Traité d'Aix-la-Chapelle : "Un mauvais coup porté aux relations franco-allemandes"

Traité d’Aix-la-Chapelle : "Un mauvais coup porté aux relations franco-allemandes"

Mardi 26 février 2019, par Roland Hureaux

Le mieux est l’ennemi du bien.

Le bien : la réconciliation franco-allemande voulue par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, solennisée par le traité de l’Elysée du 22 janvier 1963.

Le supposé mieux qui menace cette réconciliation : le traité d’Aix-la-Chapelle, singerie du premier qu’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel ont signé le 22 janvier 2019 et qui vise à terme une « intégration », notamment militaire, franco-allemande d’abord, européenne ensuite. Il pourrait avoir au contraire l’effet de raviver la rivalité franco-allemande, selon ce que Hayek appelle « la loi des effets contraires au but poursuivi ».

Pour le général de Gaulle, le partenariat franco-allemand ne pouvait être qu’équilibré. Aujourd’hui il ne l’est plus. Le nouveau traité consacre une situation que de plus en plus de Français jugent trop avantageuse pour l’Allemagne.

Le rôle de l’euro

Cette situation a une cause majeure : l’euro. On peut débattre pour savoir si , dans son principe, une monnaie unique pouvait réussir. Plus de dix Prix Nobel d’économie ont émis des doutes là-dessus. En tous les cas, elle a entrainé un déséquilibre grandissant entre les pays d’Europe et singulièrement entre la France et l’Allemagne. De 2000 à 2018, la production industrielle allemande a progressé de 42 %, celle de la France a reculé de 3 %, celle de l’Italie de 15 %, celle de l’Espagne de 16 % (alors que leur évolution avait été jusque-là parallèle) . La balance du commerce de l’Allemagne affiche aujourd’hui un surplus de 248 milliards d’euros, celle de la France un déficit de 67 milliards, sans que rien ne laisse espérer un rééquilibrage.

La première raison de ce déséquilibre tient aux conditions dans lesquelles les deux pays sont entrés dans l’euro. Les Allemands ont mis au pot un mark à prix réduit, ce qui a fait baisser le coût de leur produits exprimé en euros et les a rendus hyper-compétitifs, tandis que les Français, la vanité de nos dirigeants aidant, ont mis au pot un franc déjà surévalué, ce qui renchérit nos produits. S’y ajoute la réforme économique du chancelier Schröder opérée sans concertation dès l’entrée dans l’euro tendant à réduire encore les coûts allemands par rapport aux autres pays de la zone afin d’assurer un avantage décisif à l‘Allemagne. Si la France avait eu depuis l’entrée dans l’euro la même croissance que l’Allemagne, comme elle l’avait eue de 1950 à 2000, elle aurait 40 % de production industrielle en plus, soit 40 % de pouvoir d’achat, précisément ce qui manque aux Gilets jaunes pour boucler leurs fins de mois et au gouvernement pour satisfaire leurs revendications.

La seules solutions préconisées par les dirigeants français : baisser les salaires et diminuer les charges sociales, mesures tardives et timides, inefficaces mais suffisantes pour entrainer le mouvement des Gilets jaunes ; il est clair qu’il ne faut chercher aucune solution de ce côté-là. La seule issue est un changement de parité monétaire entre les deux pays . Elle passe par l’éclatement de la zone euro, lequel se produira de toutes façons un jour ou l’autre. En attendant, les usines française ferment les unes après les autres et les éleveurs se suicident. L’agriculture française, longtemps exportatrice par rapport à l’Allemagne est devenue importatrice.

Cet appauvrissement de la France touche plus particulièrement nos fleurons industriels. Comme s’il y avait un plan concerté d’affaiblir la puissance française, le contrôle de nos entreprises stratégiques , produits du génie national : Alstom, Nexter (ex-GIAT), bientôt peut-être Naval-Group ( ex DCN) et d’autres est transféré outre-Rhin – ou ailleurs. Airbus, issu de l’effort de générations d’ingénieurs français, échappe aujourd’hui à tout contrôle français.

Le déséquilibre économique aurait pu être compensé par une volonté politique active faisant jouer les avantages dont la France dispose par ailleurs : son immense domaine maritime, sa présence en Afrique, son statut de puissance nucléaire. Mais les dirigeants français font au contraire tout pour l’aggraver par leur désintérêt pour ces avantages qu’ils sont prêts à brader et leur servilité vis-à-vis du partenaire d’outre-Rhin. En France et dans le monde, prévaut de plus en plus le sentiment que la France est tenue en laisse par une Allemagne dominante, qu’en tout c’est Berlin qui fixe la ligne prétendue commune.

Une relation saine entre la France et l’Allemagne impose que la France, qui ne peut pas rattraper l’industrie allemande, veille avec soin à la préservation de ses atouts propres. Elle implique au minimum la rupture de la monnaie unique si désastreuse pour elle. Plus on attend, plus le déséquilibre entre les deux économies s’aggravera, moins il subsistera d’agriculture et d’industrie en France, plus il sera difficile de revenir à l’équilibre. Et probablement plus la rupture sera saignante.

Les relations « spéciales » franco-allemandes n’ont jamais plu aux pays du reste de l’Europe. Ce traité ne leur plaira pas davantage. Ils attendent confusément que la France joue sur le continent son rôle multiséculaire, celui de contenir la démesure germanique telle qu’elle s’exprime par exemple par la politique économique restrictive que Berlin impose au reste du continent. Une politique que le Prix Nobel Josef Stiglitz n’a pas hésité à qualifier de « criminelle ». Notre lâche suivisme laisse les pays concernés, souvent vieux amis de la France, loin du compte.

La paix repose sur le statu quo

Ce déséquilibre, qui irrite de plus en plus de Français, le nouveau traité franco-allemand, signé en Allemagne, l’aggrave. Non seulement il consolide l’euro mais il engage la France à soutenir la revendication allemande de disposer d’un siège permanent au Conseil de sécurité. Cette revendication a certes peu de chances d’être satisfaite car au moins dix pays, à commencer par l’Inde et le Japon, voudraient aussi un siège. Mais cette clause, qui n’a rien à faire dans un traité, envoie au monde un nouveau signe d’allégeance de la France à l’Allemagne. Plus grave : la question du siège permanent au conseil de Sécurité est, de manière officieuse, liée à la possession de l’arme nucléaire que certains milieux allemands revendiquent aussi de façon de moins en moins discrète.

Soyons clair : la paix relative qui règne en Europe depuis 75 ans ne résulte pas, comme on le dit, de l’Union européenne, qui en est plutôt une conséquence et qui d’ailleurs porte une part de responsabilité dans les conflits apparus récemment sur le continent : Balkans, Caucase, Ukraine, comme le reconnaissait pour ce dernier l’ancien chancelier Helmut Schmidt. La paix règne parce que deux puissances continentales et deux seulement disposent de l’arme nucléaire. En remettant en cause cet équilibre, le traité menace la paix.

Dans son premier discours à Versailles, Macron appelait déjà à un renforcement de l’effort d’armement allemand. En organisant les transferts industriels évoqués ci-dessus, Macron concourt à un dangereux renversement du rapport des forces. Comment comprendre qu’un pays qui a été envahi trois fois en un siècle par son voisin, veuille à toutes forces lui transférer son savoir-faire militaire ? Certains diront que ces craintes sont dépassées : l’Allemagne s’est aujourd’hui assagie. Voire ! Dans un continent où Léningrad est redevenue Saint Pétersbourg, qu’est-ce qui est dépassé ? Dans le contexte d’extrême instabilité qui règne dans ce pays profondément bouleversé par la décision folle de Merkel de faire entrer plusieurs millions de réfugiés - à la demande du patronat demandeur de main d’œuvre pour une économie en surchauffe grâce à l’euro - tout est possible. Qui sait ce qui peut arriver dans une Allemagne au tempérament bipolaire, passée jadis en trois ans de « la constitution la plus démocratique du monde » (la république de Weimar) à ce que l’on sait ? L’Allemagne actuelle a déjà plus que sa part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre des Balkans de 1999 qui a conduit à l’humiliation de la Serbie, un ennemi historique du Reich, avec la complicité honteuse de la France, déjà prompte à jouer contre son camp (1). Elle l’a aussi à un moindre degré dans celle de la guerre d’Ukraine où l’Europe continentale retrouve son extension de 1942. Quand, pour justifier le traité d’Aix-la-Chapelle, Macron appelle à la constitution d’une défense européenne contre la Russie, pense-t-il à la Division Charlemagne ? Qui sait que de jeunes officiers de la Bundeswehr se retrouvent tous les ans pour fêter l’anniversaire d’Hitler ?

Promiscuité

Ajoutons que les peuples , comme les individus, n’aiment pas la promiscuité. Les Allemands qui ont toujours refusé la notion de couple franco-allemand, trop familière à leur gré (ce dont les médias français qui répètent à tout va cette expression ne se sont jamais aperçus !), le savent bien. Deux voisins qui s’entendent bien se détesteront vite si les cloisons qui les séparent sont abattues.

La réconciliation franco-allemande semblait acquise. En nous obligeant à partager le même lit, Macron et Merkel la remettent en cause : les mariages forcés se terminent en général mal.

Responsabilité allemande

Sans doute les Allemands ont-ils leur part de responsabilité dans ces dérives. Alors que l’idéalisme européen des Français est souvent sincère, allant jusqu’à sacrifier leurs intérêts nationaux, par vanité ou légèreté d’ailleurs plus que par vertu, celui des Allemands ne perd jamais de vue les intérêts allemands. Combien de chefs d’entreprise français appelés à coopérer avec des partenaires outre-Rhin ont fait l’expérience de ce double jeu sournois ? A deux reprises la France a volé au secours des Allemands en difficulté : en 1969, elle a concédé les montants compensatoires, sorte de droits de douane à l’envers, à une agriculture allemande déstabilisée par la dévaluation de 1969. En 1972, elle a restreint sa masse monétaire et donc sa croissance pour que l’Allemagne unie puisse absorber la masse des marks de l’Est, prenant ainsi sa part du fardeau de la réunification. Aucun geste analogue bien évidemment à l’égard de la France aujourd’hui en difficulté depuis son entrée dans l’euro.

Responsabilité française : la politique du mépris

Mais il serait injuste de faire porter aux Allemands seuls la responsabilité du déséquilibre grandissant entre les deux pays. Souvent les Allemands n’avaient rien demandé : ce sont les prétendues élites françaises qui sont allées, sur bien des dossiers, au-devant de leurs souhaits. C’est le cas pour le facteur essentiel de ce déséquilibre, l’euro, lequel demeure, ne l’oublions pas, une initiative française, témoin d’une inculture économique unique au monde de ses dirigeants et de l’idée sournoise, aux relents vichystes, qu’il faut imposer aux Français la discipline allemande. Pour le reste, les Français ont au moins eu le tort de ne pas s’être opposés à des décisions clairement défavorables pour eux : la politique économique de Schröder, l’ouverture migratoire de Merkel, la disqualification du nucléaire (2), notre carte forte, orchestrée par l’Allemagne, la cession d’Alstom à Siemens, le glissement progressif du pouvoir au détriment des Français au sein d’Airbus. Les bons comptes font les bons amis : loin de renforcer l’amitié entre les deux pays, ces complaisances l’ont peu à peu minée.

Que les Allemands ne s’y trompent pas : la germanomanie des élites françaises relève moins d’un intérêt pour l’Allemagne réelle que la plupart du temps ils ignorent, que de leur mépris pour le peuple français. Il est une catégorie de Français pour lesquels tout ce qui se fait ailleurs, singulièrement outre-Rhin est mieux.
Nombre de réformes désastreuses ont été faites chez nous par imitation servile de l’Allemagne comme la réforme régionale ou la réorganisation du temps scolaire. En revanche personne ne connait en France ce qui aurait pu être utilement transposé comme les Instituts Fraunhofer.

Un signe qui ne trompe pas : de moins en moins de Français parlent l’allemand et de moins en moins d’Allemands parlent le français. Macron lui-même, si fier de son anglais, n’a jamais fait l’effort d’apprendre la langue de Goethe.

Le mépris des classes dirigeantes pour les Français, quelque fois leur haine, a un caractère pathologique. Quand elle va jusqu’à la servilité vis à vis de l’étranger, elle tient de la bassesse, propre à une classe de parvenus qui n’a jamais appris que le premier devoir d’une authentique élite est de servir son peuple et au minimum de l’estimer.

Le général de Gaulle avait tout fait pour que, par l’exaltation de la France libre, les Français retrouvent leur confiance en eux-mêmes et se débarrassent des complexes nés de la défaite de 1940. Mais depuis 50 ans, son œuvre a fait l’objet d’un travail incessant de sape, remettant à nu les vieilles blessures. La magnifique victoire remportée en 1918 par notre armée presque seule (3) a été délibérément occultée. La germanomanie obstinée de Macron résulte de l’attitude honteuse des classes dirigeantes françaises depuis des décennies.

Quand la France s’éveillera…

Il faudrait une forte ignorance de notre histoire pour imaginer que les Français continueront longtemps à accepter ce déséquilibre destructeur qui leur est imposé par leurs élites. Ils sont comme le cheval auquel son propriétaire imposerait un lourd handicap dans les courses pour lui cracher ensuite dessus. Nul doute qu’ils vont se réveiller un jour. Et mieux vaut tôt que tard. Le jour où ils ouvriront les yeux sur ce qui leur a été infligé, ils auront de bonnes raisons d’en vouloir à leur oligarchie. Mais ils risquent aussi d’en rendre responsable le peuple allemand qui n’en demandait peut-être pas tant.

Les Gilets jaunes sont une forme de réveil. Sans doute perçoivent-ils mal l’impact des relations franco-allemande sur leurs misères quotidiennes. A tout le moins peuvent-ils voir que le président Macron, en renforçant l’engagement de la France dans l’euro, se prive de toute marge de manœuvre et qu’il n’a donc l’intention de rien concéder dans le grand débat national qu’il vient de lancer.

Négocié dans le secret, le traité d’Aix-la Chapelle a été conclu entre deux chefs d’État et de gouvernement en grave déficit de légitimité : Emmanuel Macron empêtré dans la crise des Gilets jaunes, dont la côte est au plus bas, Angela Merkel en fin de course, gérant les affaires courantes. Il est en rupture complète avec les aspirations du peuple français. Il va au rebours du sens de l’histoire qui voit partout le retour de nations soucieuses de maintenir leur souveraineté et de défendre leurs intérêts : Etats-Unis, Royaume-Uni, Italie, Europe de l’Est, Russie, Chine. De quelque manière qu’on le considère, il portera gravement atteinte aux relations entre la France et l’Allemagne. Caricature du traité de 1963, il sera, au mieux, mort-né.

Ancien élève de l’Ens et de l’Ena, Roland Hureaux a été universitaire, diplomate.

Il est l’auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L’actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l’Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

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