LA FRAGILITÉ DE L'ORDRE PÉNAL RÉPUBLICAIN

LA FRAGILITÉ DE L’ORDRE PÉNAL RÉPUBLICAIN

Vendredi 19 avril 2013, par Vincent Sizaire

Nous avons commencé, à quelques reprises, à engager le débat sur la question de la loi dans l’ordre républicain. Dans le texte ci-dessous, Vincent Sizaire nous fait part de son analyse. Nul doute que cela suscite débat.

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Antienne de nombre de juristes depuis plusieurs décennies, le thème du déclin de la loi n’en recouvre pas moins une réalité de plus en plus préoccupante. On serait pourtant tenté d’observer chez les autres branches du droit une relative bonne santé au regard des convulsions maladives qui affectent la loi pénale depuis près de trente ans. A la fin des années 1990, il était déjà de coutume chez la plupart des pénalistes de dénoncer, en introduction de leur ouvrage ou de leur cours, l’incohérence et la précarité de son évolution (1) . Sensé ordonner une matière devenue incohérente (2) , le Code pénal de 1994 n’a pas, tant s’en faut, enrayé le processus – le rythme des réformes ayant au contraire connu une accélération prodigieuse. Depuis le début du XXIème siècle, ce ne sont pas moins de trente lois qui ont modifié substantiellement le droit et la procédure pénale, sans compter leurs multiples décrets d’application.

Au delà de l’inconstance du législateur, une telle frénésie révèle un mouvement normatif de plus en plus contradictoire, qui voit la règle pénale osciller entre l’accroissement de la latitude du pouvoir répressif et la protection de la Sûreté du citoyen. Rares sont cependant les auteurs qui ne voient dans ce phénomène autre chose que la marque de la versatilités des pouvoirs publics. Les bouleversements de plus en plus rapides et violents qui affectent la loi pénale ne sont pourtant que le symptôme d’un conflit normatif systémique qui travaille notre droit depuis la codification impériale.

Dès les premiers temps de sa proclamation, l’ordre pénal républicain, formellement consacré par le Code pénal de 1810, allait en effet être confronté à une force constante d’érosion contrariant sa mise en œuvre effective et conséquente. Avançant sous l’apparence du « bon sens répressif », cette opposition trahit en réalité une hostilité radicale à l’idée révolutionnaire de Sûreté, c’est à dire la garantie du citoyen contre toute forme d’arbitraire, qu’il soit d’origine publique ou privée. Elle convoque directement certains traits saillants de l’ancien droit pénal, singulièrement mâtinés des innovations de l’utilitarisme pénal. Face à la volonté des Constituants de construire un système répressif fondé sur les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité, les « pragmatiques » ne vont cesser de défendre la vielle opinion selon laquelle la bonne conduite de la répression impliquerait une certaine dose d’arbitraire et d’affliction à l’égard de la personne mise en cause. De la réintroduction des peines corporelles en 1810 jusqu’à celle des peines minimales en 2007, en passant par la peine de relégation qui fut appliquée de 1885 à 1981, l’attachement à une pénalité terrifiante directement hérité de l’ancien régime n’a pas, tant s’en faut, disparu de notre système répressif.

A l’idéal républicain d’amendement de la personne condamnée, commandant une pénalité mesurée et évolutive, les pragmatiques opposeront par ailleurs le fantasme d’une véritable technologie répressive, prototype de la science du gouvernement des hommes en Société promue par Bentham (3). Le développement incontrôlé des bien mal nommées mesures dites de « sûretés » à l’époque contemporaine témoigne (4) , là encore, de la persistance de cette volonté d’étendre la surveillance pénale des individus réputés dangereux bien au delà de ce qui est nécessaire à la sanction, dans une Société démocratique, des infractions commises.

Si cette tension originelle entre deux modèles répressifs rigoureusement antagonistes nous est aujourd’hui relativement invisible, c’est qu’elle se trouve occultée depuis l’origine du droit pénal moderne par le mythe de l’équilibre répressif, qui tend à présenter les évolutions contradictoires de la loi pénale comme la quête sempiternelle et, par hypothèse, inaccessible, d’un juste milieu entre les « nécessités de la répression » et les droits du justiciable. Les mutations brutales qui affectent depuis deux décennies le procès pénal rendent toutefois cette fiction de moins en moins crédible. Sous l’influence du néolibéralisme, il se mue progressivement en un outil de gestion coercitive de la déviance et de satisfaction symbolique de la victime.

C’est dans ce contexte que nous assistons au passage du bon sens répressif au réalisme répressif, c’est à dire d’une opposition à la logique répressive républicaine diffuse, implicite et somme toute modérée à une opposition explicite et assumée, qui tend à lui substituer une logique concurrente, fondée sur un impossible droit à la sécurité. L’essor de cette logique répressive sécuritaire fait entrer le conflit normatif originel dans une phase critique, qui menace bientôt l’ordre pénal républicain d’implosion. Loin de la volonté des hommes de 1789 de contenir le droit pénal aux seules actions évidemment « nuisibles à la société » (5) , s’affirme une nécessité de punir qui conduit à l’hypertrophie paradoxale du droit pénal, dont l’efficacité s’étiole à mesure que s’étend son domaine. Alors que les poursuites dirigées contre la grande délinquance économique et financière s’effondrent, il apparaît désormais urgent de pénaliser l’occupation de hall d’immeuble, la dissimulation visage dans l’espace public, la vente à la sauvette ou encore la mendicité dite « agressive ».

Loin du souci d’une répression strictement proportionnée à la gravité relative des infractions, s’affirme une véritable surenchère répressive qui voit la pénalité s’élever de façon exponentielle à chaque nouvelle mise en scène de la montée du péril délictueux. Entre 2005 et 2010, ce ne sont pas moins de quatre réformes d’ampleur du régime applicable à la répression des infractions commises en état de récidive qui vont se succéder, pour étendre sans fin le domaine d’une rigidité punitive dont les peines dites « planchers » sont l’expression la plus caricaturale.

L’entreprise de déconstruction s’étend jusqu’au principe de légalité des délits et des peines et son corollaire immédiat, la présomption d’innocence. Les inventeurs du droit pénal républicain avaient posé le principe selon lequel un citoyen ne peut être inquiété qu’au titre d’un acte incriminé préalablement à sa commission et selon des modalités elles mêmes déjà déterminées par la loi. Prétendant prendre en compte une dangerosité à l’appréciation plus que ésotérique, se diffuse aujourd’hui l’opinion selon laquelle il faudrait désormais déployer des mesures coercitives à l’égard d’individus au motif des actes qu’ils pourraient commettre.

Incarnation emblématique de ce principe de précaution répressive, la rétention de sûreté (sic ;°, instituée par la loi du 25 février 2008, s’inspire largement d’une institution analogue mise en place en Allemagne en...1935. Peut on mieux signifier que le système répressif qui s’annonce derrière cette extension indéfinie du domaine de l’enfermement n’a rien de républicain ?

Vincent SIZAIRE

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(1) Dans la quatrième édition de leur manuel, parue en mai 1999, Philippe CONTE et Patrick MAISTRE du CHAMBON affirment ainsi que « le droit pénal, en phase critique, est menacé de mort », in Droit pénal général, Paris, Armand Colin, 1999, p.1.

(2) V. Pierrette PONCELA et Pierre LASCOUMES, Réformer le code pénal, Où est passé l’architecte ?, Paris, PUF, coll. Les voies du droit, 1998.

(3) Jérémy BENTHAM, Panoptique, Paris, Imprimerie nationale, 1791.

(4) On désigne par mesures de sûreté les dispositifs coercitifs qui ne visent pas directement à sanctionner la commission d’une infraction mais à répondre à un supposé état dangereux. Néanmoins, elles sont toujours prononcées à titre de peines complémentaires.

(5) Article 5 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.