Penser la guerre

Penser la guerre

Samedi 15 octobre 2022, par André Bellon

« Faire l’Europe, c’est faire la paix », si l’on en croit la formule bien connue. Mais on peut, en écho, rappeler la réponse de Jean-Louis Bourlanges, actuel Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale : « Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix, c’est la paix qui a fait l’Europe ». La nuance n’est pas sans importance au moment où tant d’analystes déclarent sans sourciller que la guerre en Ukraine renforce l’Europe. Il importe aujourd’hui de sortir enfin des contradictions et des simplismes.

L’agression russe ne saurait être acceptée. Elle est contraire aux règles du droit international. Elle est une erreur pour la Russie elle-même qui, rappelant les liens historiques, oublie trop les droits des peuples. Ces principes de base étant rappelés, peut-on considérer que l’essentiel a été dit ? Non, car en matière internationale comme en toute question politique, il ne suffit pas d’analyser l’adversaire. Il faut savoir s’analyser soi-même. Le fait de caractériser l’adversaire comme porteur du mal ne rend pas porteur du bien.

La déclaration de l’ambassadeur du Kenya lors du vote, au Conseil de sécurité de l’ONU, de la proposition condamnant la Russie, est particulièrement importante à cet égard. Fustigeant la violation par la Russie de l’intégrité de l’Ukraine, il rappelle que « Le Kenya et presque tous les pays africains sont nés de la fin de l’empire. Nous n’avons pas nous-mêmes dessiné nos frontières. Elles ont été tracées dans les métropoles coloniales lointaines de Londres, Paris et Lisbonne sans égard pour les anciennes nations qu’elles ont séparées ». Que dit cette intervention ? Elle affirme que l’Occident ne saurait prétendre porter seul les règles du droit international.

L’Histoire resurgit et elle n’est pas favorable à tel ou tel camp. Lorsque la Russie entend « Crimée », elle répond « Kosovo ». Lorsque les pays du Sud entendent « souveraineté », ils répondent « colonisation ».

Où en est l’Occident ?

C’est cela qui explique nombre de votes sur la motion condamnant la Russie et présentée en Assemblée générale de l’ONU en mars 2022. Certes, très peu de pays (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée, Syrie) ont voté contre. Mais 35 abstentions ont indiqué une évolution certaine de ce qu’on appelait autrefois le Tiers-Monde. Si celle de la Chine n’est pas une surprise, celles de l’Inde, de l’Afrique du Sud ou du Sénégal semblent refléter un retour des non-alignés.

C’est dans ce contexte que Ghassan Salamé, grand diplomate auprès de l’ONU, a publié la carte jointe ci-dessous, mettant en jaune les pays qui prennent des sanctions contre la Russie et en gris ceux qui n’en ont pas pris.

S’il se garde bien de voir dans cette vision géopolitique un soutien à la Russie, il constate simplement que « jamais l’Occident n’a été aussi uni, jamais il n’a été aussi isolé ». Il pourrait ajouter que les nouveaux non alignés ne se sentent pas acteurs dans le nouveau conflit entre les pays du Nord.

Face à ce constat, Il convient de se garder des analyses simplistes, des méthodes purement justificatives, en particulier des comparaisons avec la situation des années 1930. Trop de commentateurs, depuis des années, croient agir positivement en faisant ce que l’ambassadeur Gérard Araud appelle la reductio ad hitlerum, c’est-à-dire la comparaison systématique des adversaires avec Hitler, ainsi Milosevic, Saddam Hussein, maintenant Poutine,… Une telle méthode avait deux avantages pour le pôle occidental : la diabolisation de ses adversaires et la légitimation de ses propres interventions, au Kosovo en 1998 ou en Irak en 2003. Mais, répétons-le, l’Occident est-il aujourd’hui en position de dire le droit au monde entier ?

Car la différence est nette entre l’actualité et les années 30. D’une part, l’Occident vivait à l’époque en son sein même un conflit idéologique entre communisme, fascisme et libéralisme capitaliste. Cet affrontement se traduisait sur le plan géopolitique par des volontés de domination en Europe même. Le reste du monde, largement sous domination coloniale, ne faisait que subir. Il est aujourd’hui devenu acteur. Qui plus est, les pays occidentaux ont largement perdu de leur magistère moral au travers de revers tels que l’échec de Kaboul pour les Etats-Unis ou celui de la force d’intervention Barkhane au Mali pour la France.

Il y a, bien sûr, des analogies avec les années 1930, à commencer dans les pays démocratiques qui vivent une crise de régime. Il y a, bien sûr, la volonté de la Russie d’annexer des territoires. Mais, encore une fois, autant toute guerre déclarée hors du droit international doit être condamnée, autant elle n’entre pas ipso facto dans un cadre purement manichéen. L’intervention en Ukraine n’intervient pas dans une vision idéologique.

Où va la Russie ?

Il est, certes, difficile de cerner la politique russe tant celle-ci apparait, au fil du temps, dans une contradiction permanente. Comment ne pas rappeler que Poutine dit avoir proposé au président Bill Clinton l’adhésion de la Russie à l’Otan en 2000 et que les relations entre l’alliance militaire OTAN et la Fédération de Russie ont été établies en 1991 dans le cadre du Conseil de partenariat euro-atlantique ? En 1994, la Russie a adhéré au programme du Partenariat pour la paix et, depuis lors, l’OTAN et la Russie ont signé plusieurs accords de coopération importants.

Pourquoi alors ce soudain conflit ? La contradiction est-elle purement russe ou se situe-t-elle aussi du côté occidental ? Quelles qu’aient été les relations de la Russie avec l’OTAN, la progression de l’alliance atlantique vers l’Est ne s’est pas effectuée dans le cadre de leur partenariat. La rupture s’est faite lors du changement de régime en Ukraine que la Russie n’a pas accepté, décidant alors l’annexion de la Crimée. La suite est connue, en particulier avec la signature des accords de Minsk sous la supervision de la France et de l’Allemagne et qui, de toute évidence, n’ont pas conduit à des relations pacifiques durables.

On doit, certes, mettre en lumière les responsabilités des uns et des autres. On doit aussi analyser les objectifs des pays en guerre, déceler le contexte dans lequel ils évoluent et le monde qui se dessine au travers des affrontements. On peut, bien sûr, penser que Poutine veut annexer la totalité de l’Ukraine. On peut aussi raisonnablement penser, à l’instar de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France en Russie, qu’il veut surtout annexer la rive gauche du Dniepr, russe depuis des siècles , créant ainsi un glacis, sorte de zone tampon et une continuité avec la Crimée. On peut penser aussi qu’il veut aller jusqu’aux Bouches du Danube.

En fait, tout est sans doute la conséquence des jeux diplomatiques qui se sont déroulés sur le continent européen à partir des années 1990. Les illusions françaises quant à une certaine forme d’autonomie européenne en matière de défense ont fait long feu et l’OSCE, créée sur cette base est largement une coquille vide. Les idées plus ou moins fantasmatiques d’un vaste espace européen avec la Russie se sont effondrées avec la fusion entre l’Union européenne et l’OTAN que la guerre en Ukraine ne fait que renforcer.

La Russie a-t-elle cru à une perspective de très grande Europe ? Il est évidemment futile de se poser cette question aujourd’hui. La Russie est en train de larguer les amarres avec une Europe plus que jamais portée sur l’atlantisme et de se préparer à entrer dans une recomposition géopolitique nouvelle. Ses rapports avec la Chine comme ses contacts avec la Turquie en sont des manifestations particulièrement claires.

Le tournant historique

« L’Europe est à un tournant historique de son histoire, elle a réalisé que sa survie était en jeu », a déclaré Patrick Martin-Genier, enseignant à Sciences Po, mardi 1er mars sur France info tandis que le Président de la République qualifie l’invasion de l’Ukraine de « tournant dans l’histoire de l’Europe ».

Certes, nous sommes dans un tournant historique qui concerne, en particulier, la construction européenne. Et, comme toujours dans ce type de moment, chacun y va de sa petite interprétation. Ce qui est frappant dans les déclarations ci-dessus citées, c’est que le mot France n’y est pas présent. Est-ce que le fameux tournant signifie sa disparition ? Et la « survie de l’Europe » signifie-t-elle la dilution de celle-ci dans l’alliance atlantique ?

C’est cela l’inconvénient des tournants historiques. Comme disait Pierre Dac, « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir  ». Et la particularité des déclarations telles que celle de Patrick Martin-Genier, c’est qu’elle n’analyse pas les rapports de force mondiaux, mais que leur auteur veut faire entrer en force dans la vision de l’avenir sa propre hiérarchie des enjeux.

Un tournant de l’histoire n’est pas un moment banal. Non seulement il remet profondément en cause les équilibres géopolitiques, mais il le fait de façon inattendue, violente et peu contrôlable. Non seulement il redistribue les pièces du puzzle, mais il modifie les pièces elles-mêmes. Bien sûr, la volonté des humains peut et doit orienter l’avenir, mais sous réserve de savoir accepter qu’il peut y avoir remise en cause de l’existant.

C’est un peu comme dans le dialogue d’Alice avec le chat de Cheshire :

« Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ? »

« Cela dépend en grande partie du lieu où vous voulez vous rendre », répondit le Chat.

« Je ne me soucie pas trop du lieu..... » dit Alice.

«  Alors, peu importe quel chemin vous prendrez », déclara le Chat.

« .......pourvu que j’arrive quelque part », ajouta, en matière d’explication, Alice.

« Oh, dit le Chat, vous pouvez être certaine d’y arriver, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps ».

On ne peut -parallèle avec le principe d’incertitude d’Heisenberg- définir à la fois l’objectif et le chemin. On rate alors le surgissement de la nouveauté dans l’Histoire. On ne comprend pas que le tournant n’est pas seulement celui de notre existant, mais aussi celui de tous les critères qui pèsent sur lui.

Ainsi, vouloir absolument tout situer par rapport à la construction européenne est absurde. Il faut au contraire situer tous les acteurs européens dans le cadre des évolutions envisageables. Ont-ils tous les mêmes intérêts, au-delà de la condamnation de l’intervention russe ? La France doit être réfléchie en relation avec les rapports de force entre l’Europe et la Russie, mais aussi en fonction de ses propres rapports de force internes et externes, des relations avec la méditerranée,… Est-on sûr que la Pologne sortira des bouleversements actuels dans le même état qu’avant ? Et l’Allemagne ? La Turquie devient-elle un acteur majeur de la recomposition géopolitique ?

L’Union européenne était jusqu’alors généralement présentée comme un modèle de construction internationale. D’autres constructions ont émergés dont le rôle et le poids sont encore en construction, mais qui ne peuvent être ignorées : pacte de Shangaï, BRICS,… De façon plus générale, la mondialisation qui se voulait purement économique sous protection américaine a donné naissance à ses propres contradicteurs, au premier rang desquels la Chine qui, de même que la Russie, semble remettre en cause un monde unipolaire. La construction de la mondialisation dite libérale a poussé les Etats-Unis a souhaiter l’adhésion de la Chine à l’OMC. La Chine, avec son nouveau rapport de force, souhaite-t-elle rester dans cette règle du jeu ?

Dans ce cadre, les manifestations des pays que nous appellerons non alignés face à la guerre en Ukraine sont autant d’éléments qui dessinent un monde qui se cherche, par exemple l’attirance de pays comme l’Algérie vers les BRICS au moment même où la guerre sévit entre la Russie et l’Ukraine.

Dans cadre, la France n’a rien à renier de ses alliances, mais rien à ignorer d’un monde en profonde mutation.

André Bellon

Ancien Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale

Cet article a été publié par la revue politique et parlementaire par le lien https://www.revuepolitique.fr/penser-la-guerre/

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