despotisme irlandais  ». Le même éditorialiste s’était emporté avec d’autres contre « la mécanique infernale des référendums, ces machines à faire répondre non aux questions qui ne sont pas posées [23]  ». Comme lors du référendum français de 2005 où les fulminants avaient accusé les Français d’avoir voté « non » seulement pour sanctionner le gouvernement et le président Chirac, ils affirmèrent que les Irlandais avaient sombré dans « l’irrationnel absolu, l’obscurantisme populiste [24]  » (Franz-Olivier Giesbert) et que « Les partisans du "non" [avaient] menti de manière éhontée et [avaient] manié les peurs [25]  » (Christophe Barbier). Bref, les Irlandais avaient été aveuglés par la peur et s’étaient prononcés eux aussi contre leur gouvernement et pas sur le texte. Ce postulat gratuit relève de la méthode désormais bien rodée qui permet de relativiser le poids d’une sanction populaire quand celle-ci ne convient pas aux puissants. Le Monde du 2 octobre avait son analyse toute prête en cas de deuxième « non ». Sa secrète crainte ? Que « le référendum ne serve de défouloir contre ces " élites" soupçonnées de connivence. »

En 2009, tous les commentateurs se sont donc retrouvés pour dire que les électeurs allaient probablement voter « oui » par peur des conséquences de la crise, une raison qui a certes compté mais qui, chacun en conviendra, n’a aucun rapport avec le traité de Lisbonne. Ainsi, lorsque la réponse est « oui », les journalistes ne déplorent pas que les électeurs ne se soient pas prononcés directement sur le texte. Il s’agit là d’un cas patent de malhonnêteté intellectuelle. Cette absence de cohérence dans l’argumentation est un symptôme de la nonchalance intellectuelle qui règne dans le milieu journalistique. Les médias dominants se prennent un peu plus les pieds dans leurs contradictions lorsqu’ils accordent implicitement aux partisans du « oui » le droit d’utiliser la peur de la crise pour parvenir à leurs fins. La peur est une aubaine lorsqu’elle avantage le camp qui a leur préférence. Certains journalistes se sont même laissés aller à se réjouir à demi-mot de la déchéance du « tigre celtique » dont ils célébraient la réussite économique quelques années avant : « La récession […] est venue rappeler aux Irlandais les avantages de faire partie de l’Europe » (La Tribune, le 2 octobre) ; « En 2008, [l’Irlande] se glorifiait encore de son surnom de "tigre celtique" » (Libération, le 2 octobre) ; « En 2008, le Tigre celtique montrait les crocs après une croissance effrénée […] et s’est offert un baroud d’honneur face à un traité européen mal compris, parce que mal expliqué [et encore un appel à la « pédagogie »…] » (La Croix, le 2 octobre) ; « En 2008, les Irlandais se croyaient invulnérables. Aujourd’hui, ils font profil bas. Et ils voient dans l’Union, à qui ils ont dû leur décollage, une bouée de sauvetage » (Le Monde, le 2 octobre). Eric Albert de La Tribune pense pour sa part que « La crise économique a fait réfléchir les Irlandais », autre façon de dire que ces derniers n’avaient pas réfléchi en 2008. Heureusement que la crise leur a mis du plomb dans la tête ! Dans la catégorie « jubilation revancharde », le premier prix revient à Dominique Quinio de La Croix  ; dans son éditorial en « une » de l’édition du 2 octobre, on pouvait lire : « la crise financière a frappé de plein fouet une Irlande triomphante, oublieuse de ce qu’elle devait à l’Europe » et « L’adage selon lequel l’Union fait la force fonctionne mieux dans les moments de désarroi que lorsque le succès vous grise et vous pousse à l’égoïsme. » La peur serait donc bonne conseillère…

Dans les médias dominants, aucun commentateur n’envisagea une possible responsabilité de l’Union européenne dans la crise. La dérégulation de la finance et la suppression de toute restriction aux mouvements de capitaux, prônées ardemment à Bruxelles, ont pourtant favorisé l’extension de la crise en Europe. Quel économiste en disconviendrait [26] ? Mais les journalistes, droits dans leurs bottes en caoutchouc, préfèrent dire que « Les Irlandais comptent désormais sur l’Europe pour les sortir de la récession » (Le Parisien, le 2 octobre) ou que « L’Europe semble redevenue ce symbole de solidarité qu’elle était dans les années 70-80 » (France Info, le 2 octobre). Quoi qu’elle fasse, l’Union européenne trouvera l’absolution auprès des médias.

Et le soulagement vint…

Lors de l’annonce du résultat définitif, dans l’après-midi du 3 octobre, les médias peinèrent à dissimuler le soulagement qu’ils partageaient avec les dirigeants européens. Pour eux aussi c’était la fin d’un « calvaire » (La Tribune, le 5 octobre), ils n’auraient plus à revenir sur ce qui dans leur esprit n’avait jamais réellement fait débat. Le dimanche 4 octobre, les titres des articles consacrés au « oui » irlandais étaient sans ambiguïté quant à « l’engagement européen » des journalistes : « L’Europe de nouveau sur les rails » (Le Journal du dimanche), « Le oui irlandais soulage l’Europe [encore une fois, ce sont les partisans du traité de Lisbonne qui sont soulagés et pas « l’Europe »]  » (Le Parisien). Le Journal du Dimanche fourmillait d’expressions enthousiastes : « UN OUI franc et massif. Un an et demi après avoir rejeté le traité de Lisbonne, les Irlandais l’ont finalement plébiscité ce week-end. Les résultats du référendum organisé vendredi et publiés hier – plus de 67 % de oui ! – dépassent les prévisions les plus optimistes [optimistes pour qui ?] » ; « avec ce oui irlandais, c’est toute l’Europe qui a poussé un ouf de soulagement » ; « le train européen est de nouveau sur les rails ». Le 5 octobre, Jean Quatremer, débordant de joie, se surpassa dans les colonnes de Libération  : « Ce n’est pas une approbation, c’est un plébiscite » ; « Il faut remonter au référendum sur Maastricht, en juin 1992, pour retrouver une telle mobilisation et un tel enthousiasme proeuropéen »  ; « En comparaison, le scrutin du 12 juin 2008 fait pâle figure ». Deux jours plus tôt (le 3 octobre) il s’était déjà étendu dans son blog [27] sur sa conception toute particulière de la souveraineté populaire et de la démocratie : « Ce résultat positif souligne à quel point le référendum est un instrument inadapté pour adopter un traité européen, fruit d’un complexe compromis entre 27 Etats membres, forcément insatisfaisant et incompréhensible pour les non-initiés. D’où la tentation naturelle pour les citoyens de ne pas répondre à la question posée. L’Irlande ne fait pas exception : on peut douter que la connaissance du traité de Lisbonne ait fait un bond dans la population. En revanche, grâce à la crise économique, si l’on ose dire, les Irlandais qui l’avaient oublié durant les années d’expansion économique, ont pu apprécier le bouclier qu’offrait l’Union ».

Avant l’annonce du résultat, un article sur le site Internet du Monde avait été titré « La presse européenne croit dans la victoire du "oui" en Irlande » (lemonde.fr, le 2 octobre). Il n’était pas évident d’interpréter le sens du verbe « croire » ici. L’utilisation d’une citation pour un titre permet aux journalistes de s’associer discrètement à la célébration : « "C’est un grand jour pour l’Europe" » (lemonde.fr, le 3 octobre). L’euphorie fut bien évidemment partagée par La Tribune, on put lire en « une » : « un pas décisif vient d’être franchi » (le 5 octobre). Mais le plus savoureux résidait dans l’article de Florence Autret. Elle affirma sans trace apparente d’ironie qu’ « Après le « oui » massif des Irlandais, tous les citoyens européens [avaient], directement ou non, approuvé le traité de Lisbonne. » Une phrase si outrée et à vrai dire si fausse qu’il convient de la relire plusieurs fois pour s’assurer qu’on l’a bien comprise. Un tel degré de rouerie intellectuelle dépasse l’entendement. Ce numéro de La Tribune réservait encore quelques pépites. Dans son édito, après un « ouf » d’usage (« En tant qu’Européen, on peut éprouver du soulagement après la ratification du traité de Lisbonne par les Irlandais »), Sophie Gherardi déclara que « l’Europe [était un] vaste projet historique incapable de s’imposer comme une évidence auprès de ses peuples. » Par ces propos elle résumait parfaitement la tâche que se sont assignés les médias dominants : imposer l’Union européenne comme une évidence.

Dans son édition du 5 octobre, Le Figaro sut lui aussi cacher sa joie. Après un titre quelque peu convenu en « une » (« Le oui irlandais relance l’Europe »), on pouvait lire « Cette fois, c’est oui ! Et un oui fulgurant ». La victoire du « oui » était analysée ainsi : « Mieux renseignés, les Irlandais ont été beaucoup moins sensibles aux slogans chocs du camp du non. » Le Monde, clément, pardonnait les errements passés des Irlandais : « Comme le dit le dicton, il n’y a que les gens d’esprit qui savent changer d’avis » (le 6 octobre). Mais ce concert de soulagements était déjà obscurci par l’émergence d’un nouvel « obstacle » à la ratification du traité de Lisbonne : le président de la République tchèque, « l’europhobe » Vaclav Klaus.

« Vaclav Klaus, seul contre l’Europe »

Les festivités du « oui » irlandais n’ont pas duré longtemps. Les médias dominants lancèrent immédiatement une campagne de dénigrement en bonne et due forme sur le président tchèque, « dernier obstacle à la ratification [du traité de Lisbonne] » (La Tribune, le 5 octobre), et sur le président polonais Lech Kaczynski dans une moindre mesure. Les « présidents europhobes », comme les a appelés Jean Quatremer (Libération, le 5 octobre) ; une expression conçue pour attirer la sympathie, assurément. Le Parisien regretta que « [L]a République tchèque et la Pologne freinent encore » et que « Ces deux pays traînent des pieds » (le 4 octobre). Le Journal du Dimanche, craignant « Les Tchèques en embuscade », constatait qu’il « [restait] tout de même à passer l’obstacle tchèque » et à se défendre contre une « entreprise de "sabordage" »  ; conclusion de l’état des lieux : « L’affaire pourrait même tourner au cauchemar pour l’Union européenne » (le 4 octobre). Jean Quatremer, dans un article titré sobrement « Dublin, obstacle en moins », essaya de nous rassurer en disant : « A Prague, on ne veut pas croire à ce scénario catastrophe » (le 5 octobre). Dans La Tribune on s’efforça de faire passer un message clair. En « une » : « Le président tchèque, seul contre le traité de Lisbonne », puis dans un édito : « Vaclav Klaus, seul contre l’Europe » (le 5 octobre). Avant l’annonce du résultat du référendum, La Croix avait déjà donné le ton : « Les dirigeants européens ont ménagé la souveraineté irlandaise [sic], mais ils devraient traiter autrement avec leur imprévisible homologue tchèque » (le 2 octobre).

Au Figaro, comme « l’Europe ne peut plus se permettre de couper les cheveux en quatre », on s’indigna avec grandiloquence : « le président tchèque […] voudrait prendre en otage le traité », « De telles manœuvres sont indignes [aussi indignes que l’annulation du résultat de trois référendums ?] », « La vigueur du oui irlandais devrait, logiquement, balayer les derniers obstacles à l’entrée en application du traité de Lisbonne. La résistance d’un homme, aussi déterminé soit-il, ne peut faire obstacle à la volonté maintenant exprimée de 500 millions d’Européens [oui, vous avez bien lu : « la volonté maintenant exprimée de 500 millions d’Européens] » (le 5 octobre). Le même jour, dans La Tribune, on brossa un portait assez peu flatteur du président tchèque : « viscéralement eurosceptique », Vaclav Klaus « semble plus isolé que jamais » ; il fallait donc attendre qu’il « tranche le dilemme de son suicide politique » ; méfiance, son « parcours […] est un concentré de contradictions et de revirement aussi étrange que le personnage » ; s’il n’obtempérait pas, « Ses amitiés russes, son passé trouble sous l’ère communiste et sa volonté d’isoler son pays deviendraient trop voyants » et « Son refus de signer serait une nouvelle étape dans le délitement de la vie politique d’un pays [la République tchèque] ». Dans son édito, Sophie Gherardi mit les bouchées doubles : « L’avenir institutionnel de l’UE est suspendu à ce presque septuagénaire, économiste de profession et provocateur par goût. L’Europe, il n’y croit pas et il n’aime pas. Et quand Vaclav Klaus n’aime pas, il est capable d’aller très loin. Jusqu’à détruire son propre pays, par exemple [ne voyez là aucune exagération]. » Et elle concluait en pronostiquant : « Une pression phénoménale va s’exercer sur lui. » Pression à laquelle elle participait déjà volontiers, rejoignant en cela la cohorte fanfaronnante des oui-ouistes.

Les médias et l’Union européenne

Il faudra bien un jour s’interroger sérieusement sur le soutien indéfectible que la plupart des médias accordent à l’Union européenne. Les textes dont ils assurent inlassablement la promotion sont presque secondaires, c’est plutôt le processus de construction européenne lui-même qu’ils excluent du débat public. Les médias devraient favoriser le contrôle démocratique des institutions politiques et non pas leur servir de verrou. Pourquoi recourent-ils à une rhétorique indigente dès qu’il s’agit de promouvoir « l’idée européenne » ? Est-on encore en droit de douter que l’UE n’est pas un éden démocratique [28] ? Comme sur bien d’autres sujets, les médias ne cessent de faillir à leur devoir de pluralisme dans l’information. La condescendance des propos que Sylvie Pierre-Brossolette impose aux auditeurs du service public de l’information n’est pas défendable : « Cette Union Européenne qu’a priori tout le monde souhaite, c’est bien et puis il faut faire un contrepoids aux États-Unis, construire un monde multipolaire, puis quand il s’agit de se mettre dans des règlements, des contraintes et tout ça, et puis les gens sont moins chauds, et puis il y a un petit réflexe identitaire, crise mondiale, on reste chez soi ; bon, le grand large, c’est dangereux. C’est absurde car l’Europe pourrait être là pour nous protéger [29]. » Cette sentence méprisante de Christophe Barbier ne l’est pas davantage : « La Constitution était trop ambitieuse pour le niveau de maturité des peuples [30]. »

Le modèle économique des médias dominants les assujettit aux priorités de grandes puissances privées qui les possèdent ou les influencent fortement. Et si les propriétaires des médias ont un intérêt économique à ce que la construction européenne se poursuive, via l’adoption du traité de Lisbonne, par exemple, comment pourraient-ils permettre à des journalistes – leurs employés – de la critiquer ? Les voix dissidentes sont mécaniquement écartées et ne peuvent s’exprimer qu’à la marge. Ainsi, cogestionnaires du pouvoir, ces médias contribuent à la corruption de la démocratie.

1 Message

  • Traité de Lisbonne : le soulagement des fulminants

    Le 17 octobre 2009 à 22:02 par rlrt

    Ce sujet m’a donné l’idée de ressortir le projet de traité constitutionnel rejeté par référendum. Il est intéressant de rappeler quelques points de ce texte.

    - sur les objectifs de l’Union :

    Article I-3-3 : "L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social..."

    - sur les relations entre "États membres" :

    Article I-5 : " ... Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale".

    - sur le Conseil des ministres :

    Article I-23-1 : "Le Conseil exerce, conjointement avec le Parlement européen, les fonctions législatives et budgétaires".
    Article I-24-6 : Le Conseil siège en public lorsqu’il délibère et vote sur un projet d’acte législatif. A cet effet, chaque session du Conseil est divisée en deux parties, consacrées respectivement aux délibérations sur les actes législatifs de l’Union et aux activités non législatives".

    Ces quelques extraits permettent de voir où nous en sommes rendus en cette période de crise. Sans doute les thuriféraires du projet diront-ils que ce texte n’a pas encore pu recevoir d’application ! Mais le caractère démocratique de cette construction apparaît d’emblée vicié.

    D’abord, parce que l’Union européenne n’est qu’une union des états, c’est-à-dire en fait et en pratique des seuls exécutifs, les parlements nationaux étant sommés d’inscrire à leur ordre du jour les projets législatifs européens dans un délai de six semaines. Et encore leur compétence est-elle liée aux seuls chapitres ressortissant du " principe de subsidiarité " le si bien nommé !

    Ensuite, les seuls vrais domaines dont l’Europe ne veut pas sont les trois domaines régaliens cités, le reste relevant nécessairement de sa compétence, ou parfois... des États quand l’UE ne veut pas les exercer...

    Enfin, comment peut-on, même sans aucune culture juridique approfondie, soutenir qu’un système bicaméral comme celui-là n’est pas une aberration démocratique, pour ne pas dire un déni de démocratie. Certes l’une des chambres, dite Parlement (pour un constitutionnaliste français n’y aurait-il pas comme un hiatus ?) européen, est élue au suffrage universel. Mais la seconde est constituée des seuls représentants des exécutifs des États qui, selon qu’ils délibèrent en public, sont le deuxième organe législatif délibérant ou qu’il délibèrent en secret, l’un des organes de l’exécutif de l’UE ! Montesquieu doit se retourner dans sa tombe, lui qui prônait la séparation des pouvoirs...

    Jamais je n’ai entendu le moindre constitutionnaliste exprimer un doute sur la légitimité démocratique d’un tel dispositif.

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