Et la crise sociale a rattrapé le Parlement européen

Et la crise sociale a rattrapé le Parlement européen

Vendredi 29 mai 2009, par Anne-Cécile Robert

POLEMIQUE SUR UNE JURISPRUDENCE TROP FAVORABLE AUX ENTREPRISES

A l’heure où les partis politiques sont en train de constituer leurs listes en vue des élections de juin prochain, le Parlement européen demeure une institution méconnue. Toutefois, une jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, qui légalise le dumping social, a provoqué chez les députés un débat révélateur fin 2008. Alors que la crise économique s’amplifie, les textes adoptés montrent les contradictions et les limites d’une assemblée qui se voudrait l’expression des peuples de l’Union.

par

Anne-Cécile Robert


Le Monde Diplomatique, Mars 2009, p.7-8.

http://www.monde-diplomatique.fr/2009/03/ROBERT/16922

La stupéfaction se lit toujours, plusieurs semaines après les faits, sur le visage de M. Jan Andersson, président de la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen. En quelques mois, de novembre 2007 à juin 2008, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a rendu quatre jugements affirmant la primauté des droits des entreprises sur ceux des salariés.

Dans l’affaire Viking, un armateur finlandais voulait transférer un ferry sous pavillon estonien afin d’échapper à une convention collective. Dans l’affaire Laval, un syndicat suédois avait tenté, en bloquant les travaux d’une entreprise du bâtiment, de contraindre un prestataire de services letton à signer une convention collective. Dans l’affaire Rüffert, une société polonaise, installée dans le Land de Basse-Saxe, versait des rémunérations inférieures au salaire minimum local. Enfin, le 18 juin 2008, la CJCE était saisie par la Commission européenne, qui jugeait excessives les obligations imposées par le Luxembourg à un prestataire de services étranger (lire « Syndicats phagocytés »).

Dans tous les cas, la CJCE a condamné les actions syndicales et a demandé aux autorités publiques de limiter les normes sociales imposées aux entreprises délocalisées. Selon elle, le droit du travail et les mouvements de salariés ne doivent pas entraver de façon « disproportionnée » la liberté d’établissement des entreprises (article 43 du traité de Rome) et la libre prestation de services (article 49) dans le Marché commun.

Socialiste suédois, M. Andersson ne s’attendait pas à une telle interprétation des textes européens. Il s’inquiète de la légitimation ainsi effectuée du dumping social et craint d’autres arrêts allant dans le même sens. Le 22 octobre 2008, le Parlement a donc adopté, sur la base d’un « rapport d’initiative » de ce député, une résolution législative contredisant ouvertement la jurisprudence de la CJCE. Fait rarissime dans l’univers ouaté de cette institution, à peine troublé par les groupes de touristes ou d’enfants en voyages scolaires.

Un vide juridique assumé

Selon les députés, les « libertés économiques ne sauraient être interprétées de manière à accorder aux entreprises le droit de se soustraire ou de contourner les lois et pratiques nationales dans le domaine social [1] ». Ils précisent que, contrairement à l’interprétation restrictive qu’en ont donnée les juges, la directive du 16 décembre 1996 sur le détachement des travailleurs [2], qui régit les droits des salariés embauchés par des entreprises se déplaçant dans le Marché commun, édicte des minima que les gouvernements et les partenaires sociaux peuvent compléter par des exigences « plus favorables » aux employés.

Cette résolution, qui n’a pas en elle-même de portée obligatoire, constitue cependant une pression politique sur les Etats membres et la Commission, auxquels les députés demandent de prendre les mesures nécessaires à la clarification du droit communautaire. Elle donne l’opinion de l’assemblée sur une question de principe — les droits des entreprises ne priment pas ceux des partenaires sociaux — et augure de sa position sur de futures directives. Adoptée à une large majorité (quatre cent soixante-quatorze voix contre cent six et quatre-vingt-treize abstentions), elle a conféré au Parlement une image de défenseur de l’Europe sociale, renforcée, le 6 novembre 2008, par son opposition à l’allongement du temps de travail de quarante-huit heures à soixante-dix heures par semaine [3]. Syndicats et associations ont ainsi salué le « message très ferme [4] » adressé par les députés aux Etats membres et à la Commission.

Si la dimension sociale des textes qu’a adoptés le Parlement ne fait aucun doute, les débats et les réactions aux arrêts de la CJCE révèlent une réalité plus contrastée. En s’appuyant sur des articles « historiques » — les articles 43 et 49 du traité de Rome qui fondent la libre concurrence dans le Marché commun sont présents depuis les origines, quand les dispositions sociales, nettement moins précises, sont venues tardivement leur apporter quelques bémols [5] —, la CJCE a, sans le vouloir, posé la question, sinon de la nature de la construction européenne, du moins de sa logique. Elle a, en même temps, révélé la fragilité de la position institutionnelle du Parlement tout comme son immaturité politique.

La CJCE a en effet mis à profit les lacunes de la législation communautaire pour en donner une interprétation contraire aux vœux des parlementaires. La socialiste française Françoise Castex rappelle ainsi que, lors de son adoption en 1996, la directive sur le détachement des travailleurs était présentée comme une avancée pour les salariés. Or les juges en ont fait un outil au service de la liberté d’établissement des entreprises.

Pour M. Andersson, « la Cour ne suit pas les discussions parlementaires. Elle devrait s’inspirer des échanges politiques afin de déterminer l’intention du législateur ». Mme Castex se montre plus réaliste en évoquant une « politique du vide juridique assumée » des députés qui laisse une grande marge de manœuvre aux juges dans le cadre de traités européens structurellement libéraux. Et de rappeler que, à la suite de la controverse suscitée par la directive Bolkestein [6]
, les députés européens avaient ainsi retiré du texte le principe du pays d’origine, mais n’avaient pas précisé le droit applicable...

Jusqu’à présent, la puissance de la CJCE ne semblait pas trop gêner les députés. « Lorsque la législation était floue, les élus, notamment les Allemands et les Anglais, s’en remettaient en confiance aux juges pour l’interpréter », raconte Mme Castex. Les Scandinaves et les Allemands sont d’autant plus « sonnés » par les arrêts de la CJCE qu’ils découvrent la fragilité de leurs systèmes de négociations collectives dans le grand marché intérieur, deux jugements les concernant directement (lire « Syndicats phagocytés »). En outre, cette jurisprudence intervient alors que les plans sociaux se multiplient dans l’Union et que la crise économique annonce de nouveaux conflits entre les syndicats et les entreprises.

L’attitude timide des députés peut d’autant plus surprendre que les hauts magistrats remplissent dans l’Union une mission — créer du droit — qui est normalement celle d’instances élues ou contrôlées démocratiquement. Aucun d’entre eux ne semble contester ce pouvoir exorbitant, qui place l’Europe sous le régime de la jurisprudence, et non du droit romain [7].

Le Parlement est l’institution faible du système communautaire. Il n’a pas la compétence de proposer des directives ou des règlements : il peut seulement demander à la Commission, qui détient l’initiative des « lois », de le faire. Mais Bruxelles demeure libre de donner suite ou non à la demande des députés. C’est ainsi que, le 21 janvier 2009, l’exécutif européen a rejeté leur appel à prendre des mesures juridiques face aux arrêts de la CJCE, n’en « voyant pas, à ce stade, la nécessité [8] ».

Inexistence du clivage droite-gauche

A l’autre bout de la chaîne de décision, le Parlement doit négocier le vote final des textes avec le Conseil de l’Union européenne (les ministres des Vingt-Sept), dans le cadre de la procédure de codécision. Si l’accord ne se fait pas entre les deux institutions, les députés ne peuvent que rejeter le texte, pas en imposer un autre. Or, souligne Mme Castex, non seulement la Commission propose des « lois » ultralibérales mais, « quand le Parlement s’y oppose, ou adopte des amendements trop conséquents, elle revient à la charge quelques mois plus tard avec un texte qui va dans le même sens ». Dans le cas des jugements contestés de la Cour européenne, les ministres ont fait savoir, dès le 18 décembre 2008, qu’une modification de la législation ne leur paraissait pas « appropriée » [9].

Pour M. Andersson, il ne faut cependant pas négliger le pouvoir de négociation acquis par le Parlement. « Tout est affaire de politique », estime-t-il, en rappelant que l’assemblée se prononcera sur la composition de la Commission que lui proposeront les Etats membres après les élections de juin prochain. « C’est un moyen de pression réel » qui doit, selon lui, être soutenu par une action exercée dans chaque pays sur les gouvernements. Il espère un renforcement à terme des pouvoirs du Parlement.

Toutefois, pour se justifier vraiment, un tel renforcement impliquerait une réelle volonté, de la part de cette institution, d’exprimer des rapports de forces sur des questions de fond. Or les oppositions qui s’y manifestent paraissent évanescentes. Ainsi, à l’occasion des débats sur les arrêts de la CJCE, le Parlement a davantage exprimé son esprit de consensus que sa volonté de fonctionner comme une instance politique représentative. Le clivage droite-gauche n’a pratiquement pas joué. La plupart des partis, y compris le Parti populaire européen (PPE, démocrate-chrétien), ont contribué à l’adoption de la résolution du 22 octobre 2008 contredisant la Cour. Président du groupe PPE, M. Joseph Daul s’est ainsi prononcé « pour une libre circulation des services sans dumping social ». Idem pour l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE, démocrate-chrétienne).

En pratique, le PPE (deux cent quatre-vingt-six élus) et le Parti socialiste européen (PSE, deux cent dix-sept élus) dominent l’assemblée (sept cent quatre-vingt- cinq membres) en alternance, et il est d’usage qu’ils mêlent leurs voix. Ils sont même accusés de se partager le pouvoir, y compris les postes de président ou de membre du bureau, au détriment des autres formations. Mme Hélène Flautre, députée des Verts - Alliance libre européenne (ALE), dénonce ainsi la « tendance croissante du Parlement européen à se laisser phagocyter par les deux grands groupes [10] ».

Mme Pervenche Berès, députée socialiste française, ne s’en cache pas : « La ligne de clivage fluctue en fonction des sujets traités. Sur les questions de société, les alliances avec la Gauche unitaire européenne - Gauche verte nordique (GUE-NGL), qui rassemble des partis de gauche, majoritairement communistes ou ex-communistes, ainsi qu’avec le groupe des Verts-ALE mais aussi le groupe des libéraux (ADLE) sont fréquentes. Avec eux, le PSE joue pleinement son rôle d’opposition face à la droite majoritaire. Cependant, ces alliances ne permettent pas toujours au PSE de constituer une majorité : lorsqu’il travaille sur de la législation dure, le PSE cherche donc souvent à trouver un accord avec le PPE ( [11]). »

La lecture droite-gauche des décisions du Parlement semble donc illusoire et la constante recomposition des groupes, à chaque élection, tous les cinq ans, montre d’ailleurs que les rassemblements idéologiques ne sont pas clairement établis.

Typique de cet esprit de « compromis », la résolution antidumping social du 22 octobre « se félicite du traité de Lisbonne » qui reprend pourtant tels quels les articles 43 et 49 du traité de Rome sur lesquels la CJCE s’est fondée pour établir une hiérarchie entre les droits des entreprises et ceux des salariés. De même, elle « encourage activement une compétitivité fondée sur la connaissance et l’innovation, comme le prévoit la stratégie de Lisbonne » de mars 2000, kit de montage dernier cri du néolibéralisme à l’usage des Etats membres [12]. Le positionnement du Parlement en « rempart » des droits sociaux se trouve ainsi pour le moins nuancé.

L’enthousiasme des députés pour le traité de Lisbonne est tel qu’ils en font l’un des fondements de leur résolution alors que celui-ci n’est pas encore en vigueur. Une entorse au droit et à la démocratie dont la Commission de Bruxelles et la CJCE elle-même sont coutumières.

Des traités intouchables

La social-démocratie européenne demeure imprégnée de libéralisme économique. Dans son bureau encombré de Bruxelles, M. Andersson nous avait expliqué son attachement à l’économie de marché « qui crée des emplois », avant de nous faire la leçon sur le caractère, selon lui, « xénophobe » du débat français sur le « plombier polonais ». Ce qui ne l’empêche pas d’expliquer l’attitude de la CJCE par l’arrivée des juges des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) en 2004. Dans ces pays, les élites estiment souvent que le droit social constitue une manière déguisée pour les anciens Etats membres de protéger leurs marchés (lire notre dossier « Le retour du protectionnisme et la fureur de ses ennemis »). C’est la faute au juge polonais en quelque sorte !

En fait, comme le signale la politologue Gersende Mayo, « les logiques de vote peuvent correspondre à divers clivages, parfois peu lisibles : europhiles contre eurosceptiques, préférence nationale, petits groupes contre PPE-PSE et, résiduellement, le clivage gauche-droite [13] ». Evoquant les débats européens, Gaël Brustier, chercheur en science politique, se montre dubitatif : « J’ai un peu l’impression qu’il s’agit de rites, on fait “comme si”... Comme si l’Europe était politique, comme si elle pouvait être sociale... »

Pour Mme Castex toutefois, si le Parlement est une « institution qui manque de maturité » — préoccupation qu’on retrouve aussi chez M. Daul —, les événements récents (arrêts de la CJCE, crise sociale) pourraient contribuer à son affirmation comme instance représentative, une nécessité d’autant plus forte que son élection, tous les cinq ans, s’accompagne de taux d’abstention croissants [14]. Et de raconter que, lors du vote de la résolution anti-CJCE, des manifestations syndicales se tenaient dans les rues de Bruxelles, montrant que l’assemblée peut être « influencée de l’extérieur ». Mais jusqu’où ? Ses prises de position « progressistes » s’inscrivent dans un contexte particulièrement défavorable au social. C’est un univers où l’idée d’une semaine de travail à soixante-dix heures se discute et où la norme reste quarante-huit heures... Ce qu’un syndicaliste résumait par une métaphore militaire : « On se réjouit d’avoir fait un mètre alors qu’on en a perdu cent. »

Symptomatiquement, lors du débat sur les arrêts de la CJCE, le Parlement s’est refusé à réclamer ouvertement une clarification des traités afin d’y inscrire l’équivalence des droits économiques et sociaux. La GUE demandait notamment qu’une clause de progrès social soit ajoutée au traité de Lisbonne. Cette proposition a été écartée, provoquant la colère de Mme Mary Lou McDonald, députée irlandaise (GUE). Elle se déclare « énormément déçue » par le rapport de la commission de l’emploi et des affaires sociales qui a servi de base à la résolution parlementaire. En effet, ce document « ne réclame pas les modifications du droit fondamental nécessaires à la protection des travailleurs. La version initiale du texte reconnaissait qu’amender le traité de Lisbonne constituait une option valable. Mais cette idée a été délibérément et cyniquement retirée ». La résolution finale adoptée par le Parlement réclame une clarification du « droit primaire », sans préciser davantage.

Tout en étant nette sur les principes, la résolution se concentre sur les directives et leur interprétation, notamment la directive sur le détachement des travailleurs de 1996, demandant à la Commission de Bruxelles de faire des propositions de modification de ce texte et aux Etats membres de préciser leur position. On sait ce qui leur a été répondu. Pour Mme Marian Harkin (ADLE), réviser les traités pour répondre aux arrêts de la CJCE reviendrait à « prendre un marteau pour écraser une mouche ». Le traité de Lisbonne suffirait à rééquilibrer les choses.

Pourtant, de l’aveu même de Mme Séverine Picard, responsable du service juridique de la Confédération européenne des syndicats (CES), qui soutient la ratification de ce texte, « il est douteux qu’il puisse à lui seul causer un revirement de jurisprudence », même si la Charte des droits fondamentaux, qui deviendra obligatoire, inscrit le « droit à la négociation collective ». Selon elle, la CJCE a montré toute l’étendue de son pouvoir d’appréciation, bardé de références aux traités, en cas de conflit entre le droit à l’action collective des salariés, qu’elle reconnaît, et la liberté d’action des entreprises.

La CJCE fait pencher la balance en faveur de cette dernière, qu’elle considère avec logique comme le « pilier » du Marché commun. En attaquant la législation sans mettre en cause les traités, le Parlement tente in fine de se faire une place dans la cuisine européenne sans casser la vaisselle libérale léguée par les « pères fondateurs ».

Les récentes prises de position sociales des députés ont aussi des raisons conjoncturelles. Après les « non » néerlandais et français en 2005, puis irlandais en 2008, l’Union se trouve confrontée à une crise de légitimité. Il lui faut restaurer son image sans pour autant remettre en cause les équilibres politiques construits depuis cinquante ans. L’un des arguments employés pour faire voter la résolution antidumping social était d’ailleurs que les arrêts de la CJCE étaient utilisés pour discréditer le traité de Lisbonne.

« Il existe, estime Brustier, une convergence d’intérêts pour que les gouvernements, le Parlement et la Commission conçoivent des projets visant à mettre en valeur l’action de l’Europe face à la crise et aux difficultés sociales. L’Europe est consubstantiellement liée au libéralisme. Comme elle est le fruit de l’autonomisation des élites, mais que le suffrage universel s’exprime encore, les dirigeants européens sont forcés de singer l’“Europe sociale” pour se légitimer... C’est la tension permanente entre le “mythe Europe” et sa réalité... »

Il est vrai que les gouvernements ont constamment soutenu l’augmentation des pouvoirs du Parlement [15]. Lors de la négociation du « traité constitutionnel » par la Convention présidée par M. Valéry Giscard d’Estaing en 2004, les députés ont ainsi travaillé de concert avec les Etats membres, avec le résultat que l’on sait, et ils ont soutenu jusqu’au bout le texte, même après son rejet par les peuples français et néerlandais. Bien qu’ils siègent par groupes politiques, les élus continuent de se réunir par nationalités et il n’est pas rare que, avant chaque session, les gouvernements viennent exposer aux élus de leur pays la politique qu’ils vont mener [16].

Si cela peut être légitime compte tenu de l’importance que conserve le cadre étatique en Europe — comme la crise financière l’a montré —, cela relativise l’idée que le Parlement incarnerait l’émergence d’un « peuple européen » au nom duquel il pourrait devenir le « législateur fédéral » de l’Union.

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