La pandémie du tirage au sort
Mardi 7 juillet 2020, par
Ce n’est pas la première fois que je m’exprime sur le tirage au sort, mais la chose me semble de plus en plus nécessaire au vu de l’avalanche de commentaires qui ont accompagné la fameuse « Convention citoyenne pour le climat ».
Si les partisans du tirage au sort ont pu apparaître, pendant un temps, comme de doux rêveurs, ils montrent aujourd’hui toute leur nocivité. Car ils ne demandent plus seulement une convention destinée à éclairer la décision publique : ils réclament désormais une Assemblée tirée au sort. Considérant, d’ailleurs avec raison, que les députés ne représentent plus les électeurs, ils ne cherchent pas à redéfinir le mandat des élus, ils proposent de supprimer les électeurs.
Ainsi Jacques Testart évoque-t-il une Constituante tirée au sort. Rien que ça ! Ainsi le juriste Dominique Rousseau qui critique avec constance le suffrage universel - qu’il assimile à tort à Sieyès - demande-t-il une nouvelle Assemblée délibérative tirée au sort. Pour justifier sa demande, il déclare « La nation a sa chambre, l’Assemblée nationale ; les territoires ont la leur, le Sénat ; les citoyens, qui sont tout dans la société mais rien dans les institutions, doivent aussi avoir leur chambre ». Au-delà de cette présentation auto justificatrice et largement tirée par les cheveux, Rousseau estime donc que, pour être réellement représentés, les citoyens ne doivent plus être électeurs. D’ailleurs logique avec lui-même, il s’oppose, comme Testart, au référendum d’initiative citoyenne au motif qu’il pourrait « demander le rétablissement de la peine de mort ou l’instauration d’une préférence nationale ou l’enfermement préventif des pervers sexuels ? ». Ainsi apparait clairement l’idée que, à ses yeux, l’électeur est dangereux et que les Conventions de citoyens indiquent, par nature, le droit chemin. On ne s’étonnera pas alors de voir que le système proposé par ces apprentis sorciers repose sur le rôle dévolu à des experts qui doivent encadrer les heureux tirés au sort. Ainsi limitée à certains, la raison ne serait plus, aujourd’hui, la chose du monde la mieux partagée comme le pensait Descartes.
Certes, les partisans des « conventions de citoyens » expliquent-ils que les experts en question auront des idées contradictoires. Aimable plaisanterie lorsqu’on regarde les experts qui ont encadré la Convention sur le climat. Certains avaient déclaré précédemment qu’il faudrait des mesures impopulaires, manière d’exprimer que, sans eux, les citoyens sont largement incapables et portés à la démagogie. L’esprit de contradiction ne semblait pas vraiment animer les experts de la convention climat qui sont parvenus à forger, au final, des majorités écrasantes dignes de l’Union soviétique ! Au cas où nous n’aurions encore pas compris, la presse conforme vient au secours des partisans du tirage au sort. Stéphane Foucart, journaliste du Monde, déclare que « ce qui s’est produit dans ce cénacle est, en miniature, ce qui devrait plus ou moins se produire dans la société si la disputatio y fonctionnait idéalement … La convention le montre : ce qui clive le plus la société devient plutôt consensuel dès qu’on se donne la peine de le discuter sur une base factuelle, et sans a priori ». Notons au passage la naïveté de la référence à « une base factuelle » car qui sélectionne les faits qui vont servir de base à la discussion ? Plus profondément, cette idée de consensus est très révélatrice. Car Foucart nie, ce faisant, que la démocratie est conçue pour résoudre les conflits, ce qui implique que ceux-ci puissent s’exprimer librement et pacifiquement, en particulier les conflits d’idées et de visions de ce que peut être l’intérêt général. Foucart déclare même qu’en fait, il n’y pas de conflits puisque, somme toute, les « faits » parlent d’eux-mêmes... D’où vient cette assertion ? Peut-être pourrait-il s’interroger sur la question posée aux citoyens. Il est vrai que, lorsqu’on demande aux membres de la Convention « Comment réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, dans une logique de justice sociale ? », on a limité les conflits car on a largement donné la réponse ; d’ailleurs s’il y avait un doute, les experts sont là pour le lever. J’imagine naïvement, dans la foulée, une Convention de citoyens confrontée à la question « Comment avoir un budget sans déficit et qui rembourserait la dette ? »
Nous sommes tous d’accord pour dire que les élus ne représentent plus ou, en tout cas, de moins en moins, les citoyens. Est-ce une raison pour supprimer les électeurs et le suffrage universel ? Certes, on répondra qu’on ne les supprime pas et qu’il y aura simplement une instance nouvelle. Soyons sérieux. On n’est pas « un peu » pour le suffrage universel pas plus qu’on n’est « un peu » pour les Droits de l’Homme. Le suffrage universel est l’expression d’une vision de l’égalité entre les citoyens et de la confiance dans leur capacité, lorsqu’on leur donne les moyens de s’exprimer, à résoudre collectivement les problèmes par un débat libre et raisonné. L’idée d’une représentation basée autoritairement sur les catégories socio-professionnelles constitue une régression dangereuse parce qu’elle réduit le citoyen à sa situation sociale. Une représentation statistique n’a jamais été une représentation politique. Et si on souhaite, ce qui est effectivement nécessaire, que chacun puisse exercer un mandat quelle que soit sa situation sociale, la question est plutôt de donner à chacun les moyens de cet exercice.
Dominique Rousseau propose en pratique plusieurs formes de légitimation de la décision publique en faisant cohabiter le suffrage universel et l’expertocratie du tirage au sort. La coexistence de deux légitimités ne dure jamais et je reconnais là, toutes proportions gardées, la méthode de Jean Monnet pour la construction européenne, celle qu’on appelle le cliquet, chaque étape préparant la suivante. Les Conventions de citoyens, de façon à peine cachée, attaquent l’électeur, le présentant comme porteur de pulsions regrettables et soumis à des lobbies. Ces risques existent en chaque individu quelle que soit sa situation, y compris chez les experts. La seule question est la valeur de tout citoyen et l’expression collective de ceux-ci. Le suffrage universel permet l’expression de chaque citoyen et si, de nos jours, il est porté à l’abstention, c’est parce que tout est fait pour mépriser son vote et parce que les institutions ne lui donnent pas de vrai choix. Lorsqu’il y a un véritable enjeu avec un véritable débat (29 mai 2005), la question de l’abstention s’efface. Le tirage au sort supprime le citoyen puisque celui-ci ne participe alors qu’au hasard, efface le peuple puisqu’il ne sélectionne que certains. Il fait comme si les citoyens étaient interchangeables. Il est d’ailleurs le rêve de la technocratie qui pense pouvoir alors manipuler sans grandes résistances et les tirés au sort et les questions posées.
De toutes façons, le démocratie, c’est le droit à la participation de tous et non de quelques-uns à la vie publique, quelle que soit la méthode de sélection. En ce sens, le tirage au sort rappelle le suffrage censitaire, cher à Sieyès. La démocratie n’est pas la recherche de la tranquillité, mais la solution pour construire ensemble et contradictoirement le contrat social qui est notre bien collectif.
Prendre prétexte de la crise politique, et de la caricature de démocratie actuelle, pour remettre en cause le suffrage universel ne peut qu’aider à renforcer le pouvoir personnel. Bien au contraire, il faut recréer le débat entre citoyens au niveau le plus proche de leur vie quotidienne, leur permettre d’élire à partir des communes et des quartiers ceux qui porteront leurs doléances et leurs aspirations, rassembler toutes ces volontés au sein d’une Assemblée Constituante élue sur la base des projets politiques, permettre aux citoyens de contrôler leurs mandataires ainsi élus et reconstituer ainsi, autour de cet objectif, le citoyen et le peuple dont il est membre.