La course de chevaux
Lundi 19 mars 2012, par
Il n’est jamais plus question de sondages que lors de l’élection présidentielle. Des élections présidentielles, devrait-on dire, et en tous lieux. Celles-ci ont en effet fourni aux sondages leur terrain de consécration aux Etats-Unis en 1936 ou en France en 1965. Et la prouesse d’origine doit être à chaque fois recommencée : il faut prouver la fiabilité des sondages lors des élections et surtout des élections présidentielles qui se prêtent mieux que d’autres aux prédictions. Autrement dit, si les élections en général ont l’avantage d’être le seul test grandeur nature pour les sondages, les élections présidentielles sont le terrain privilégié des sondages parce qu’elles sont un terrain facile. Comme le référendum, où l’alternative est « oui » ou « non », elles n’offrent pas de complication majeure pour interroger des sondés comme le font des élections législatives avec des marques de partis, avec des découpages territoriaux et des projections en sièges. Encore faut-il ajouter que ce terrain facile n’empêche pas de se tromper comme Gallup en 1948 ou l’Ifop en 1946. Et d’autres fois plus récentes…
Le renouvellement du test de fiabilité, les échecs oubliés ou non n’empêchant pas de recommencer pour introduire une sorte de suspens – les sondages vont-ils se tromper ? - dans le suspens – qui va gagner l’élection ? – ramène immanquablement l’interrogation sur la contribution des sondages aux élections : en influencent-ils les résultats ? Cette obsession bien compréhensible des résultats masque une autre question. Les élections servent bien les sondages mais les sondages servent-ils l’élection ? Autrement dit, les sondages changent-ils quelque chose à l’élection présidentielle. Il est en effet bien clair qu’elles seraient différentes sans les sondages. La critique la plus souvent émise est de transformer l’élection présidentielle en course de chevaux. L’expression est simple et peut-être trop simple. On voit bien qu’en focalisant l’attention sur les candidats, ils valorisent les jeux au détriment des enjeux. Savoir qui de François Hollande ou Nicolas Sarkozy va gagner lèse les autres candidats qui sans pouvoir peut-être gagner - encore moins avec des sondages qui sont censés dire qu’ils ne le peuvent pas – ont des contributions à apporter au débat public. Appauvrissement et fermeture. Les sondages focalisent sur les personnes, les qualités supposées, les bons mots ou les ratages, les bénéfices supposés de tel meeting ou de telle prestation télévisée, l’effet Villepinte ou autre, commentaires sans preuves (appauvrissement du travail journalistique). Ils alignent finalement la politique de plus en plus sur l’univers du people, ses figures, ses histoires, ses secrets, ses pauses. Infantilisation.
A bien y réfléchir, les élections uninominales ont toujours posé un problème aux démocrates car elles accordaient trop aux individus et pas assez à leurs causes. Autrement dit, voter pour un homme, comportait d’abord le danger de s’en remettre à cette personne. Du coup, l’acte souverain de l’électeur se muait voire se pervertissait en abandon de souveraineté. On retrouve cette opposition principielle de la politique bien repérée par Max Weber à propos de la religion où il opposait la fides implicita à la fides explicita, la remise générale de soi à une autorité et l’attribution délimitée d’une tâche à des représentants. L’élection présidentielle tire la représentation politique vers cette remise générale de soi qui abandonne à une personne, une personnalité, le soin de définir l’intérêt général et de gouverner. Ce fut une objection à l’élection du Président de la République au suffrage universel depuis 1848 jusqu’à 1962 en France, au nom d’une conception parlementariste de la démocratie, formulée par les républicains, mais aussi au nom d’une conception démocratique plus large, souvent latente. Les préventions ont été radicalement confirmées par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui a vu un président de la République dissoudre une assemblée parlementaire et imposer un régime fondé sur la confiance par plébiscites et acclamations dans un empereur. Elles ont été encore confirmées à de multiples reprises jusqu’à cette « omniprésidence » de Nicolas Sarkozy dans laquelle l’élection présidentielle a consacré la dépossession du peuple au détriment des élites d’affaires. Pauvre peuple romain, écrivait Juvénal qui ne « réclame plus que deux choses, son pain et le cirque », en obtenant aujourd’hui moins de pain et plus de cirque. Cet abandon des prérogatives souveraines au détriment de la monarchie, à l’œuvre dans l’institution présidentielle, est encore favorisé par les sondages dont la prolifération appauvrit la politique en la focalisant sur de pauvres luttes de personnes. « J’aime untel » ou « untel ne me plaît pas », combien de fois n’entend-on ces explications pour justifier ses préférences. On peut supposer qu’il existe des raisons mieux fondées qui ne sont pas dites. Faut-il pour autant encourager systématiquement ces façons de dire sinon de « penser » ?