Les services publics survivront-ils à la construction européenne ?

Les services publics survivront-ils à la construction européenne ?

Lundi 12 août 2024, par André Bellon

Article publié dans la revue Humanisme

L’idée de service public est fondamentalement liée à celle de République. L’action législative de la IIIe République, en portant son acte de naissance, définit un service public comme destiné au contrat social. Cette question est plus que présente aujourd’hui où la philosophie qui fonde l’Union européenne s’oppose en fait aux bases même de la République.

Les services publics, une histoire républicaine

C’est Léon Bourgeois, grande figure de la 3ème République qui affirmait « l’individu isolé n’existe pas ». Il s’opposait, cela faisant, au discours économique le plus libéral qui triomphe aujourd’hui par une vision du « citoyen consommateur », sorte de Robinson Crusoé de temps modernes navigant du matin au soir sur sa courbe de satisfaction. Il soutenait, à l’inverse, l’interdépendance sociale des citoyens, cohérent avec l’idéal républicain d’égalité et de fraternité issu de la tradition révolutionnaire. C’est ainsi qu’on a pu parler de « service public à la française ». Il faut dire et redire qu’on ne saurait réduire les services publics à leurs activités de prestation. Par leur origine philosophique, ils s’opposent fondamentalement à la conception du marché total qui promeut, même avec quelques nuances, l’idée du caractère autorégulateur du marché et la force sociale du libre-échange.

La notion de service public fait écho à des concepts tels que « bien commun », « intérêt général », « utilité publique ». Si celui de « bien commun » était lié à une philosophie chrétienne illustré par Thomas d’Aquin, l’« intérêt général » en est, de fait, la forme laïcisée. Elle légitime ainsi l’Etat républicain, rappelant selon l’article 6 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen que « la loi est l’expression de la volonté générale ». Dans cet esprit, l’alinéa 9 du préambule de 1946 stipule que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».

Les services publics sont soumis, on le sait, aux principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité. Dans l’Union européenne, les services non économiques, tels que la police, la justice et les régimes légaux de sécurité sociale, ne sont soumis à aucune législation européenne spécifique, ni aux règles régissant le marché intérieur et la concurrence. Ils sont essentiellement l’affaire des États qui les considèrent comme pouvant alors être soumis à des conditions de service public. Dans le cadre européen, la notion d’intérêt général s’harmonise peu avec la philosophie qui sous-tend l’Union européenne. Elle est plutôt remplacée par une solidarité envers les citoyens vulnérables, prétendant alors répondre aux principes de solidarité et d’égalité d’accès. Ainsi, la Commission européenne, dans son Livre vert (2003) et son Livre blanc (2004) sur les SIG, rappelait qu’ils permettaient d’améliorer la qualité de vie de tous les citoyens et de lutter contre l’exclusion sociale.

En fait, il faut clairement dire qu’on ne peut qualifier l’Union européenne de « pouvoirs publics » car il n’y a ni peuple, ni politique, ni intérêt général.

Sortir du rêve européen

Il faut donc cesser de voir l’Union européenne comme prolongeant l’idée de service public sur un espace plus large que la France. En se situant avant tout dans la sphère de la mondialisation libérale, elle impose une philosophie contraire à notre conception de la solidarité et du lien social. C’est le Conseil d’Etat, peu suspect d’hostilité à la construction européenne, qui déclarait en 1994 dans son rapports annuels : « L’Europe n’instruit pas le procès du ou des service(s) public(s) ; elle fait pire ; elle ignore largement la notion de service public et l’existence de services publics ».

Dans les traités européens, ne sont mentionnés que les services d’intérêt économique général (SIEG). Les traités sur l’Union européenne (TUE) et sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) accordent leur place essentielle au principe de concurrence. C’est pourquoi les rares stipulations traitant des services publics ne se présentent que comme des exceptions à cette règle primordiale, envisagées de manière très restrictive. Les Etats peuvent ainsi parfaitement être propriétaires d’entreprises publiques, mais à condition qu’elles subissent la loi de la concurrence, alpha et oméga de la vie économique et politique. Dans cette optique, plusieurs directives ont mis fin à la situation de monopole de certains services publics (exemple de la généralisation de la concurrence en matière de télécommunications, directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, « paquets ferroviaires » ayant entraîné une libéralisation progressive dans ce domaine, composé de directives adoptées entre 2001 et 2016).

Ce n’est donc même plus de contestation du service public qu’il s’agit aujourd’hui. C’est quasiment une guerre que mènent les tenants du libéralisme mondialisé contre la philosophie républicaine. Ce sont tour à tour l’enseignement, les transports,… qui doivent avant tout subir les règles de l’OMC et s’adapter dans les flacons du droit communautaire.

Certes, dans la pratique, la France prétend chercher à défendre ses traditions, en particulier en matière de services publics. Mais, dans le même temps, voulant à tout prix être « européenne », elle ne se situe au mieux que dans la recherche du compromis. Ainsi, le rapport d’information du Sénat n° 376 de Madame Catherine Tasca notait-il déjà en juin 2008 que, si la Charte des droits fondamentaux reconnaît l’importance des services d’intérêt économique général et pose le principe de leur libre accès, « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux SIEG (...), conformément au traité instituant la Communauté européenne, afin de promouvoir la cohérence sociale et territoriale de l’Union. »

L’engagement reste enserré dans des limites rappelées chaque fois qu’il est possible. Ainsi, selon l’article 36, le respect du libre accès aux SIEG est affirmé « dès lors qu’il est compatible avec le droit communautaire » , et l’article 52 de la Charte précise encore : « Les droits reconnus par la présente charte qui trouvent leur fondement dans les traités communautaires (...) s’exercent dans les conditions et limites fixées par ceux-ci. » D’’une part, les États membres sont soumis à une obligation de moyens : « la Communauté et les États membres doivent veiller à ce que les SIEG puissent accomplir leurs missions » (article 16 du TCE). D’autre part, l’articulation entre droit de la concurrence et exception reste ambiguë. Ce régime est fixé par l’article 86 du TCE : « Les entreprises chargées de la gestion des SIEG sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne font pas échec à l’accomplissement, en droit ou en fait, de la mission particulière qui leur a été impartie. » Ainsi, comme le dit encore le rapport Tasca, « selon que l’on prend appui sur la première partie ou la seconde partie de la phrase, la lecture de l’article est très différente. Dans le premier cas, l’insistance sur « le respect des règles du traité » donne la primauté au cadre concurrentiel, tandis que dans le second, le rappel des « limites » à l’application de ces règles préserve bien un espace spécifique aux SIEG ; certes, jusqu’à présent, la France a toujours valorisé la deuxième partie du texte, mais la possibilité de dérogation n’est pas laissée à sa libre appréciation. Elle est encadrée par la Commission ».

On retrouve ainsi dans cette Charte toute l’ambiguïté que ne cesse de recouvrir cette notion de SIEG et, plus généralement, tout ce qui n’est pas fondamentalement lié au bon fonctionnement de la concurrence. Si les traités prétendent équilibrer l’ouverture à la concurrence et le maintien des services publics, force est de constater que ce dernier objectif est très souvent symbolique. En termes organisationnel, on retrouve ici comme ailleurs l’importance décisive prise par la Commission et la Cour de justice de l’Union européenne.

Dès le début, le régime des SIEG a été entièrement soumis à la Commission et à l’interprétation de la Cour de justice. « Plus le droit est flou, plus le pouvoir remonte à celui qui a la capacité de l’interprétation, c’est-à-dire en l’espèce à la Commission et à la Cour de justice… L’incertitude juridique a opéré un transfert de pouvoir insidieux mais réel au profit de la Commission européenne ».

Un choix philosophique avant tout

Il faut cesser de voir dans la construction européenne la possibilité d’une extension possible des règles républicaines et démocratiques issues des combats historiques pour la liberté. Avec l’accord ou, tout au moins, le silence des Etats membres, la Cour de justice européenne a constitutionnalisé les traités. Le fameux Etat de droit dont on nous rebat les oreilles n’est finalement que la dilution du législatif et donc de la légitimité politique dans le marais des normes économiques. Comme le dit Dieter Grimm, ancien membre de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, lors d’une conférence au collège de France, « tout dépend de l’interprétation que la CJUE donne des traités : favorable au marché ou à la gestion publique, favorable à l’uniformité des normes ou à la divergence, libérale ou sociale. Il devient très vite clair que la Cour poursuit, avec un zèle considérable, un but (l’intégration économique) en lui subordonnant tous les autres intérêts. Les compétences transférées à l’Union sont alors interprétées d’une manière extensive, les compétences retenues par les États membres d’une manière restrictive ».
Cette jurisprudence détermine d’autant plus la philosophie politique des Etats lorsque ceux-ci acceptent le prééminence du doit communautaire sur le droit national. Par exemple, l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en renforçant les libertés économiques, aboutit à donner la préférence aux droits économiques tandis que les Cours constitutionnelles nationales donnent priorité aux droits des personnes. C’est ainsi que les arrêts « Viking et Laval » aboutissent à déclarer illégales des grève destinées à imposer le respect du droit social en Finlande ou en Suède contre le droit d’établissement d’entreprises lettones exerçant leurs activités avec un droit social letton différent.

La supériorité des règles économiques conduit à la disparition du politique dans la construction européenne. Parler alors de services publics a alors aussi peu de sérieux que de vouloir résoudre les difficultés de voirie dans une assemblée de copropriétaires. S’il était originalement question que les Etats transfèrent des compétences à l’Union, on voit aujourd’hui l’exécutif (la Commission) et le judicaire (la CJUE) monopoliser la légitimé politique. Si les fondateurs de la construction européenne avaient, du moins pour certains d’entre eux, une vision, faut-il dire une illusion, démocratique et sociale, force est de constater aujourd’hui que le chemin ne conduit certainement pas aux triomphe des concepts républicains, plutôt au triomphe de l’expertise technocratique. Antoine Lyon-Caen notait que l’Assemblée Constituante avait rappelé, en mars 1946, que « la liberté a besoin, pour être effective, que l’État organise les grands services publics », force est de constater que cette promesse n’a aucun sens aujourd’hui.  

Comment ne pas évoquer alors que l’Histoire hésite, les paroles prémonitoires de Pierre Mendès France lorsqu’il vota contre le traité de Rome le 18 janvier 1957 ? : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

Le pire n’est jamais sûr. Encore faut-il de la volonté.

André Bellon