LES PARTIS CONTRE LA REPUBLIQUE

LES PARTIS CONTRE LA REPUBLIQUE

Jeudi 15 décembre 2022, par Damien Loup

Il y a-t-il encore un avenir pour les partis politiques ?

Certes, d’un point de vue strictement électoral, ils ne font plus guère recette. A l’exception – symptomatique en soi – de l’élection monarchique, le taux de participation aux différents scrutins n’a cessé de décroître depuis plus de trois décennies. Sans même compter les citoyens qui n’y figurent même pas, les élections ne rassemblent aujourd’hui, au mieux, que la moitié des personnes inscrites sur les listes. Pourtant, les partis demeurent plus que jamais au cœur de la vie politique et, plus largement, du fonctionnement des institutions. Alors que leur crédit n’a sans doute jamais été aussi faible, que leur nombre d’adhérents se réduit comme peau de chagrin, ils n’ont jamais été aussi nombreux, les dizaines de millions d’euros d’argent public qui leur sont alloués aiguisant sans doute quelques appétits. Et, s’ils n’exercent en réalité qu’une infime fraction du « pouvoir » tant désiré (nous y reviendrons), leurs cadres continuent de monopoliser les principaux postes de responsabilité au sein des différentes institutions publiques qui nous gouvernent.

Qu’on le veuille ou non, les partis politiques ne peuvent être ignorés par celles et ceux qui travaillent à l’avènement d’une démocratie pleine et entière. La question qui se pose est en réalité d’ordre stratégique : faut-il travailler avec ceux qui partagent (au moins partiellement) nos mots d’ordre ou, au contraire, agir pour leur dépassement ? En d’autres termes, les partis politiques se réclamant du progressisme sont-ils encore d’une quelconque utilité pour ce camp ?

Des partis sans racines ni relais

Ces partis ont certes largement fait la preuve, au cours des dernières décennies, de leur complaisance pour ne pas dire leur complicité avec l’ordre social oligarchique qui est le nôtre. Mais il faut aussi garder en mémoire qu’à certaines périodes de notre Histoire, certains partis politiques ont pu jouer un rôle crucial dans la démocratisation des sociétés européennes – que l’on songe, par exemple, au parti travailliste dans le Royaume-Uni du début du XXème siècle, au front populaire en France ou au rôle du parti communiste italien après-guerre. La question plus précise qui se pose à nous est donc la suivante : qu’est-ce qui explique que les partis politiques progressistes, en leur forme actuelle, soient aujourd’hui manifestement incapables d’œuvrer à la transformation démocratique de nos institutions et de nos sociétés ?

Répondre à cette question suppose d’identifier ce qui, par le passé, a permis à des forces politiques clairement engagées dans cette voie non seulement de remporter les urnes en dépit d’un contexte hostile – la France de 1936 n’est pas particulièrement une terre socialiste – mais encore et surtout de mettre en œuvre effectivement une partie de leur programme. Si ces partis ont pu jouer un rôle déterminant dans les avancées démocratiques observées alors, c’est parce qu’ils disposaient d’une représentativité infiniment plus grande que celles de leurs successeurs. Loin de se réduire au petit nombre de leurs adhérents, ils étaient portés – et d’une certaine façon surveillés – par des forces sociales bien plus nombreuses, qui contribuaient non seulement à la mobilisation électorale mais encore et surtout à la mise en œuvre des politiques formellement décidées par les gouvernants. Loin de se réduire à une alliance électorale de circonstance, le front populaire comme l’union des gauches des années 1970 exprimaient ainsi l’union de la classe ouvrière avec les classes moyennes urbaines et intellectuelles et la fraction éclairée des classes supérieures. Seul un tel rassemblement a pu être de nature à inverser le rapport de force avec des classes dirigeantes férocement attachées à l’ordre social inégalitaire et autoritaire du régime capitaliste.

Or c’est précisément cette capacité à rassembler l’ensemble des forces du changement qui fait aujourd’hui cruellement défaut aux les partis politiques sincèrement – ou à tout le moins expressément – engagés pour un changement de régime. Cette incapacité résulte certes de facteurs extrinsèques, à commencer bien sûr par la grande réaction oligarchique que nous subissons depuis quarante ans et qui a notamment eu pour effet de fragiliser voire de détruire la plupart des cadres traditionnels de socialisation et de mobilisation des classes populaires et des classes moyennes. Mais elle résulte tout autant de facteurs intrinsèques. La complète faillite de la gauche de gouvernement lors de ses passages aux responsabilité depuis 1983 – et singulièrement l’expérience désastreuse du règne de François Hollande – maintient nombre de citoyens éloignés des partis revendiquant encore cette étiquette, fut-ce de façon « authentique ».

Le piège de l’électoralisme

Plus encore, cet éloignement se nourrit de la réduction progressive de ces partis politiques à de simples machines électorales presque exclusivement dédiées à la préparation et la participation aux différents scrutins qui rythment notre vie publique et au sein desquelles l’ambition de transformation sociale devient secondaire, quand elle n’est tout simplement pas réduite au rang d’outil de propagande. Ce tropisme électoraliste conduit à une déconnexion toujours plus grande avec les forces vives de la démocratie (syndicats, associations, …) dont on ne se rappelle l’existence que pour briguer leurs suffrages lors des élections. Il conduit également à un éloignement croissant avec les intellectuels progressistes, lassés que leur analyse ne soit – au mieux – sollicitée que pour enjoliver au dernier moment un programme politique trop souvent conçu comme un produit d’appel publicitaire.

L’électoralisme produit également de profonds changements internes. Peu à peu, le parti devient un outil au service de la carrière électorale de ses cadres avant d’être une instance de mobilisation et d’éducation populaire de ses adhérents. Outre qu’elle favorise un fonctionnement essentiellement oligarchique donnant la part belle à la personnalisation et à la guerre des places – à mille lieux des ambitions démocratiques affichées – cette évolution est à l’origine d’un singulier appauvrissement de la composition sociale de l’organisation. Aux côtés de la figure centrale du cadre (aspirant ou confirmé), on ne trouve plus guère que celle du colleur d’affiche, pour qui le parti est essentiellement une instance de socialisation, et celle du militant romantique, convaincu de vouloir changer le monde mais développant une vision si large et intransigeante de sa société idéale qu’il se satisfait inconsciemment qu’elle reste toujours à venir. Enfin, il va sans dire que les classes populaires sont, dans cette nouvelle configuration, totalement sous-représentées.

En se coupant ainsi des forces vives de la démocratie, les partis politiques progressistes contribuent paradoxalement à disqualifier le vote comme outil de transformation démocratique. Car l’obsession électorale a aussi pour conséquence mécanique d’empêcher toute perspective de succès, dans les urnes et au-delà, d’un projet politique progressiste. Privées de l’essentiel de l’expertise militante et universitaire, la représentation du monde et les propositions portées par les partis restent le plus souvent en décalage avec les préoccupations et les aspirations des classes dominées. Privées de relais au sein de la société, elles peinent à entamer l’hégémonie symbolique des représentations conservatrices et réactionnaire. Elles y parviennent d’autant moins que, livrés à eux-mêmes, les représentants des partis deviennent totalement dépendant d’un système médiatique structurellement hostile à la diffusion d’un véritable projet de transformation démocratique. Par cynisme, mauvais calcul électoral ou simplement ignorance sémiologique, nombre d’entre eux en viennent à reprendre à leur compte les représentations ou, à tout le moins, la terminologie des forces oligarchiques (sécurité, migrants, charges sociales, radicalisation, …), renforçant d’autant leur hégémonie symbolique.

Pire encore : si, par accident, il remporte une victoire électorale, le parti progressiste se trouve incapable de construire l’alternative. En l’absence de lien avec les forces vives démocratiques, il est nécessairement voué à la compromission avec des forces conservatrices qui, quel que soit le sens des urnes, conservent l’essentiel des positions de pouvoir (médias, grandes entreprises, administrations, organisations internationales, …). Et s’il ne le fait pas de lui-même, le gouvernement progressiste qui souhaite véritablement remettre en cause le système oligarchique se voit vite contraint à y renoncer s’il ne dispose d’un soutien suffisant au sein de la société. La déconnexion entre les cadre du parti Syriza et les bases militantes – initiée dès 2014 – aura ainsi joué un grand rôle dans la tragique reddition du gouvernement grec à l’été 2015.

D’un point de vue progressiste ? la professionnalisation de la politique – dont les partis sont aujourd’hui l’un des principaux vecteurs – ne peux ainsi produire que de l’impuissance publique. L’électoralisme tend à réduire le « pouvoir », c’est à dire la capacité à influer sur l’organisation et le devenir d’une société, à la seule action des représentants élus. Or les politiciens de métier sont structurellement incapables d’exercer ce pouvoir tant fantasmé. En investissant l’essentiel de leurs forces dans la conquête des urnes, ils ont perdu toute maîtrise technique des politiques publiques qu’ils sont supposés conduire, se trouvant en la matière totalement dépendant de l’expertise d’acteurs largement sous influence des forces conservatrices et réactionnaires (Médias, Think Tank, Administration centrale, …). Surtout, l’une des conditions de leur maintien en fonction est précisément de satisfaire les clientèles politiques nécessaires à leur réélection (médiatiques, économiques, …), et qui, de ce fait, sont celles qui exercent vraiment le pouvoir. L’électoralisme ne contribue donc pas seulement à empêcher une hypothétique victoire électorale de déboucher sur une réelle transformation sociale. En occultant le rôle des forces conservatrices et réactionnaires dans les dynamiques de pouvoir à l’œuvre, il contribue à renforcer leur hégémonie en la faisant apparaître comme une fatalité.

Les partis pour la République ?

Si les partis politiques ne sont donc, en leur forme actuelle, d’aucune utilité pour le camp progressiste, il n’en demeure pas moins que le rituel singulier de l’élection conserve une place centrale dans le jeu institutionnel et, partant, dans la possibilité d’œuvrer à la transformation sociale. Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur la façon dont il serait possible d’investir l’arène électorale au service d’une entreprise de démocratisation effective de nos sociétés. Sans prétendre fournir un modèle clés en mains, quelques principes d’action fondamentaux peuvent ainsi être énoncés pour qui souhaite (re)prendre le pouvoir sans le confisquer.

En premier lieu, il semble aujourd’hui évident que seules les personnes refusant la professionnalisation de la politique pourront réaliser le changement. Il faut en finir avec cette dichotomie proprement aristocratique entre gouvernants et gouvernés, élus et électeurs, entre les hommes et les femmes « politiques » et celles et ceux auxquels on dénie cette qualité. La priorité est à la re-politisation de la citoyenneté, qui doit devenir concrète et effective. C’est en reconquérant des positions de pouvoir dans toutes les strates de la société que l’on ouvrira la voie à une réelle renaissance des forces démocratiques. En d’autres termes, pour redonner un sens au vote, il faut que l’expression démocratique s’exerce à titre principal en dehors de l’élection, qui doit cesser d’être une fin en soi pour (re)devenir le moyen de faire sauter les obstacles à l’émancipation des citoyens. Dans une perspective démocratique réelle, l’élu n’est pas un chef mais un représentant, et le gouvernement n’est qu’une instance de coordination et, au plus, d’impulsion de l’ensemble des forces impliquées dans le processus de transformation sociale.

En second lieu, nous avons besoin d’une organisation militante qui permette aux individus de participer activement aux affaires de la cité sans se mettre en surplomb, c’est-à-dire depuis leur place et leur point de vue dans la société. En un mot, une structure qui ne se superpose pas aux forces pensantes et agissantes, qui ne cherche pas à les utiliser, à les vampiriser ou à les suppléer mais uniquement à les associer pour leur donner une force critique, tant d’un point de vue tant symbolique que matériel. A minima cela suppose une direction collégiale, tournante et désintéressée, réservant aux représentants des forces vives de la démocratie un rôle déterminant dans la prise de décision. Cela suppose également des règles statutaires interdisant de faire carrière politicienne sans perdre le soutien de la structure et s’exposer ainsi à l’obligation de restituer les sommes investies pour l’élection. En un mot, une organisation qui remette les citoyens au cœur de l’action politique.