Aux racines de la colère des urgentistes

Aux racines de la colère des urgentistes

Jeudi 13 juin 2019, par Gérald Kierzek

Inutile de dire la gravité de la question des services d’urgence dans les hôpitaux. Le docteur Gérald Kierzek, urgentiste, médecin des hôpitaux à l’Hôtel-Dieu, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, a fait un point détaillé de la question dans une tribune de Figaro vox le11 juin. Nous la reproduisons ci-dessous.

Nous avions reçu le docteur Gérald Kierzek en décembre 2013 sur radio Aligre.

Le refus d’être méprisé au quotidien : aux racines de la colère des « urgentistes »

Plus de 95 services d’urgence en grève partout sur le territoire, des équipes grévistes réquisitionnées manu militari à leur domicile pour prendre leur poste de travail, des soignants épuisés obligés d’être arrêtés par leur médecin dans les hôpitaux parisiens Lariboisière et Saint-Antoine, la situation est explosive aux urgences et devenue ingérable pour les personnels et grave pour les malades. La grève des urgences est en réalité un mouvement de fond et de ras-le-bol de l’ensemble des professionnels de santé du territoire que l’énième mission, même de « refondation », commandée par la ministre de la santé Agnès Buzyn, ne calmera pas car comme le disait Clemenceau « Si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission ».

Un mouvement inédit

Ce mouvement est un mouvement paramédical spontané, non syndical et non médical, même si les médias raccourcissent souvent par « urgentistes ». Déclenchée le 18 mars à Saint-Antoine, la grève fait suite à une agression de professionnels de santé paramédicaux, infirmières et infirmiers et aides-soignants. Ces équipes d’urgence sont les chevilles ouvrières des hôpitaux et du système de soins, et les oubliés des réformes et des carrières ; elles sont pourtant en première ligne aux urgences pour soulager, soigner, accompagner, parfois se faire insulter mais toujours dans une abnégation sans borne.

Ces injonctions paradoxales doivent maintenant cesser car ce sont les soignants et les malades qui en meurent.

Ce mouvement est salutaire car les bornes sont dépassées depuis des années et la situation des services d’urgence est devenue insupportable, reflet des dérives de notre système de santé : course à la productivité dans un taylorisme effréné (tarification à l’activité), management administratif inflationniste et maltraitant, indicateurs de « qualité » absurdes et in fine un épuisement des soignants et une baisse de la qualité et de la sécurité de prise en charge des patients. Ces injonctions paradoxales doivent maintenant cesser car ce sont les soignants et les malades qui en meurent. La vague de suicides chez les professionnels de santé prouve combien les arrêts maladies sont un ultime recours.

Ce mouvement exprime le refus d’être méprisé au quotidien. Alors que 22 services sur 25 sont en grève à Paris, le silence assourdissant de la direction de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris est indigne et reflète ce que les équipes vivent au quotidien : une rupture totale avec une administration hospitalière déconnectée de la réalité, cynique et maltraitante. Ailleurs, envoyer la force publique comme à Lons-le-Saunier - et le rappel à la déontologie en guise de Morale comme l’ont fait le préfet et l’agence régionale de santé - est une nouvelle insulte au dévouement des professionnels engagés au quotidien et grâce à qui le système tient encore debout. Enfin, la remise en cause des arrêts de travail pour cause de maladie, qui seraient « dévoyés », est un manque de respect pour les médecins prescripteurs et un déni de la réalité de souffrance des personnels qui en dit long.

Le diagnostic des urgences est posé

Nul besoin de commander un rapport pour poser le diagnostic puisque les deux protagonistes nommés sont déjà auteurs de deux rapports sur les mêmes sujets : Messieurs Carli, président du Conseil National de l’Urgence Hospitalière (CNUH) en 2013 et Mesnier, député La République en Marche, en 2018.


C’est principalement sur l’aval des urgences que la mobilisation des professionnels hospitaliers peut donner des résultats.

Dans son rapport remis à Marisol Touraine, alors ministre de la santé, il y a moins de six ans, Pierre Carli écrit : le contrôle de « l’amont » en tentant d’empêcher la venue aux urgences de patients qui « n’en n’auraient pas besoin » est un lieu commun dont l’effet en pratique serait de toute façon limité (ne serait-ce que par l’offre de soins ambulatoire existante). Cette notion est renforcée par des études récentes qui ont montré que l’arrivée supplémentaire de « malades légers » aux urgences influençait peu le temps de passage de l’ensemble des malades, montrant l’inutilité de diminuer leur arrivée aux urgences pour diminuer les délais d’attente. En conséquence, c’est principalement sur l’aval des urgences que la mobilisation des professionnels hospitaliers peut donner des résultats. Le problème de la saturation des urgences est donc un problème de l’aval des urgences (manque de lits d’hospitalisation) et non de l’amont avec une surcharge des services d’urgences qui augmente la mortalité des patients. Depuis six ans, la situation s’est néanmoins aggravée avec des fermetures ou des concentrations d’établissements, notamment de proximité, avec pour conséquence un aval devenu de plus en plus difficile, faute de services et de lits. Par ailleurs, les concentrations d’établissement suivant des logiques aberrantes en médecine d’économies d’échelle ont abouti à des usines à patients, fragilisant les prises en charge et les personnels. Ces restructurations se font en plus dans la douleur pour les équipes, avec pression sur les personnels, casse du travail ou de la compétence d’équipe au profit d’une mutualisation et polyvalence délétères pour tous avec pertes de chance pour les patients et burn-outs pour les soignants, véritable cercle vicieux du manque d’attractivité de l’hôpital pour recruter.

Il est urgent de faire marche arrière sur les restructurations hospitalières et revoir le maillage territorial en matière d’accès aux soins et la gouvernance du système de santé.

Quant au rapport Mesnier, dont la qualité des propositions a été largement remise en cause par les professionnels de terrain, il porte précisément « sur les soins non programmés, entendus comme ceux devant répondre à une urgence ressentie, mais ne relevant pas médicalement de l’urgence et ne nécessitant pas une prise en charge par les services hospitaliers d’accueil des urgences ».

Il suffirait donc de fusionner les deux rapports au lieu d’en commander un autre qui ne fait perdre du temps. Par ailleurs, tous les arguments entendus dans le débat politique sur les urgences, sur les Français qui consulteraient pour rien ou de la « bobologie » et sur les médecins traitants qui ne feraient pas leur boulot sont faux, méprisants voire dangereux, aboutissant à dissuader de vrais malades de consulter en urgence et réduisant à néant les efforts et les gains de survie de décennies en médecine d’urgence.

Quel traitement proposer ?

Il est urgent de faire marche arrière sur les restructurations hospitalières et revoir le maillage territorial en matière d’accès aux soins et la gouvernance du système de santé.

Les annonces de ce traitement de choc ne souffrent d’aucun délai à l’approche de l’été et vu la situation catastrophique dans tous les hôpitaux ; les accidents, erreurs et autres affaires médico-légales se multiplient et témoignent des risques maintenant encourus.

L’hôpital est dirigé par des gestionnaires ; il faut qu’il soit codirigé par des soignants.

La gouvernance technocratique et déconnectée des réalités de terrains a montré son échec patent depuis trente ans. La loi Hôpital Patients Santé Territoire de 2009 a scellé la toute-puissance managériale au détriment des décisions médicales et des projets de soins. L’hôpital est dirigé par des gestionnaires ; il faut qu’il soit codirigé par des soignants. Il en est de même des agences régionales de santé, bras armé du ministère de la santé, mais peuplé d’administratifs ou gens de santé publique sans pragmatisme et vision de terrain. Or, les seules restructurations et économies éthiquement acceptables sont sur la qualité et la pertinence des prises en charge que seuls des soignants peuvent déterminer. L’administration est en support, au service et en partenariat avec les patients. Parions aussi sur les effets bénéfiques de ce changement de gouvernance : amélioration des conditions de travail et de sécurité des soins, nouvelles responsabilités pour les soignants au niveau local et régional et évolution des carrières, regain d’attractivité des métiers, …

Cette remise en cause de la politique administrative et technocratique menée depuis des années permettra également de revoir le modèle du parcours de soins (programmés ou non) en France avec un bon sens qui manque cruellement. Le rapport du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie avait esquissé des pistes d’articulation du système de santé en maintenant une proximité des soins nécessaire mais en voie d’extinction. Un système basé sur trois niveaux réels de prise en charge semble le plus adapté et attractif pour tout le monde :

 la médecine de ville (générale et spécialisée, en exercice isolé ou regroupé selon les spécificités locales),

 l’hôpital de proximité mais digne de ce nom comportant un accueil d’urgence moderne avec un plateau technique (biologie, scanner télé-interprété, …) et des lits d’aval polyvalents (avec des médecins de ville pouvant intervenir à l’hôpital à l’instar du modèle des « hospitalists » américains, médecins généralistes hospitaliers et libéraux)

 l’hôpital de référence, départemental ou régional, correspondant aux actuels CHU.

Les réformes structurelles nécessaires doivent se faire avec les soignants et les patients autour de valeurs essentielles de la santé : l’humanité et la proximité.

Chaque service d’urgences doit avoir un volume maximal d’accueil. Comment accueillir, diagnostiquer et traiter dignement 200 ou 300 malades par jour, qui ne deviennent que des numéros, des étiquettes sur un écran et des corps sur des brancards ?

Des services d’urgence à taille humaine, répartis sur le territoire, organisés de manière moderne avec des circuits courts (fast-tracks) pour les patients les plus légers et un aval hospitalier réduiront l’attente et la violence.

Il y a urgence à stopper la machine à détruire l’hôpital avec ses restructurations aberrantes et inhumaines. Les réformes structurelles nécessaires doivent se faire avec les soignants et les patients autour de valeurs essentielles de la santé : l’humanité et la proximité. Elles ne semblent pas être au rendez-vous de la loi MaSanté2022 comme vous le disent les urgentistes et l’ensemble des professionnels.