L'Europe en terre inconnue

L’Europe en terre inconnue

Mercredi 3 juin 2020, par Anne-Cécile Robert

Une crise plus grave que les autres

En forme de boutade, on pourrait dire que la construction européenne est en crise depuis sa naissance. La réunion des vingt-sept ministres des finances décidant à l’arraché, après plusieurs tentatives infructueuses, un « paquet » de 500 milliards d’euros pour soutenir les économies tétanisées par le SRAS-covid19 le 8 avril 2020 n’est que la dernière d’une longue série. Chaque étape de l’intégration continentale s’est en effet accompagnée de tensions, d’échanges aigres-doux et de « sommets de la dernière chance » (Lire l’encadré). L’Europe a toujours été en crise… et toujours elle s’en est sortie.

Pourtant, depuis la crise financière de 2008, la construction communautaire semble affectée d’une langueur inédite. Le cavalier seul des Etats désemparés face au SRAS-Covid19, les coups bas (la République tchèque s’accaparant des masques destinés à l’Italie ; la France faisant de même avec les protections destinées à la Suède) jettent une lumière crue sur la solidarité continentale promise par les traités européens depuis soixante-dix ans. Le doute s’insinue insidieusement à tous les étages, comme un bruit de fond entêtant. « J’ai perdu la foi dans le système », lâche l’Italien Mauro Ferrari pour expliquer sa démission de la présidence du conseil européen de la recherche le 8 avril 2020. Tout système repose en effet sur une part de croyance. Si celle-ci s’évapore, l’édifice branle. Or, en quelques années, tous les mythes fondateurs de la construction européenne ont été éborgnés, la crise sanitaire actuelle achevant de la défigurer jusqu’à la rendre méconnaissable pour ses plus proches amis. « Si nous sommes une Union, il est temps maintenant de le prouver » lance le président du Conseil italien Guiseppe Conte le 2 avril . Membre fondateur des communautés européennes, l’Italie s’est toujours montrée parmi les plus mobilisée par l’aventure commune. Que le doute la gagne en dit long sur les fissures morales qui lézardent le projet européen. L’écrasement de l’économie et du peuple grecs par la troïka ne produisit pas un choc aussi vif que le bruit des coups de marteaux scellant les cercueils de Bergame.

Quatre mythes sont atteints : la « méthode Monnet », le marché commun comme socle du progrès, la solidarité atlantique, le couple franco-allemand, le tout avec l’illusion que l’union fait la force.

Dans sa célèbre déclaration du 9 mai 1950, par laquelle il annonce à la presse (avant d’en informer les parlementaires ) le projet de Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), le ministre des affaires étrangères français Robert Schuman affirme « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » Le but final est énoncé clairement : « l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne ». Rédigée par le commissaire au plan Jean Monnet, cette déclaration forme le canevas de ce qu’on appellera la « méthode Monnet », les petits pas doivent, par un processus d’engrenage, conduire inexorablement les pays du Vieux Continent à l’unité politique. Le préambule du traité de Paris du 18 avril 1951 entend ainsi « jeter les bases d’institutions capables d’orienter un destin désormais partagé ».

Comme dans les romans policiers, tout se déroule au départ selon le plan convenu : le Marché commun est instauré le 1er juillet 1968. La Commission, embryon d’un gouvernement fédéral, assure la « loyauté dans la concurrence ». Etape après étape, l’intégration économique et financière a gravi des marches décisives jusqu’à la création, dans les années 2000, de l’euro et l’installation de la Banque centrale européenne. Selon la mythologie européenne, les « pères fondateurs » (Schuman, Monnet, l’Allemand Konrad Adenauer, l’Italien Alcide de Gasperi) imaginaient que l’établissement du Marché commun amènerait « à l’expansion économique, au développement de l’emploi et au relèvement du niveau de vie dans les Etats membres » et le « progrès économique et social ». Mais, près de soixante-dix ans plus tard, les hôpitaux européens crient à la pénurie de médicaments vitaux, les personnels soignants manquent des équipements de base. Seule l’Allemagne semble moins touchée, mais elle ne le doit qu’à elle et n’a pas l’intention de mutualiser ses avantages avec des Coronabonds. L’approfondissement du Marché commun, sur qui tout reposait, a conduit, de traité en traité, la Commission européenne – son gardien - à exiger à soixante-trois reprises que les Etats membres effectuent des coupes claires dans leurs budget de santé.

L’unité politique qui devait s’ériger sur le socle économique communautaire échoue régulièrement de manière fracassante, notamment en politique étrangère, depuis l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 à l’agression américaine contre l’Irak en 2003 qui sépara les Vingt huit en deux camps comme la lame d’une épée. Mais ce qui peut paraître comme un dommage collatéral en matière diplomatique et militaire sonne comme le glas des aspirations communes quand un virus se répand sur le continent sans provoquer de réaction coordonnée. Avec la pandémie de SRAS-Covid19, ses dirigeants ressemblent aux lapins pris dans les phares d’une automobile. La solidarité exprimée par l’Allemagne, qui accueille des patients français ou celle du Danemark qui envoie des masques à l’Italie, relève de leur bon vouloir souverain, exactement comme l’envoi par Moscou ou Pékin de matériel médical à Rome. Rien à voir avec la fraternité du Vieux Continent.

Mais c’est sans doute le départ du Royaume-Uni le 31 janvier 2020 qui porte le coup le plus rude à la mythologie d’une « d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » (traité de Rome, 25 mars 1957). Le sens naturel de l’histoire, supposé porter l’intégration inexorable du continent, se heurte à la défection d’un poids lourd : première place financière, deuxième économie, puissance nucléaire membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas Luxembourg), soutenus par l’activisme de Monnet, n’avaient pas compté les gouttes de sueur pour obtenir l’adhésion de Londres au tournant des années 1960-1970, jusqu’à pratiquer eux aussi la politique de la chaise vide. Depuis 1973, l’Angleterre jouait sa propre partition dans le concert européen mais, en même temps, elle y apportait sa caution, celle d’une nation fière qui se plie malgré tout aux règles communes du Vieux Continent. Le Brexit fait partie de ces symboles dont seul un symbole contraire de force équivalente peut atténuer l’effet. Gageons que l’ouverture des négociations d’adhésion, en mars 2020, avec deux petits pays - l’Albanie et la Macédoine du Nord - ne jouera pas ce rôle.

Moins connu que les autres, le mythe de la solidarité atlantique occupe pourtant une place de choix au frontispice des institutions communautaires. En 1950, le secrétaire d’Etat américain Dean Acheson fut parmi les premiers à être mis dans la confidence et il donna avec enthousiasme l’aval des Etats-Unis à la création de la CECA. Washington y voyait deux avantages : d’une part, faciliter la reconstruction du Vieux Continent ravagé par la guerre, débouché naturel des produits américains ; d’autre part, consolider le camp occidental face à l’Union soviétique et ses alliés. Lorsqu’en 1954, la bonne volonté d’Adenauer se ramollit, Washington décrocha son téléphone pour le convaincre de soutenir la CED. Mais que reste-t-il aujourd’hui du « partnership » proposé aux Européens par le président John Fitzgerald Kennedy en 1962 ? Depuis la présidence de M. Barack Obama (2008-2016), et encore plus celle de M. Donald Trump élu en 2016, l’Europe ressemble à une maîtresse vieillissante que les Etats-Unis continuent de fréquenter pour les apparences tout en lorgnant ailleurs, en l’occurrence vers les marchés émergents et l’Asie. Mais c’est sans doute parce qu’ils savent que les Européens ne les lâcheront pas. Les échanges commerciaux entre les deux rives de l’atlantique demeurent élevés ; l’unilatéralisme américain (retrait de l’accord nucléaire iranien, espionnage de la NSA, extra-territorialité du droit, etc.) ne provoque que des réactions embarrassées. « Pouvons-nous encore compter sur nos alliés américains ? » s’interrogeait Renaud Girard, grande plume gaulliste du Figaro le 24 février 2020. Et il répondait habilement « c’est possible mais il vaut mieux chercher à compter sur nos propres forces ».

Aucun des rêves d’intégration continentale n’aurait été possible sans la réconciliation franco-allemande. En 1950, le chancelier Konrad Adenauer accepta avec enthousiasme le projet CECA qui lui fournit l’occasion de négocier la fin des régimes d’occupation de la Sarre et de la Ruhr. Mais c’est le traité de l’Elysée du 21 janvier 1963 qui donna naissance au mythe du couple franco-allemand avec ces sommets bilatéraux souvent féconds (création du Système monétaire européen en 1978 ou de la brigade franco-allemande en 1990, accord sur la monnaie unique en 1992, etc.). Mais les divergences, publiquement affichées à Nice en décembre 2000 puis la manière, courtoise mais ferme, dont la chancelière Angela Merkel étouffa la créativité éruptive du président Nicolas Sarkozy qui avait fait le voyage de Berlin pour proposer une « boite à outil » destinée à réparer l’architecture financière internationale en 2008, signent une prise de distance subtile mais réelle de l’Allemagne. Les grands discours européens du président Emmanuel Macron, à Athènes le 11 septembre 2017 et à la Sorbonne le 26 septembre 2017 furent accueillis par un silence pesant de la chancelière Angela Merkel tandis quelle rejette avec constance le grand projet de budget de la zone euro devenu simple Instrument budgétaire de convergence et de compétitivité à l’automne 2019. Berlin rejette toute mutualisation des dettes européennes. Alors que la récession économique débute sur le Vieux Continent en mars 2020, Paris signe – sans Berlin – mais avec huit autres pays membres une « lettre » réclamant un « instrument commun de dette ». Après l’engagement en faveur de la neutralité carbone, c’est la deuxième fois que M. Macron prend une initiative européenne dans l’Allemagne.

Longtemps « moteur de l’Europe », le « couple franco-allemand » n’a plus fait d’enfants depuis Maastricht en 1992. Plus grave pour le mythe, la cour constitutionnelle de Karlsruhe a conditionné la participation du pays à l’Union à la résolution du fameux « déficit démocratique » des institutions européennes. Une épée de Damoclès qui permettrait, le cas échéant, à Berlin de trancher le nœud gordien d’engagements devenus trop lourd pour ses intérêts économiques ou politiques. Le traité franco-allemand d’Aix-la Chapelle du 23 janvier 2018, soixante ans après celui de l’Elysée, organise une mutualisation des moyens diplomatiques des deux pays, très l’avantage de l’Allemagne compte tenu de la disproportion des deux réseaux, et une confirmation des objectifs libéraux de l’Union économique et monétaire plus favorable à l’ordolibéralisme en vogue outre-Rhin qu’à un éventuel patriotisme économique colbertiste si l’envie en reprenait aux dirigeants français.
Confirmant à la fois l’effritement des mythes européens et le nouvel équilibre géopolitique au sein de l’Union, le président du Conseil italien appelle, le 9 avril 2020, ses Vingt-six homologues à se tourner vers la « dignité humaine et vers les pères de l’Europe comme Schuman, Adenauer, De Gasperi. » Il le fait dans le journal allemand Bild localisant de facto la tour de contrôle de l’intégration continentale à Berlin plutôt qu’à Bruxelles.

Mesurant la gravité du danger, la Commission lève la barrière contenant les déficits et les dettes publics respectivement à 3 % et à 60 % des PIB nationaux tandis que la Banque centrale européenne (BCE) envisage de faire marcher la planche à billets. Il aura fallu une crise sanitaire sans précédent depuis 1945 et une panique économique plus forte qu’en 1929 pour qu’on desserre enfin franchement l’étau de Maastricht dont les mâchoires ont broyé tant de services publics et de peuples depuis 1992. Mais jusqu’à quand ? La présidente de la BCE avertit qu’il faudra vite revenir dans le droit chemin comme après l’effondrement des marchés financiers en 2008. « Le malade risque de mourir guéri » avait lancé l’ancien ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement en 2016 ? . Dans une tentative pour faire repartir le moteur européen, le président Emmanuel Macron en appelle à une « souveraineté nationale et européenne ». A la façon de Toinette déguisée en médecin criant « Le poumon ! », il appelle à plus d’Europe. Des éditorialistes comme Jean Quatremer lui emboitent le pas en fustigeant les « nations » et leur égoïsme. Jacques Attali plaide quant à lui pour un « gouvernement mondial ». Il faudrait sans doute préparer dès maintenant la confédération intergalactique…

Aucun d’entre eux n’expliquent en quoi une Europe fédérale serait moins libérale. N’est-ce pas d’ailleurs l’intégration économique et monétaire, une fédération en modèle réduit avec ses institutions supranationales et ses garde-chiourmes, qui a administré de force à la Grèce la potion austéritaire qui lui brûle les entrailles ? Le plus grand dénominateur commun des Vingt-Sept tient tout entier dans le Marché commun et celui-ci fait peu de cas de l’industrie . Les Pays d’Europe centrale et orientale, qui ont payé cher leur adhésion de décennies de purges libérales, tiennent à l’avantage comparatif que leur procure leur moins-disant social. Et ils ont adhéré à l’Union en même temps, parfois même un peu après, avoir rejoint l’Alliance atlantique. Un autre mythe, que les événements récents contredisent, porte la construction européenne depuis les origines : l’union fait la force et la taille garantit de pouvoir exister face à des concurrents ou des adversaires. Dès l’entre-deux guerre l’idée d’ouvrir un marché d’une dimension comparable à celui des Etats-Unis obnubile une partie du patronat européen tandis que les fédéralistes rêvent de rejouer la Convention de Philadelphie qui vit les treize colonies britanniques s’associer pour former les Etats-Unis d’Amérique en 1776. Mais encore faut-il avoir la volonté de s’affirmer. Les Européens s’unissent pour se conformer à l’ordre existant : les traités européens affirment depuis l’origine que les communautés contribuent au libre-échange mondial . En pleine pandémie de Coronavirus, l’Union a d’ailleurs signé un accord de libre-échange avec le Vietnam… Ils stipulent de même que la politique étrangère et de défense commune doit être compatible avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord. Elle s’unit pour se néantiser.

La souveraineté ne se décrète pas : elle doit s’appliquer à quelque chose. Or, une Union à vingt-sept, bientôt vingt-neuf ? constitue-t-elle, même potentiellement une entité politique capable d’exprimer une volonté respectée par 500 millions d’habitants ?

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