ÉTAT
Dimanche 27 décembre 2020, par
Nous parlerons seulement de l’État moderne. On peut le définir comme souvent par sa forme ou sa constitution (écrite ou coutumière), mais ce serait passer à coté de l’essence même de l’État moderne qui est l’organisation de la discussion raisonnable au sein d’une communauté humaine.
La question de la forme que cet État moderne adopte, est celle de son interaction avec la société pour trouver le compromis stable et accepté par tous. C’est évidemment un processus historique qui conduit à la forme particulière de tel ou tel État. C’est aussi un processus historique qui permet à la forme de l’État de progresser ou de régresser à un stade plus archaïque où la violence des puissants l’emporte sur le consensus citoyen.
Un État moderne ne sanctifie pas ses institutions, il se garantit la possibilité de les faire évoluer vers plus d’implication des citoyens dans son fonctionnement. Pour cela son rôle premier est de permettre la formation de chaque citoyen afin de lui donner les bases d’une libre réflexion dépassant son intérêt propre et immédiat. Mais pour que cette libre réflexion puisse s’exprimer, il faut assurer la paix intérieure et extérieure de la nation en tant que communauté humaine consciente d’elle-même et de ses limites. L’État doit donc assurer le bien-être matériel de sa population sans exception et développer les échanges pacifiques avec le reste du monde en favorisant les lieux de discussion entre États.
Nous pourrons appeler démocratique le gouvernement d’un État qui assume ces tâches en visant le développement de la démocratie comme horizon toujours perfectible.
L’État de droit, piège de langage de la LQR :
On trouve dans le langage médiatique français, parfois baptisé « Lingua Quinta Republica, » un certain nombre de références aux formes de l’État.
Outre l’usage douteux et détourné du terme « démocratique » décrypté dans la rubrique
« Démocratie » de ce lexique, il est fait souvent référence à « l’État de droit » comme une forme de synonyme de « Démocratie » par opposition aux « États totalitaires ».
On utilise ainsi un procédé de définition réciproque, l’État serait ou démocratique ou totalitaire, États qui se définissent ainsi l’un et l’autre par opposition : d’un coté des « États de droit » face aux « États autoritaires » qu’on devrait pourtant nommer arbitraires puisque non respectueux du droit.
Bref, ce qui n’est point prose est vers et ce qui n’est point vers est prose ! Et, comme pour Monsieur Jourdain, une telle définition ne nous donne aucune idée de ce qu’est l’un ou l’autre, ce genre de simplification n’aide donc pas à épanouir la libre réflexion du citoyen. De plus elle permet de définir très largement et très arbitrairement les pays dits démocratiques tout en sanctifiant toute forme de droit.
En général, ce procédé est utilisé récursivement, c’est à dire qu’il ne sert pas concrètement à
reconnaître ceux des États que l’on peut nommer démocratiques mais tente de caractériser a posteriori une liste de pays donnés a priori comme démocratiques. Utilisée aussi dans l’autre sens, en listant les pays dit autoritaires, elle définit de façon très large et très floue la démocratie supposée des autres.
En effet, en pratique les médias nous fournissent la liste des États autoritaires à détester : la Corée du nord, la Russie, le Venezuela, l’Iran, la Syrie, les pays de la péninsule indochinoise, Cuba ; ceux qu’il vaut mieux ne pas aimer : la Chine et l’Arabie Saoudite qu’on ne peut détester ouvertement, et quelques autres selon les besoins. Le reste sont donc des démocraties ?
Il se trouve pourtant que ces pays dits totalitaires ont des lois qui s’imposent à tous et à l’État lui-même, et que l’État ne les transgresse pas. Or telle est la définition de l’État de droit, ce dernier ne fonde donc pas, en tout cas à lui seul, la démocratie. Si la loi est la Charia, tout le monde, y compris le roi, l’applique (1) ! En fait le concept d’État de droit permet seulement de discerner l’État contemporain des autocraties du passées ou persistantes.
Face à cette difficulté, la LQR ne s’embarrasse pas, elle désigne par démocratie les Etats Unis et ses satellites (UE, UK, Japon, Australie, Canada, Nouvelle Zélande, Suisse, Norvège, Islande et désormais l’Afrique du sud) et, entre la liste des bons et celle du mal, on ajuste selon les besoins du discours.
L’État néo-libéral
Si l’État de droit ne désigne pas nécessairement un État démocratique, une démocratie est
nécessairement un État de droit car il est inimaginable qu’une société humaine moderne puisse se gérer elle-même sans règles connues de tous, donc sans lois.
Pourtant, l’apparent paradoxe est que l’idéologie dominante des « dites démocraties » est, en vertu du credo néo-libéral du « laisser faire », la dérégulation, c’est à dire la disparition quasi totale des lois qui régulent l’économie et donc la vie sociale. Pourtant, à quoi servent les lois en démocratie sinon à assurer une égalité en droit des citoyens dans la société ? En absence de lois, il en reste toujours une, celle du plus fort, en l’occurrence celle de celui qui règne sur le plus gros capital. Le néo-libéralisme est ainsi une forme de régression sur le chemin de la démocratie et cela peut aller très loin en arrière car le régime est fondé sur une course en avant interminable où seuls les acteurs économiques les plus puissants survivront en exploitant toujours plus les humains, leurs inventions, et les ressources naturelles (2).
La précarité et la misère ne peuvent que croître dans ce règne de la loi du plus fort et la dérive autoritaire du régime est alors inéluctable. La répression des mouvements sociaux est alors un des rôles essentiels dévolus à l’État qui a alors tout intérêt à fracturer le lien policier-citoyen pour que le policier réduit à la tâche de « force de répression » n’ait d’autre pensée que de croire se protéger lui-même en protégeant le régime. L’autre choix qui lui reste est de mettre la crosse en l’air quand il est encore temps.
En parallèle, le système tentera de survivre en divisant les personnes, en les poussant à s’identifier à des groupes sociaux de plus en plus petits pour éviter toute coordination de luttes sociales ou morales. Le biais du numérique qui est poussé en avant aujourd’hui, outre le cadeau au fournisseur d’ordinateurs et d’accès, conforme à l’objectif néo-libéral d’enrichissement des trusts et de ceux qui sont derrière, isolera de plus en plus l’individu et le rendra dépendant pour tous ses besoins de ceux qui sont aux commandes de l’information et de la consommation. Il sera impossible alors de contester ou d’infléchir les choix nationaux ou internationaux et de résoudre les problèmes qui vont mettre l’humanité à mal (énergie, réchauffement climatique, démographie, empiétement de l’homme sur les biotopes encore sauvages, passage de maladies de l’animal à l’homme, famines... ).
Cet État est évidemment aux antipodes d’un État de droit démocratique où les citoyens sont égaux non seulement devant la loi mais aussi pour la faire et où l’État lui-même s’y soumet afin d’assurer l’équilibre fondamental entre lui et la société qui l’a construit.
ÉTAT NÉO-LIBÉRAL, LE CAS FRANÇAIS
La question concrète, pour nous, est donc de savoir où en est notre État sur la route vers la démocratie vue comme un horizon sans cesse perfectible.
L’humain n’est pas là où est le néo-libéralisme ! Face à la technicité des « bons élèves » gestionnaires de l’État au service de l’accumulation du capital, c’est de l’intelligence qu’il nous faut, de cette intelligence collective qui est depuis toujours la force fondamentale de l’humanité.
Elle doit pouvoir s’exprimer et choisir. Les structures de l’État doivent permettre cette expression, mais la constitution de la cinquième république est désormais un obstacle pour relever les défis qui se présentent.
Nous l’avons dit, le néo-libéralisme conduit à une réduction du rôle de l’État, le cantonnant hors du champ économique. C’est le cas, par traité, de tous les pays de l’UE, donc de la France. Mais que reste-t-il alors ?
Il reste le poids de l’histoire qui donne à chaque État néo-libéral, une forme particulière où tout n’est pas (encore) effacé et où, d’ailleurs, le néo-libéralisme lui-même trouve son compte. Les médias appellent cela le « régalien » pour bien insister sur la césure entre l’économie et le reste. Ce régalien dépend donc du pays. En général, et pour la France en particulier, c’est la rentabilité à court terme qui différencie le régalien de l’économie « libre et non faussée », c’est à dire de la toute-puissance du Capital. Si les puissants se sont rués sur les entreprises privatisées en France, il y a des secteurs qui ne l’intéressaient pas : l’énergie, en particulier le nucléaire, le ferroviaire, les infrastructures sont restées très fortement sous la responsabilité de l’État. Il s’agit là de sources de coût important à long terme qu’il faut laisser au bon soin des contribuables sauf à trouver un moyen de rentabilité à court terme. C’est le cas des autoroutes par exemple, où la location du droit d’usage est concédée « au privé », mais où l’investissement et l’entretien est laissé dans le flou (Cf le rapport de la cour des comptes). Évidemment la séparation entre le régalien et l’économique n’est qu’un artifice de langage idéologique ; comment prétendre par exemple que l’énergie est hors de l’économie, ou même la défense ? Ce qui change dans ce « régalien » avec le néo-libéralisme, c’est l’assignation de la mission. Le régalien doit être, sinon privé, au service du privé et cela se fait plus
ou moins vite selon l’histoire du pays.
Regardons par exemple l’éducation, quoi de plus régalien dans la « République Française » ? Elle est encore largement publique pour les plus pauvres dans les quartiers pauvres ou pour les très riches des quartiers riches, mais en passe de forte privatisation soutenue par l’État pour la classe moyenne. Pourtant son évolution la plus marquante est qu’elle est, sous le faux prétexte de lutte contre le chômage, désormais assignée à l’employabilité des individus et non plus à l’émancipation du citoyen.
Et la recherche publique ? Transformée en agence de ressources humaines aux services des entreprises de haute technologie.
Si l’armée, dont l’entretien est loin d’être rentable en termes de marché, même pour protéger l’accès aux matières premières, est laissée à la charge de l’État, son utilité comme marché dans la course aux armements est évidente, de même que le choix de ses terrains d’intervention de plus en plus liés aux intérêts des grands groupes.
Enfin la police, désormais seul véritable outil de « dialogue social » et de stabilité politique d’un État néo-libéral accompli, la police reste essentiellement publique sauf pour les tâches subalternes locales ou la surveillance de la tranquillité du commerce pour laquelle des compagnies privées ont acquis le droit de fouille des citoyens !!!
Ainsi inéluctablement, un pays dit « démocratique » comme la France néo-libérale, ancienne « démocratie parlementaire bourgeoise » évolue vers l’État gendarme. Il s’agit d’un État de droit réduit à veiller au respect par les habitants de lois qui n’émanent plus du peuple, en y incluant bien sûr celle du marché. La « république » (très peu publique désormais ) ne se manifeste plus pour les honnêtes gens que par les injonctions du fisc et les lettres relatives aux amendes routières ou de stationnement incontestables en pratique. Le rôle du citoyen se réduit alors à un droit de vote épisodique tous les 5 ans au cours d’une sorte de jeu de téléréalité où le marché vend ses produits politiciens à grand renfort de conditionnement marketing. Le reste n’est que décorum sauf peut-être le refuge démocratique municipal sans grande portée néanmoins.
Évidemment les honnêtes gens supportent de plus en plus mal. Les pauvres se rebiffent, les soignants, les pompiers, les enseignants, les chercheurs, les agriculteurs et aujourd’hui les petits commerçants, les artistes, tous protestent.
L’État sur la défensive clame la toute-puissance bienfaitrice du marché pour toute solution : n’est-ce pas d’abord par appât du gain que les laboratoires pharmaceutiques cherchent un vaccin contre la covid19 ? Comme quoi le marché a du bon et est plus efficace que la recherche publique laissée sans moyens et qui chercherait d’abord à protéger les gens en toute sécurité ! Mais comme ce type d’argument ne convainc pas vraiment les foules, il reste à mobiliser les forces de police, (dites « forces de l’ordre » dans la grande presse).
L’État gendarme, qui tire les oreilles des contrevenants, glisse petit à petit vers l’État policier où tout le monde est suspect.
Dès lors l’État tente d’opposer le citoyen, ou ce qu’il en reste, au policier qu’il tente de compromettre en le mettant dans des positions d’affrontement inéluctable avec une population dont il s’exclut de fait et en devient la cible car le politique refusera a posteriori d’assumer les ordres donnés. Pour parvenir à cette situation il faut évidemment un outil politique qui favorise cette dérive
totalitaire. Sans parti politique en soutien, il faut créer une organisation qui en ait l’apparence mais que ne relève d’aucune tradition républicaine, (la presse dira d’aucune idéologie), ni de la droite libérale paternaliste, ni de la gauche sociale. Il faut une organisation neuve, débarrassée de toute cohérence idéologique à respecter vis à vis de sa base et de son histoire. Il faut recruter des gens « bien formés », des « bons élèves » à la française issus de préférence d’écoles de management, recrutés sur CV et entretiens, assaisonnés de quelques transfuges carriéristes sans foi ni loi des partis traditionnels. Sans tradition politique hors une adhésion sans faille au « laisser-faire » néolibéral, l’organisation doit paralyser la vie parlementaire et démocratique par une obéissance aveugle au chef. Un holdup électoral bien organisé et réussi grâce à une campagne marketing, une constitution et un processus électoral ad-hoc ont permis cette disparation du processus parlementaire et réduit la monarchie résultante au rôle de garant du « laisser-faire » les puissants et « laisser-taire » les autres. Désormais, la France est une « république en marche » arrière sur la voie de la démocratie.
Une question reste ouverte : le policier va-t-il continuer à accepter le rôle qu’on lui fait jouer ? A n’en pas douter le recrutement de futures « forces de l’ordre » ne se fera pas sur la vocation de traquer les voleurs, criminels ou trafiquants pour préserver la tranquillité du citoyen. Le régime a tout intérêt à associer la police à son destin, une police « en (ordre de ) marche », où le policier pense qu’en défendant le régime il se protège lui-même. Créer une fracture entre la police et la population est essentiel à la survie du régime. Déjà face aux gilets jaunes, les néolibéraux de tous poils, les chroniqueurs zélés, les chantres du conservatisme hiérarchique, les réactionnaires sociaux, le chef de l’état en appelaient à la « défense des institutions » pour justifier la violence répressive
sous prétexte de groupes de casseurs sans doute plus ou moins manipulés comme il est d’usage dans ce genre de régime (à quand l’incendie du palais Bourbon ?). L’institution réduite désormais au président est confondue ainsi avec la nation dont la population, qui en est en quelque sorte exclue, commence à cultiver la haine du flic et des siens et rejoint parfois les casseurs.
Difficile de croire aujourd’hui que le système électoral français permettra une issue puisqu’il suffit de moins de 18 % des électeurs pour devenir monarque pour 5 ans… mais un miracle aurait-il lieu, l’affrontement entre les grands de ce monde et la population n’en cessera pas pour autant ! Le choix de chacun est donc de choisir entre esclavage et citoyenneté, ou, dit moins crûment, : la démocratie vaut-elle que l’on refuse la soumission au prix d’un grand courage ?
Crier « résistance » aujourd’hui et résister demain, ne sont pas un engagement de même intensité, il faudra de la suite dans les idées !
Notes
1) A cela on rétorque parfois que l’on parle de « lois démocratiques » ce qui définit la démocratie par la démocratie et donc permet de choisir arbitrairement qui est ou pas une démocratie. On compte sur le bon sens, l’habitude, le prêt à penser et en même temps on introduit un concept nouveau : la loi démocratique. Mais les lois en elles mêmes ne sont ni démocratiques, ni arbitraires ! Dans aucun des pays mentionnés, un particulier n’a le droit de tuer son prochain… comment qualifier cette loi ? Ce ne sont pas les lois qui sont ou pas démocratiques, c’est la façon dont elles sont établies et la constitution qui les encadre.
2) C’est ce que les médias et ses « experts » appellent le « darwinisme économique », déportant sans justification ce pauvre Darwin de la biologie à un domaine appelé pompeusement « sciences économiques » alors qu’il ne s’agit que d’un amoncellement d’opinions assorti de quelques jeux mathématiques simples. L’économie, qui raisonnablement renonce à tout caractère prédictif, est au mieux une discipline académique ou une technique appliquée mais sûrement pas une science.