Jaurès, cet inconnu
Vendredi 31 juillet 2020, par
Ce 31 juillet marque 106e anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Le nom du leader socialiste résonne familièrement à la plupart des oreilles. Pourtant, sa pensée et son apport intellectuel au mouvement progressiste demeurent méconnus : Jaurès est souvent réduit à au combat pacifiste, certes essentiel à la veille de la boucherie de la première guerre mondiale, et à la probité en politique, vertu toujours à promouvoir.
Tout cela est vrai, mais n’est qu’une partie de sa pensée : on oublie tout le travail intense et profond de réflexion mené par Jaurès pour théoriser la spécificité du socialisme français, c’est-à-dire un socialisme qui fait sien la critique marxiste du capitalisme tout en l’insérant dans l’histoire républicaine de la France. La Révolution de 1789 confère au mouvement populaire français une dimension, spécifique, profondément démocratique.
C’est le sens de l’opposition de Jaurès aux socialistes allemands et aux communistes russes pour lesquels les droits politiques sont subordonnés à la lutte des classes. C’est pourquoi ceux-ci sont si prompts à justifier l’autoritarisme voire la dictature quand Jaurès, conforté par les acquis de l’histoire révolutionnaire française, fait confiance à la démocratie et au suffrage universel. Il défend la nécessité de l’action parlementaire et le rôle des élections. Il n’est cependant pas, contrairement à une image d’Épinal, un naïf. Il sait que les classes populaires doivent s’organiser et construire un rapport de forces pour conquérir leurs droits au sein même de la démocratie. « Nous n’avons jamais dit, nous ne dirons jamais, que la révolution sociale ne sera réalisée que par la voie parlementaire. Nous n’avons jamais dit, nous ne dirons jamais que le socialisme doit s’enfermer comme en une prison dans la légalité capitaliste » écrit-il. Jaurès est profondément républicain et veut utiliser les outils de la politique démocratique pour libérer les esprits et forger des âmes solides dans le combat. Contrairement à certains « révolutionnaires », il ne s’illusionne pas sur les lendemains qui chantent. Il a compris que prendre le pouvoir ne suffit pas : il faut transformer en profondeur les rapports sociaux et les mentalités sinon on devient un dictateur et on finit par s’aliéner ceux qu’on prétend libérer. Sa vision est d’ailleurs prémonitoire de l’échec de l’Union soviétique.
Jaurès est également un humanisme : pour lui, le socialisme et la République sociale donnent à chacun la possibilité d’être le meilleur de lui-même au bénéfice de l’intérêt général. « Nous voulons que toute l’humanité soit un surhomme ». Dans sa célèbre controverse avec Paul Lafargue, il met en garde contre une vision matérialiste trop étroite : « Marx dit : " Le cerveau humain ne crée pas de lui-même une idée du droit qui serait vaine et creuse ; il n’y a dans toute la vie, même intellectuelle et morale de l’humanité, qu’un reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain." Eh bien ! Je l’accepte. Oui, il n’y a dans tout le développement de la vie intellectuelle, morale, religieuse de l’humanité que le reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain ; oui, mais il y a en même temps le cerveau humain, il y a par conséquent la préformation cérébrale de l’humanité ». Alors que croit aujourd’hui une vision pessimiste de l’être humain perçu comme mauvais, le leader socialiste nous rappelle que l’histoire humaine est un combat vers le progrès qui nécessite de faire confiance à l’humanité. « L’humanité est le produit d’une longue évolution physiologique qui a précédé l’évolution historique, et lorsque l’homme, selon cette évolution physiologique, a émergé de l’animalité, immédiatement inférieure, il y avait déjà dans le premier cerveau de l’humanité naissante des prédispositions, des tendances ». Jaurès défend une conception optimiste de l’homme, à rebours des discours culpabilisateurs d’aujourd’hui dont certains confondent l’humain et l’animal dans une régression dangereuse.
Pour clarifier les débats contemporains, il faudrait relire Jaurès pour construire le lien entre humanisme et écologie, souveraineté populaire et justice sociale. Il est en effet très inquiétant de voir se développer un ordre social cyniquement inégalitaire et une gauche qui, pour le combattre, oublie l’importance des libertés politiques, justifiant, souvent avec bonne foi, des pratiques autoritaires et de nouvelles formes de censure.
Café du croissant, Anne-Cécile Robert et André Bellon