Choisir la vie
Lundi 11 mai 2020, par
Loin d’être solution durable à la crise sanitaire, le confinement généralisé de l’humanité n’est que le prolongement des logiques mortifères qui l’ont précipitée. Choisir la vie, c’est se mettre en capacité de rompre dès à présent avec cette dynamique où, derrière la négation d’autrui, c’est à la destruction de sa propre humanité que l’on travaille.
Alors que se profile enfin la levée, très progressive, de l’assignation à résidence généralisée que nous impose la crise sanitaire contemporaine, il est frappant de voir combien cette perspective se heurte à l’aspiration, exprimée dans de nombreux cercles, à prolonger indéfiniment le confinement ou, du moins, sa logique.
On comprend bien que, pour toutes celles et ceux qui subissent au quotidien la propagande médiatique, plus irrationnelle et anxiogène que jamais, ce réflexe de peur soit bien difficile à réprimer. Et loin de nous l’idée de soutenir que l’épreuve que nous traversons ne soit pas des plus éprouvantes. Mais si l’absence de toute politique de prévention des épidémies et la dégradation abyssale de notre système de santé ont rendu nécessaire le confinement, faire du refus obstiné de toute relation humaine le seul et unique remède au péril sanitaire ne procède d’aucune évidence. Cette injonction n’est pas le fait de « la science » – faut-il le rappeler, la science médicale n’est pas plus exacte que les autres – ni même « des médecins », mais uniquement de certains d’entre eux. Et ceux-ci ne font en réalité que professer une vieille idéologie politique : l’hygiénisme. Née au milieu du XIXème siècle, elle façonne une représentation du monde où tout être humain est réduit à sa composante biologique et, plus précisément, à un vecteur de transmission infectieuse. Une représentation qui, mécaniquement, nous invite à ne voir dans notre prochain qu’un risque de contamination. Et qui, tant qu’elle perdure, nous interdit tout retour à la normale : si elle se déploie aujourd’hui à la faveur de la pandémie, il n’y aucune raison qu’elle s’arrête en si mauvais chemin puisque, par hypothèse, la circulation des maladies est inhérente à la vie sociale.
Il est donc plus nécessaire de rappeler que, loin de les protéger, l’obsession hygiéniste menace directement nos vies. L’asocialité forcée que nous subissons depuis près de deux mois a déjà fait de nombreuses victimes. Si elles n’ont pas le macabre privilège du décompte médiatique quotidien, faut-il pour autant ignorer les victimes de la violence domestique décuplée par le confinement, les victimes de l’isolement, les victimes de l’effondrement des dispositifs de prise en charge de la précarité, les victimes de la cessation brutale de tous les soins médicaux jugés non essentiels ? Faut-il aussi ignorer toutes les victimes à venir, infiniment plus nombreuses, si l’on prolonge cette logique ? Combien de morts le basculement dans la misère des millions de personnes fera-t-il si nous persistons à refuser toute vie sociale ? Et qui peut se croire véritablement à l’abri de cette mort-là ?
Même pour celles et ceux qui semblent très bien s’accommoder de cette asocialité, travaillant à distance dans de larges espaces, sans enfants et sans se préoccuper un instant des conditions de vie de celles et ceux qui les approvisionnent, la logique mortifère est tout aussi prégnante. En admettant même qu’une telle situation soit tenable sans engendrer à court terme l’effondrement de tout le système, peut-on encore appeler cela une vie ? Peut-on appeler une vie une existence où les interactions sont exclusivement numériques, où il n’existe plus aucun lieu de partage ou d’échange, où l’on ne sort de chez soi que dans la peur de la répression ou de la maladie – et on aura alors raison, tant nos défenses immunitaires, faute d’avoir été stimulées, ont été réduites à néant ?
En vérité, celles et ceux qui, sans le dire, se satisfont aujourd’hui de cette existence zombifiée, de cette existence robotisée, sont les mêmes qui sont à l’origine de la crise que nous traversons. Derrière la destruction de l’environnement qui libère de nouveaux virus, derrière la liquidation de notre système de santé qui nous empêche d’y faire face sans sombrer dans la réduction généralisée des libertés, il y a l’obsession accumulatrice capitaliste. Et, à l’origine de cette obsession, il y a le déni puéril de la finitude humaine, que l’on prétend dissimuler derrière l’amoncellement des richesses et le pouvoir éphémère qu’il procure. Un déni qui n’est jamais rien d’autre que la peur de vivre.
Or ce qui nous rend vivant-e-s, ce n’est pas le déni de notre mortalité mais bien au contraire la conscience que nous en avons et, plus encore, les conséquences que nous en tirons. Assumer notre mortalité, c’est ce qui nous permet de donner toute sa valeur à la vie humaine et, partant, de respecter également toutes les vies. Loin de se défier des autres, choisir la vie suppose de se tourner vers eux. Et c’est d’une certaine façon ce que nous avons déjà commencé à faire. Même si cela paraîtra hérétique aux fidèles de la propagande médiatique, ce n’est pas pour se mettre à l’abri d’un virus bénin au plus grand nombre que l’écrasante majorité d’entre nous a accepté, avec un civisme remarquable, de réduire à presque rien sa vie sociale, mais bien pour éviter qu’il ne circule jusqu’aux personnes qui y sont vulnérables.
Choisir la vie, c’est donc chercher à protéger les autres avant de se protéger – ce qui, en réalité, constitue la meilleure façon de se prémunir soi-même. Protéger aujourd’hui, en faisant des mesures prophylactiques que nous impose la situation non le moyen de se préserver à tout prix – c’est-à-dire, bien souvent, au détriment d’autrui – mais le moyen de prendre soin des autres, de tous les autres. Protéger demain, par la reconstruction d’un système de santé digne de ce nom, fondé sur une pleine et entière solidarité. Etre en sûreté face à la maladie, ce n’est pas se calfeutrer derrière d’illusoires barrières et vivre dans la terreur permanente d’une contamination, mais avoir la garantie que chacun bénéficie de l’accès à l’environnement le plus sain et, en cas de besoin, aux soins les plus adéquats. Loin d’être solution durable à la crise sanitaire, le confinement généralisé de l’humanité n’est que le prolongement des logiques mortifères qui l’ont précipitée. Choisir la vie, c’est se mettre en capacité de rompre dès à présent avec cette dynamique où, derrière la négation d’autrui, c’est à la destruction de sa propre humanité que l’on travaille.