
DEMOCRATIE SOCIALE : MYTHE OU REALITE ?
Vendredi 14 février 2025, par
La démocratie sociale, en France, a toujours fait l’objet d’une attention particulière tant sur le plan national que sur celui de l’entreprise.
Pour autant, bien que partageant une même volonté de participation et de justice sociale, ces deux concepts – démocratie sociale d’un pays et démocratie sociale en entreprise – se distinguent par leurs objectifs propres, la nature des mécanismes mobilisés et les acteurs impliqués.
A l’échelle d’un pays, la démocratie sociale relève d’un mode de fonctionnement du gouvernement centré sur la participation du peuple et l’égalité politique. Elle a, pour principale ambition, de réduire les inégalités sociales et économiques tout en maintenant les libertés démocratiques des citoyens.
Elle se construit et se développe conformément au principe selon lequel tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes opportunités de participer au processus politique afin de prendre part aux décisions qui affectent leur vie.
A l’échelle d’une entreprise, la démocratie sociale concerne la gestion participative et le dialogue social au sein d’une organisation dans le but de créer un équilibre entre les intérêts des salariés et ceux des apporteurs de capitaux tout en prônant une réelle amélioration de la productivité … et des résultats économiques et financiers.
Ces généralités étant posées, il convient de souligner que la mise en œuvre de ces concepts soulève plus de questions que de réponses apportées.
Au plan national, force est de constater que le modèle social français est en nette régression depuis plusieurs années, entrainant une dégradation rapide des services publics pouvant, de ce fait, remettre en question le caractère social de la démocratie française.
Quant au niveau de l’entreprise, l’équilibre entre les intérêts des acteurs concernés n’est toujours pas « trouvé ».
La proportion de salariés français rémunérés au SMIC n’a cessé d’augmenter ces dernières années (+ 41% de 2021 à 2023 représentant plus de 3,1 millions de personnes), alors que les dividendes versés sur la même période n’ont jamais été aussi élevé (+14%).
Pour mémoire, sur les vingt dernières années, les dividendes distribués aux actionnaires des entreprises du CAC 40 ont augmenté de 269 %, illustrant une tendance marquée à privilégier la rémunération des apporteurs de capitaux, souvent au détriment de l’investissement dans l’entreprise et toujours à celui de l’augmentation des salaires.
Cette situation suscite concrètement des interrogations sur la « réalité » du partage de la valeur ajoutée et la soutenabilité à long terme des entreprises concernées. Elle remet fortement en question celle de la démocratie sociale en entreprise.
Pour tenter de comprendre les raisons de la remise en cause de la démocratie sociale tant au niveau du pays qu’à celui de l’entreprise, voici une série de textes répartis en deux volets.
Le premier volet revient sur les fondements du modèle social français, sa mise en œuvre et les raisons de sa régression.
Le second, quant à lui, s’intéresse à l’exercice de la démocratie sociale en entreprise au regard des ambitions affichées par les parties prenantes.
Premier volet : Le modèle social français en danger
1. Le fondement du modèle social français : de l’émergence d’une théorie à la constitutionalisation d’un principe.
2. Le principe de solidarité : pilier de l’identité nationale.
3. Un modèle social fortement remis en question malgré des résultats probants.
Un modèle loin d’être inopérant, bien au contraire … mais un modèle social en grande « souffrance »
4. La principale cause de l’effondrement du modèle social français.
Annexe : Comparaison (non exhaustive) entre deux approches de la démocratie sociale.
Second Volet : Démocratie sociale en entreprise, vœux pieux.
Annexe : Comparaison (non exhaustive) entre deux approches de la démocratie sociale
Second Volet : Démocratie sociale en entreprise, vœux pieux.
1. Les fondements de la « démocratie sociale » en entreprise.
2. Un concept sans cesse ripoliné au gré de l’évolution du contexte économique et social.
Des terminologies fluctuantes de la régulation sociale en entreprise …… loin d’avoir répondu équitablement aux attentes des salariés …… mais répondant entièrement aux intérêts des apporteurs de capitaux.
3. Comment le vocabulaire de l’économie congédie le bon sens commun.
4. L’impossible dialogue social français.
Un dialogue social allemand en apparence plus consensuel mais ne profitant pas à tous les salariés, …… et un dialogue social français immature victime d’un interventionnisme permanent de l’Etat.
Premier Volet : Le modèle social français en danger.
1.Le fondement du modèle social français : de l’émergence d’une théorie à la constitutionalisation d’un principe.
Dans son ouvrage « Solidarité », publié en 1896, Léon Bourgeois (homme politique français, président de la SDN) évoque une théorie d’ensemble des droits et devoirs de l’Homme dans la société, faisant ainsi entrer l’idée de solidarité dans le droit public et dans la vie politique française.
Mais, c’est lors d’un discours prononcé devant la chambre des députés, en 1898, qu’il défend, pour la première fois, la nécessité de compléter la démocratie politique par une démocratie sociale, basée sur la participation des citoyens à la gestion et à la régulation des affaires économiques et sociales.
Confronté aux excès du capitalisme, en cette fin du 19ème siècle, il affirme que « … la thèse d’indifférence des économistes n’est, au fond, que la justification des excès de la force ; dans la libre lutte pour l’existence, le fort détruit le faible : c’est le spectacle que nous offre l’indifférente nature… ». Il faut rappeler que l’expérience vécue en 1883 dans le Tarn en tant que préfet a sans aucun doute renforcée son opinion sur les méfaits d’un capitalisme débridé (cf. Grève des mineurs de Carmaux).
Pour autant, Léon Bourgeois n’est pas un penseur isolé de cette doctrine appelé Solidarisme, mais bien le porte-parole d’un vaste courant qui, au début XXème siècle, entend fonder l’organisation de la société sur la solidarité, valeur sociale considérée comme l’aboutissement du processus de civilisation de l’humanité.
Cette doctrine dont il est un des théoriciens conforte un long et lent processus engagé par la Révolution avec la Constitution du 3 septembre 1791, prévoyant dans son titre premier la création et l’organisation d’un établissement général de Secours publics ; secours publics considérés par celle du 24 juin 1793 comme une dette sacrée en affirmant que la société doit subsistance aux citoyens malheureux (cf. art 21).
La IIème République, dans l’article 4 du préambule de la Constitution du 4 novembre 1848 entérine cette approche de la solidarité en ajoutant à la devise de la France le principe de la « Fraternité » complétant ainsi ceux de la « Liberté » et de l’« Egalité ».
Poursuivant les engagements constitutionnels antérieurs, la IIIème République, quant à elle, consolide par diverses lois sociales l’établissement de l’Etat-Providence. Mais c’est la Constitution du 27 octobre 1946 qui finalise l’avènement de la République sociale en France par les alinéas 10 et 11 de son préambule et ancre ainsi définitivement la solidarité dans le contrat social de la République.
Parachevant une ambition nationale naissante à la fin du 18ème siècle (cf. la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen – 1789 -) qui se renforce tout au long du 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème, la Constitution du 4 octobre 1958, instituant la Vème République, inscrit dans le marbre la volonté du peuple français de faire de la France une République indivisible, laïque, démocratique et sociale (cf. le bloc de constitutionalité reprenant l’intégralité du préambule de la Constitution de 1946 ainsi que son article 1er).
2. Le principe de solidarité : pilier de l’identité nationale.
Avant le XXème siècle, la prise en charge des risques sociaux – maladie, vieillesse, accidents - reposait principalement sur la solidarité familiale, les œuvres de charité et quelques initiatives privées. Il faut attendre, concrètement, le début du XXème siècle pour qu’apparaissent les premiers systèmes d’assurance sociale.
La première Guerre mondiale met en évidence la nécessité d’un système national de protection sociale face aux conséquences économiques et sociales des conflits. Puis, au début des années 30 est créé un système d’assurances sociale obligatoire pour les salariés couvrant essentiellement les risques - maladie, invalidité, vieillesse et décès -.
A la fin de la seconde Guerre mondiale, le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) prévoit la refonte du système de protection sociale (cf. les ordonnances du 4 et 19 octobre 1945) par la création d’un régime de Sécurité sociale dont les principales caractéristiques reposent sur la garantie donnée à tous les citoyens d’une protection contre les risques majeurs – maladie, vieillesse, famille, accidents du travail -, la gestion confiée à des caisses gérées par des représentants d’employeurs et des salariés, et la garantie du principe de solidarité en finançant ce système par des cotisations sociales.
Depuis, ce principe n’a eu de cesse de s’étoffer.
Aujourd’hui, il se décline à travers plusieurs mécanismes et institutions dont la mission est de redistribuer les ressources et garantir une protection sociale universelle.
Cette protection sociale universelle repose sur un financement solidaire basé une logique de cotisations sociales prélevées sur les salaires et affirme la volonté d’en faire bénéficier tous les citoyens indépendamment de leur contribution directe.
Elle permet d’éviter l’exclusion sociale par la mise en place des minima sociaux (cf. Revenu de Solidarité Active et l’Allocation de Solidarité Spécifique), de réduire les inégalités liées aux charges éducatives d’une part et d’autre part d’inciter les familles à avoir plusieurs enfants par le déploiement des allocations familiales et enfin, d’élaborer un système de solidarité intergénérationnelle (Cf. telle que le système de retraite par répartition et celui des Aides aux personnes âgées – APA).
Il existe, également, d’autres mécanismes de solidarité1 tels que celui permettant une solidarité fiscale portée par les impôts progressifs et les crédits et déductions fiscales (55% des foyers ne sont pas assujettis à l’impôt sur le revenu), ou celui de la péréquation territoriale qui permet aux collectivités locales les moins riches de recevoir des transferts financiers de l’Etat ou d’autres collectivités pour garantir un niveau équivalent de services publics (écoles, hôpitaux, infrastructures), ou encore le mécanisme de l’Aide aux zones défavorisées notamment pour les zones rurales ou les quartiers prioritaires de la politique de la ville, voire ceux qui permettent de faire face aux crises en cas de catastrophes sanitaires, économiques ou naturelles (cf. les Allocations exceptionnelles - aides financières ponctuelles comme celles mises en place lors de la crise de la COVID-19 -, les mécanismes du chômage partiel pour éviter des licenciements massifs).
En résumé, pour la République la solidarité repose sur une logique collective et égalitaire. Sa mise en œuvre est conçue pour réduire les inégalités à travers des mécanismes redistributifs financés par des prélèvements obligatoires tels que l’impôt et les cotisations sociales.
3. Un modèle social fortement remis en question malgré des résultats probants.
Le principe de solidarité est un vecteur structurant de l’identité nationale française. Il s’inscrit dans l’histoire et sert de fondement à toutes les politiques publiques visant à garantir la cohésion sociale, améliorer la qualité de vie des citoyens et à assurer sécurité et protection.
Pour autant, les citoyens peuvent-ils toujours croire en ce modèle social ? Est-il toujours aussi performant que d’aucuns le proclament ? Pour quelles raisons est-il, aujourd’hui, de plus en plus contesté ?
Un modèle social loin d’être inopérant, bien au contraire …
Une récente étude de l’INSEE (3ème trimestre 2023) met en avant l’efficacité des mécanismes du système redistributif permettant la réduction des inégalités sociales en France. Elle montre, entre autres, leur impact significatif notamment sur les ménages modestes et les personnes âgées.
L’ensemble des fonds publics, prélevés sur ou perçus par les ménages et correspondant aux services publics (y compris les retraites) s’élève à quelque 500 milliards d’€ soit 25 % du revenu national net en 2019. Ces transferts financiers contribuent à une réelle réduction des inégalités de revenus (57 % des personnes reçoivent plus qu’ils ne versent).
Toujours selon cette étude, avant toute forme de redistribution, les 10% de ménages les plus aisés touchaient en moyenne près de 130 000 € par an. Ce chiffre était environ 18 fois plus élevé que les 6 980 € perçus par les 13% de ménages les plus pauvres.
Après application des différents mécanismes de redistribution, ce ratio tombait à 3. Les ménages les plus aisés ne touchaient plus que 78 480 € quand les ménages les plus pauvres percevaient 25 330 €.
Pour compléter cette étude et en se référant au coefficient de Gini - indicateur couramment utilisé pour mesurer les inégalités de revenus au sein d’un pays, variant de 0 (égalité parfaite) à 1 (inégalité maximale) – la France, en présentant en 2022, un coefficient de 0,297 montre sa capacité à traduire en politiques publiques sa volonté de réduire de façon notable non seulement les inégalités mais également à contenir l’évolution de la pauvreté au sein de sa population.
Pour information, l’Allemagne, qui affiche le même niveau d’inégalité que les Pays-Bas et la France, fait face à un taux de pauvreté bien supérieur à ces deux derniers pays (Cf. la revue Regards 2024/1 n°63).
La France n’a pas à rougir de son modèle social.… mais un modèle social en grande « souffrance »
Il n’y a pas un jour où la presse n’évoque, à juste titre, la dégradation des services publics en France. Une réalité à laquelle beaucoup de Français ont été ou seront un jour confrontés.
Une détérioration qui touche différents secteurs essentiels à la vie quotidienne – Ecole, transport, hôpitaux, administrations, … - et qui se manifeste de manières diverses : baisse de la qualité du service dans les administrations en charge de déployer les politiques publiques, dématérialisation des conditions d’accès à ces services, fermetures ou centralisation desdits services, détérioration des infrastructures, réduction budgétaire des prestations sociales, concentration urbaine et abandon des territoires ruraux, … autant de difficultés accrues pour les usagers entrainant une perte de confiance dans le modèle social français.
Ce modèle social, financé par les cotisations sociales et les impôts, l’est également par la dette. Une dette qui ne cesse d’augmenter. C’est bien là la principale faiblesse de ce modèle social, celle sur laquelle les néolibéraux s’appuient pour revendiquer une large privatisation des services publics de la Nation.
4. La principale cause de l’effondrement du modèle social français.
L’analyse de la régression du modèle social français, telle que la présente le monde des sachants (spécialistes et experts toutologues, journalistes, universitaires, politiques, …), met en avant des raisons multifactorielles2 sur lesquelles un Etat n’a, en réalité, que très peu de prise.
Il n’y a, d’après eux, qu’une seule et unique « solution » pour faire face aux conséquences sociales, économiques et financières de ces causes, celle de renforcer la coopération interétatique avec des organisations intergouvernementales telles que l’Organisation Mondiale du Commerce, la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, l’Organisation Mondiale de la Santé et bien entendu l’Union Européenne… pour ne citer que les principales.
Or, c’est là que le bât blesse.
Non que ces organisations intergouvernementales soient inutiles voire inadaptées, mais simplement parce qu’elles ont toutes un désagréable penchant, celui de bâtir les modalités de leur gouvernance sur une conception anglo-saxonne de la démocratie sociale, conception sur laquelle s’appuie une doctrine économique et politique encourageant le principe d’une concurrence pure et parfaite, vilipendant l’intervention de l’État, et louant l’individualisme économique, doctrine communément appelée : le néolibéralisme.
En adhérant sans coup férir à toutes ces organisations, la France se laisse emporter par une dynamique politique contraire à ses valeurs et qui l’enferme dans une spirale régressive qui se conclura, à n’en pas douter, par la soumission de l’Etat à une oligarchie financière.
Or, cette conception anglo-saxonne de la démocratie sociale est structurellement incompatible avec les idéaux fondateurs des institutions de la République et organisateurs du modèle social français. (Cf. §5 : Comparaison non exhaustive entre les deux approches de la démocratie sociale).
D’ailleurs, si le « monde » anglosaxon qualifie les Français d’arrogants, c’est qu’ils sont pour eux « des insensés (qui) eurent l’audace d’arracher à Dieu, pour la première fois, le gouvernement des hommes sur un canton de la planète ». Ils les jugent comme des « marginaux et à contre-courant » (Régis Debray).
Aussi, le reproche que les citoyens français peuvent, à raison, faire à leurs femmes et aux hommes politiques est celui d’avoir, dès le début des années 70, délibérément ou naïvement tourné le dos aux principes issus de la Révolution française, consolidés tout au long du 19ème et 20ème siècle et synthétisés par l’article 1 de la Constitution de 1958 et fondateurs de la souveraineté de la Nation.
Après avoir été sujets d’un royaume puis citoyens d’une république, les Français s’apprêteraient-ils à devenir les « consommariens » d’une plutocratie mondiale ? Le ralliement des milliardaires américains aux dangereuses lubies politiques portées par le 47ème président des États-Unis d’Amérique et la place qui leur sera donnée dans la conduite des politiques publiques américaines le laissent présager.
En occident, depuis quelques années, la démocratie sociale comme la démocratie politique s’effacent progressivement au profit d’une « démocratie économique » pilotée par des hommes et des femmes d’affaires peu formés aux questions politiques complexes, soucieux du développement de leurs intérêts personnels au détriment de l’intérêt général et enclins à exclure des pans entiers de la population ne correspondant pas à leurs critères de citoyenneté.
Second Volet : Démocratie sociale en entreprise, vœux pieux.
1. Les fondements de la « démocratie sociale » en entreprise.
De la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’à la première guerre mondiale, les relations professionnelles entre les entreprises et les travailleurs ont été le théâtre de conflits violents et meurtriers.
Aujourd’hui, ces relations se sont quelque peu apaisées. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’elles sont toujours sous-tendues par l’affrontement de deux idéologies diamétralement opposées.
La première repose sur une logique économique néolibérale qui privilégie la relance de l’économie par la stimulation de l’offre tout en prônant une diminution des règlementations (commerciales, économiques, financières, sociales et écologiques) qui freinent l’initiative privée ; et en militant également pour un allègement des charges salariales, sociales et fiscales qui pèsent sur l’entreprise et l’épargnant.
La seconde s’appuie sur une logique sociale, portée par la déclaration de Philadelphie (10 mai 1944), qui se réfère à l’impératif catégorique de Kant selon lequel l’Homme ne doit jamais être traité comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi.
Cette déclaration, adoptée par la Conférence internationale du travail (CIT), soutient que le travail n’est pas une marchandise et affirme que la liberté d’expression et d’association est la condition indispensable d’un progrès continu.
Elle souligne que la pauvreté, où qu’elle se situe, constitue un danger pour la postérité de tous et certifie, enfin, que tous les Êtres Humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté, la dignité, et la sécurité économique avec naturellement des chances égales.
Pour l’Organisation Internationale de Travail (OIT) tout programme d’action et de mesure pris sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doit être apprécié de ce point de vue et accepté seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, cet objectif fondamental. En clair, il ne doit y avoir de progrès économique sans progrès social.
En résumé, la logique sociale souhaite assujettir les règles des marchés à celles de la démocratie.
Le néolibéralisme, quant à lui centré sur l’entreprise, favorise non seulement l’innovation entrepreneuriale mais également (et surtout) la destruction créatrice (cf. l’obsolescence programmée) processus qui, selon Schumpeter, constitue la donnée fondamentale du capitalisme : « c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter. ».
Cette vision immuable, selon les néolibéraux, impose l’application de principes simples et facilement compréhensibles, à savoir : baisse des salaires en laissant croire que celle-ci entrainerait une augmentation des emplois, voire une relance de l’économie par une amélioration de la productivité, déréglementation du marché du travail, sans se préoccuper des conséquences économiques telles que la stagnation, voire la déflation (c’est à l’Etat de prendre en charge les conséquences sociales et territoriales de cette dérèglementation), privatisation des services publics sans démontrer la supériorité du privé sur le public, libéralisation du commerce et des marchés financiers, dans le but unique de faciliter l’extension du champ de la participation des capitaux privés sur ces différentes sphères, et enfin, marchandisation de l’Homme (cf. Théodore William Schultz) et de la planète (tout en ce bas monde n’est que marchandise, d’où l’exploitation éhontée des ressources naturelles).
Pour Milton Friedman (économiste américain), la seule responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise est d’accroître ses profits.
En résumé, la logique libérale a vocation à assujettir la démocratie aux règles du marché.
2. Un concept sans cesse ripoliné au gré de l’évolution du contexte économique et social.
Les relations professionnelles (entre les représentants des entreprises et ceux des salariés) évoluent au fil du temps pour accompagner les changements sociaux, économiques et juridiques dans les rapports au travail. Ces évolutions se traduisent par un renouvellement régulier de leur dénomination.
Aussi, convient-il de vérifier si ces terminologies fluctuantes répondent concrètement et équitablement aux intérêts propres de chacune des parties impliquées ou si elles ne sont en fait que des expressions issues de la langue officielle d’Océania (la Novlangue) inventée par George Orwell pour son roman d’anticipation 1984.
Des terminologies fluctuantes de la régulation sociale en entreprise …
Ces différentes appellations évoluent de « lutte des classes », à la fin du XIXème siècle, à « Responsabilité Sociale des Entreprises » (RSE), à la fin du XXème siècle pour finir, en ce début de XXIème siècle, par « dialogue social durable ».
Fin du XIXème siècle, la révolution industrielle marque une polarisation accrue entre les propriétaires d’entreprises et les ouvriers. Les relations sont conflictuelles. Elles relèvent bien souvent du « conflit social » ou « lutte des classes », expressions popularisées par des penseurs comme Karl Marx ou Pierre-Joseph Proudhon. Elles se caractérisent par des revendications violentes pour des droits minima sur les salaires et les conditions de travail.
Ce climat délétère contribue, cependant, au début de la reconnaissance des syndicats marquant ainsi une première étape de la participation des travailleurs à la prise de décision dans les entreprises.
Le début du XXème siècle voit les rapports sociaux, au sein des entreprise, s’apaiser et mettre davantage l’accent sur une approche plus régulée des conflits. Les réformes sociales engagées après la première guerre mondiale introduisent les mécanismes de la négociation collective. C’est le temps des « relations industrielles ».
Des années 80 à la fin du XXème siècle, face à la montée en puissance de la mondialisation et des transformations économiques, les entreprises veulent anticiper et résoudre les conflits en privilégiant le « dialogue social ». Elles entendent obtenir, par ce biais, la collaboration des représentants de salariés dans la mise en place (1990) d’une démarche nouvelle : la fléxisécurité (flexibilité pour les salariés, sécurité pour les entreprises ?).
Début 2000, à la suite du lancement du Pacte mondial des Nations Unies à l’initiative du Secrétaire général des Nations Unies de l’époque, Kofi Annan, les entreprises mondiales sont invitées à adopter des pratiques plus éthiques et participatives intégrant la voix des salariés dans leurs décisions stratégiques.
C’est le temps de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE), que la loi française sur le devoir de vigilance (2017) accentue en renforçant des obligations de transparence.
En 2015, l’Organisation des Nations Unies pose le concept de dialogue social durable, processus continu, inclusif et équilibré entre les parties prenantes du monde du travail - principalement les employeurs, les employés et, dans certains cas, les gouvernements ou les organisations syndicales – dans le but de favoriser des relations harmonieuses, la participation active des travailleurs, et la prise en compte des enjeux de durabilité.
Il s’agit, pour cette Organisation Intergouvernementale, d’un dialogue qui va au-delà des relations professionnelles traditionnelles pour intégrer des dimensions sociales, économiques et environnementales dans les discussions.
Certes, il faut bien reconnaitre les avancées non négligeables réalisées dans les relations professionnelles depuis plus de 150 ans.
1841 : loi sur la limitation du travail des enfants de moins de 8 ans (jamais appliquée, le corps de l’inspection du travail ne fut créé en France qu’en 1892), 1864 : législation du droit de grève sous Napoléon III, 1910 : loi instaurant un premier système de retraites pour les ouvriers et les paysans,
1919 : loi sur la journée de travail de 8 heures, 1936 : loi sur les Congés payés (cf. le Front Populaire),
1945 : Création du CNR garantissant la protection universelle (cf.§ 2 du Premier Volet), 1968 : renforcement du droit syndical et relance de la négociation (Accords de Grenelle), 1982 : ordonnance sur les retraites à 60 ans, 1998-2000 : lois sur la semaine de 35 heures et la 5ème semaine de congés payés.
Il faut noter que toutes ces conquêtes sociales n’ont pas été spontanément « données » par le patronat, elles ont, pour certaines, été obtenues de hautes luttes syndicales et, pour d’autres, grâce aux avancées politiques.
D’autres « conquêtes » sociales mériteraient d’être évoquées, notamment l’égalité professionnelle et les droits des femmes, ou l’amélioration des conditions de travail, ainsi que la conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Cependant, ces « conquêtes » témoignent plus de la capacité d’adaptation du droit du travail face aux transformations économiques et sociales que du résultat de mobilisations syndicales de grande ampleur.
Cependant, depuis plusieurs années, un détricotage de certains acquis sociaux par la mise en œuvre de plusieurs réformes dément concrètement l’ambition, proclamée urbi et orbi par le patronat et les gouvernements successifs, en matière de gestion participative et de dialogue social.
Réforme des retraites : Allongement de la durée nécessaire de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein (réforme Touraine 2014), Report de l’âge légal de départ de 60 à 62 ans (réforme 2010) puis de 62 à 64 ans (Réforme 2024) ;
Réforme de l’assurance chômage : Durcissement des conditions d’accès (réformes de 2019 et 2021), Réduction des indemnisations et Limitation de la durée d’indemnisation (2023),
Dérégulation du marché du travail : Réformes du code du travail (Lois Macron et El Khomri 2016 et 2017) facilitant les licenciements économiques et renforçant la « pratique » de la flexisécurité, Plafonnement de indemnités prud’homales en cas de licenciements abusifs et restriction du recours des salariés ;
Affaiblissement du dialogue social : Réduction du rôle des syndicats (ordonnances de 2017) en fusionnant les instances représentatives du personnel – CE, CHSCT, DP – en un comité social et économique limitant ainsi leur capacité de négociation ;
Marginalisation des accords de branches : Quasi-suppression du principe de faveur, les accords d’entreprises sont privilégiés permettant des dérogations parfois moins favorables aux accords de branches ;
Réformes structurelles du corps de l’inspection du travail et de la médecine du travail : entrainant un affaiblissement de la prévention, une dégradation des conditions de travail et une augmentation de la précarité des travailleurs dans les secteurs à hauts risques ; ….
Bien entendu, il ne s’agit, là, que de quelques exemples d’actions venant limiter les attentes et les intérêts des salariés. Toutefois, l’atteinte la plus importante faite aux acquis sociaux depuis près de trente ans ne relèvent pas du cadre de la loi, mais d’une volonté du patronat de passer d’une organisation du travail standardisée à une organisation du travail capable de répondre aux fluctuations rapides des marchés (cf. § 3).
Dans les faits, la démocratie sociale en entreprise, bien qu’ambitieuse, se heurte à des obstacles systémiques liés aux rapports de pouvoirs, à la domination du capital et de l’instrumentalisation de la participation. Ainsi, plusieurs auteurs mettent en doute la réalité son l’efficacité ou sa portée réelle.
Michel Crozier (sociologue français) souligne que dans les systèmes démocratiques les jeux de pouvoirs et les résistances au changement biaisent les processus de participation. Il constate que les acteurs (les employeurs, la hiérarchie et les salariés eux-mêmes) ont une proportion à contourner les règles ou à les utiliser à leur avantage (cf. L’acteur et le système – 1977 – avec Erhard Friedberg).
Pour d’autres auteurs, la démocratie sociale souvent présentée comme un compromis ne fait que masquer les déséquilibres de pouvoir entre employeurs et salariés. Elle n’est qu’une façade qui ne remet pas en cause la subordination des salariés (Pierre Rosanvallon, historien et sociologue français : La crise de l’Etat-providence – 1981 -).
Alain Supiot (universitaire et juriste français) soutient que les entreprises ne sont pas dans la capacité à intégrer véritablement des mécanismes démocratiques en raison de la pression exercée par la mondialisation. La démocratie sociale reste, pour lui, cantonnée à des ajustements mineurs sans impacts réels sur les choix stratégiques dominés par des logiques financières (cf. L’Esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total – 2010 -).
En réalité, le capitalisme récupère les idées de participation pour mieux légitimer son fonctionnement, sans véritable transformation. La démocratie sociale en entreprise est souvent réduite à des outils de gestion visant à accroître la productivité, à apaiser les conflits sans remettre en cause les inégalités structurelles (Luc Boltanski et Eve Chiapello, sociologues français – Cf. Le nouvel esprit du capitalisme 1999 -).
Même avec des mécanismes participatifs, les entreprises maintiennent souvent des hiérarchies rigides et créent des emplois dénués de sens pour préserver un ordre économique et social (David Graeber anthropologue américain – Bullshit jobs 2018 -).
Tous ces auteurs mettent en avant l’inégalité des rapports de forces qui montre que la démocratie sociale reste limitée par la domination structurelle des actionnaires et des dirigeants, même dans les entreprises participatives.
La récupération des mécanismes dits démocratiques par la mise en œuvre d’outils de gestion sans réel impact sur les inégalités économiques et le maintien des logiques économiques dominantes pour écarter les salariés de la participation aux décisions stratégiques reste encore le meilleur moyen pour étouffer toute velléité d’émancipation des salariés.
Concernant les résultats du Pacte mondial de 2000 (Global Compact), l’ONU en tire plusieurs conclusions. Elle reconnait, notamment que, si de nombreuses entreprises ont intégré ces principes dans leur stratégie, beaucoup d’entre elles adoptent une approche superficielle (effet de façade ou greenwashing) en communiquant sur la RSE sans véritable engagement quand d’autres ne récompensent pas les efforts de leurs salariés, entrainant de fait un frein à leur motivation.
La RSE reste, pour l’heure, une simple stratégie de communication et son effet sur la participation des salariés reste faible.
3. Comment le vocabulaire de l’économie congédie le bon sens commun.
Pour faire face à une concurrence accrue sur les marchés internationaux et adapter ainsi les entreprises aux évolutions économiques et technologiques, le patronat, dès la fin des années 70, a encouragé une approche nouvelle en matière de gestion du personnel.
Elle est basée sur l’abandon de la gestion des qualifications, jugée trop rigide et statique, au profit de la gestion des compétences, plus apte à répondre aux enjeux de flexibilité, d’innovation, d’alignement stratégique. La gestion des compétences est ainsi présentée comme l’outil idéal capable d’améliorer la performance globale (de l’entreprise), d’optimiser l’utilisation des ressources (notamment humaines) et d’assurer une meilleure résilience face aux crises économiques.
Cette manière d’envisager la relation salariale va faire florès auprès des universitaires et des journalistes.
Elle va bouleverser rapidement les organisations du travail, en cassant le collectif de travail, synonyme de solidarité, pour une concurrence exacerbée entre les salariés. Elle leur fait, ainsi, porter la responsabilité de leur employabilité en demandant qu’ils se forment en continu. Sans qu’il ne leur soit toujours fourni les moyens nécessaires (temps, budget, opportunités, …) pour réaliser cette exigence.
D’autres critiques concernant cette approche dite « moderne » de la prise en compte de l’implication des femmes et des hommes dans le fonctionnement des entreprises pourraient, à juste titre, être mentionnées telles que la complexité et subjectivité dans l’évaluation des compétences, la minimisation de l’importance des cadres juridiques protecteurs (cf. les conventions collectives), l’aplatissement des grilles salariales, la smicardisation d’un nombre toujours plus important de salariés – 1 personne sur 5 dans le secteur privé non agricole -, ….
Cependant, il importe de mettre l’accent sur une imposture plus sourde mais combien mortifère, à savoir l’hégémonie langagière des économistes. C’est la poutre faîtière qui a permis à l’économie de soumettre toute décision politique ou sociale à son hégémonie.
Elle consiste en l’utilisation d’un vocabulaire qui brouille le sens des termes utilisés pour affirmer, in fine, l’inverse de ce qu’ils signifient en réalité. C’est la force de cette lexicologie économique. Une discipline qui génère son propre langage, un langage dont les expressions restent somme toute limitées et pour lesquelles leur sens même est manipulé.
Ainsi, les salariés, dont chacun sait qu’ils contribuent à la création de valeur par leur travail, ne sont pas considérés par la logique économique dominante comme tels (à savoir créateurs de richesse) mais comme facteurs de production, des charges dont il faut limiter le coût pour maximiser la rentabilité de l’entreprise.
Ils sont relégués à l’état de ressources humaines qui, si elles sont rares, feront l’objet de spéculation. Ou si, par malheur, elles sont communes, excédentaires ou ayant un défaut d’employabilité, « bénéficieront » d’un plan de sauvegarde de l’emploi (en clair, un plan de licenciement) pour une meilleure optimisation structurelle de l’entreprise (en clair pour une opportune réduction des effectifs).
L’inventivité trompeuse d’un vocabulaire rassurant voire motivant n’a en fait qu’un seul objectif, celui de congédier le sens commun du langage au profit de celui de la gestion. C’est la clé de voûte de l’édifice néolibérale.
Ainsi, est-il plus adapté de parler de retour sur investissement ou de création de valeur plutôt que de profit (mot tabou donnant de l’urticaire à la plèbe), de vanter les mérites d’une modernisation du code du travail plutôt que d’une réduction des acquis sociaux (il faut être résolument moderne disait Rimbaud), d’invoquer la nécessité d’un dialogue social durable plutôt que celle d’une négociation collective équitable (parler engage moins qu’agir), d’évoquer les partenaires sociaux plutôt que les représentants syndicaux (si les employeurs et les employés étaient partenaires il y aurait sans doute un meilleur partage des richesses créées), de parler d’efficacité financière plutôt que de justice sociale (le profit plutôt que la solidarité).
Les économistes démontrent, ainsi, que plus la finesse du langage courant est détournée et réduite, moins les salariés sont capables de réfléchir et plus ils raisonnent à l’affect. Pour les économistes, il ne s’agit pas d’un problème mais d’un challenge.
4. L’impossible dialogue social français.
Les hommes et les femmes politiques français mettent souvent en avant la qualité du dialogue social allemand pour souligner la faillite des partenaires sociaux français. Alors que ces deux formes de dialogue s’inscrivent dans des contextes historique, culturel et sociologique qui leur sont propres, rendant ainsi leur transposition impossible.
Un dialogue social allemand en apparence plus consensuel mais ne profitant pas à tous les salariés, …
En Allemagne, les conditions de travail et les salaires relèvent de la seule compétence des partenaires sociaux, qui négocient branche par branche (syndicats et fédérations patronales se considèrent réellement comme des partenaires). Ils se connaissent et se reconnaissent. Ils fonctionnent en tandem, représentant les intérêts des deux faces d’une même médaille. Il n’y a pas d’opposition idéologique entre un patronat qui serait de droite et un mouvement syndical qui serait de gauche.
Leurs intérêts sont complémentaires. Au sein de l’entreprise, seuls les salariés siégeant au conseil d’entreprise sont habilités à négocier. Leurs attributions vont du simple droit d’être informés à un véritable droit de véto notamment sur les licenciements ainsi que sur les mutations de salariés. Les syndicats, quant à eux, ne sont pas présents dans les conseils d’entreprise. L’installation d’un conseil d’entreprise en Allemagne se fait à l’initiative des salariés (les cadres en sont exclus) et non, comme en France, par une obligation législative. Si un employeur souhaite négocier, pour son entreprise, un accord particulier, il le fait avec les syndicats de la branche dont les membres n’ont aucun lien de subordination avec ladite entreprise. Cette approche de la « démocratie sociale », manifestation du principe de subsidiarité, est inscrite dans la Loi fondamentale allemande et a favorisé le développement de syndicats puissants et représentatifs.
Cela dit, l’écart de salaires entre les personnes relevant de la confédération allemande des syndicats (DGB) des autres personnes soumis à des contrats précaires s’est considérablement accentué. Les bas salaires, en Allemagne, continuent à creuser les inégalités sociales, situation générée par les lois Hartz, élaborées par le gouvernement avec l’appui des syndicats et des fédérations patronales.
En Allemagne, le taux de pauvreté est supérieur à celui de la France (cf. page 5 du présent document).
… et un dialogue social français immature victime d’un interventionnisme permanent de l’Etat.
En France, le péché originel du syndicalisme français perdure encore et toujours. Issu de violentes luttes sociales, il se caractérise par un émiettement peu propice à l’unité d’action. Fortement « idéologisé, il souffre de trois maux empêchant irrémédiablement l’émergence d’une vision économique et sociale répondant aux attentes des salariés.
Le premier concerne la non-reconnaissance chronique des organisations syndicales comme interlocuteurs « valables » par les organisations patronales. Ils se connaissent mais ne se reconnaissent pas.
Cette méfiance historique entre les représentants des employeurs et ceux des salariés suscite un interventionnisme structurel de l’Etat dans les rapports sociaux. C’est le législateur qui impose les règles du dialogue social et non les acteurs concernés comme en Allemagne. Revers de la médaille, c’est le même législateur qui détricote les acquis sociaux au gré des situations politiques et économiques du pays.
Enfin, le troisième vice empêchant l’émergence d’une régulation sociale sereine en entreprise relève de la dépendance juridique du délégué syndical envers son employeur. Peut-on, en effet, réellement négocier en toute indépendance lorsque l’on est tenu par un lien de subordination ?
Pour ce qui se rapporte aux branches professionnelles, un défaut majeur biaise toute négociation, celui d’ignorer que toute transaction nécessite d’identifier clairement les acteurs disposant d’un réel pouvoir de décider. Or, dans le cadre de ces négociations de branches, le dialogue s’instaure entre des salariés (représentants syndicaux) et des salariés représentant les employeurs. Lors de ces négociations les propriétaires des entreprises concernées ne sont jamais présents ou rarement représentés par leurs pairs.
On assiste, de fait, à des négociations entre deux catégories bien distinctes de salariés : des représentants syndicaux salariés et des représentants des employeurs également salariés. Ce qui laisse, finalement, la possibilité aux apporteurs de capitaux et aux actionnaires des entreprises adhérentes (aux branches professionnelles) de s’exonérer des engagements pris par leurs représentants.
C’est peut-être une des raisons de la faible portée juridique des accords collectifs signés ?
A ce propos, il n’existe pas de démarche structurée engagée par les « partenaires sociaux » visant à observer, mesurer et analyser les effets qualitatifs des différents accords signés au sein des branches professionnelles. Les partenaires signent des accords sans s’inquiéter concrètement de leurs impacts sur le plan économique et social du secteur professionnel, champ conventionnel de leur partenariat. Les accords sont censés être performatifs.
Il existe bien d’autres biais dans la négociation collective en France qui rendent impossible l’instauration d’une véritable concertation pouvant aboutir à un partage du pouvoir dans les entreprises. Mais en faire l’inventaire pourrait faire l’objet d’un autre « papier ».
Pour conclure sur la réelle capacité des apporteurs de travail à participer à la construction stratégique de l’entreprise et au-delà de ces deux conceptions du dialogue social diamétralement opposées, ne perdons pas de vue deux tendances de fond.
Depuis plusieurs années, l’OIT constate un lent déclin du syndicalisme dans le monde - effet collatéral de la globalisation – qui est dû à la valorisation de l’individu au détriment de celle du collectif – effet de la vision idéologique du libéralisme (there is no society only individuals) –
Ni les entreprises, ni les branches professionnelles auxquelles elles adhèrent ne sont maîtres de la détermination des éléments constitutifs de leurs marges. – effet de l’imbrication toujours plus étroite des Grandes Entreprises dans les transactions marchandes -.
En effet, dans le cadre de cette globalisation des chaînes de production, la notion de filière se substitue à celle de branche. Ainsi, si l’on prend, pour exemple, la filière automobile, c’est le donneur d’ordre qui impose, directement et par effet de cascade, à tous les acteurs contributifs à celle-ci, les coûts de fabrication indépendamment des résultats de la négociation collective (notamment sur les salaires) produite dans les différentes branches (métallurgie, plasturgie, textile, …) des entreprises impliquées.
La globalisation a autorisé la mise en place d’un supply chain mondialisée qui réduit considérablement les coûts d’approvisionnement, de production, de stockage, de transport et de logistique permettant ainsi d’entraver tout accommodement national favorable à une ou plusieurs parties prenantes de cette chaîne autre que les apporteurs de capitaux.
Alors, démocratie sociale mythe ou réalité ?
Certains sachants souligneraient, en priorité, le lien de dépendance de la démocratie, politique ou sociale, à l’économie pour justifier la nature et les raisons de ses variations selon les contextes. Ils poursuivraient en affirmant qu’une économie stable et prospère favoriserait le développement et la consolidation des institutions démocratiques, et qu’à l’inverse, une crise économique profonde fragiliserait la démocratie et encouragerait l’émergence de régimes autoritaires. Ils rappelleraient également, exemples à l’appui, que des démocraties pourraient survivre à de graves crises économiques à conditions d’être dotées de solides institutions et soutenues par une forte légitimité populaire. Ils n’oublieraient pas de préciser que, malgré tout, certaines dictatures parviendraient, sous réserve d’un contrôle drastique de la population, à maintenir une économie prospère.
Autrement dit inutile de se « mouiller », laissons les événements suivre leurs cours, il sera toujours temps de préciser notre propre vision (mythe ou réalité) lorsqu’ils auront pris un tournant décisif, voire définitif.
Mais peu d’entre eux avoueraient que ce lien de dépendance est directement tributaire de la manière dont les peuples appréhendent les fondements de la vie en société. Ces fondements, reposent-ils sur une logique collective et égalitaire ou sont-ils basés sur le mérite et la responsabilité individuelle ?
Economie et démocratie sont directement influencées par ces approches sociétales. Faut-il réduire les inégalités en favorisant des mécanismes redistributifs ? Ou encourager les individus à saisir toute opportunité au risque de créer et d’amplifier des disparités entre eux ?
Il faut reconnaître qu’historiquement la France a toujours eu cette volonté de favoriser la cohésion de la Nation en donnant corps au principe de solidarité, partie intégrante de sa devise, par la mise en place de politiques sociales généreuses à caractère universel.
Malheureusement, cette ambition fait l’objet d’incessantes remises en cause par une augmentation de comportements frauduleux de certaines personnalités juridique physiques et morales (individus et entreprises), d’une part et d’autre part, par l’influence toujours plus grande des partisans du libertarianisme.
Si le peuple français ne reprend pas en main sa destinée, il est fort probable que sa prochaine devise nationale devienne « Vivre et laisser vivre » ou encore « Don’t tread on me » (Ne me marche pas dessus).
Quant à la « démocratie sociale » en entreprise, il est inutile de conclure par un propos laissant envisager son émergence à conditions de respecter certains principes (cf. le pacte de l’ONU).
Tant que les articles 18323 et 1833 du code civil ainsi que l’article L225-35 du code du commerce ne seront pas actualisés au profit d’un meilleur équilibre entre « Capital et Travail » il ne pourra y avoir de démocratie sociale dans les entreprises françaises.
La seule et réelle tentative d’instauration d’une « démocratie sociale » fut celle engagée par les lois Auroux (1982). Elles ont introduit quelques avancées, notamment l’encadrement du pouvoir disciplinaire de l’employeur, le droit d’expression des salariés, le renforcement des institutions représentatives du personnel, l’obligation annuelle de négociation, la création des CHSCT et le droit de retrait en cas de danger.
Malheureusement, elles n’ont pas eu l’impact escompté. La complexité des dispositifs (procédures de négociation, multiplications des IRP), l’absence de mécanismes de contrôles et de sanctions, le contexte économique défavorable de l’époque (la France est frappée par de grandes vagues de défaillances d’entreprises) et un manque d’engagement des acteurs (réticence des employeurs, méfiance des salariés) en sont les principales raisons.
En fait, pour espérer entrevoir l’émergence d’une démocratie sociale, il conviendrait d’inverser la chaîne actuelle de valeur imposant la hiérarchisation des dépendances : Economie Politique Démocratie, par la chaîne suivante : Démocratie sociale Politique Economie.
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1 Pour mémoire, dans le cadre de la solidarité internationale, la France soutient financièrement des initiatives internationales pour réduire la pauvreté, favoriser l’éducation et répondre aux crises humanitaires. De même, elle met en place des dispositifs dans le cadre de l’Accueil des réfugiés.
2 Des raisons multifactorielles telles que le ralentissement de la croissance économique, la concurrence forcenée due à la mondialisation des échanges économiques et financiers, le vertigineux endettement public, les crises sanitaire et climatique, la recrudescence des conflits, la montée des extrêmes (politique et religieux), le vieillissement de la population, la baisse de la natalité, …
En pièce jointe, l’article en pdf
Documents joints
- Démocratie sociale, mythe ou réalité (PDF – 384.2 kio)