Vous avez dit « liberté de la presse » ?
Mercredi 14 janvier 2015, par ,
L’attentat meurtrier perpétré contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo replace la liberté de la presse au cœur du débat public. Si le terrorisme lui porte une atteinte évidente, fondamentale et immédiate appelant des mesures urgentes de protection, d’autres phénomènes – plus insidieux – gangrènent lentement l’exercice concret d’une liberté pourtant garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Alors que le secteur est sinistré – licenciements massifs chez Libération, fermeture de La Tribune et de France Soir -, les aides publiques à la presse sont distribuées de la manière la plus étrange. Dans les cent premier titres soutenus, on trouve des publications gorgées de recettes publicitaires et détenues par des millionnaires : Le Nouvel Observateur (8e), L’Express (9e), Télé 7 jours (10e), Paris Match (12e) et Valeurs Actuelles (66e). On trouve également, devant des journaux indépendants comme Le Monde diplomatique classé seulement 178e, des titres aussi futiles que Télécâble Satellite Hebdo (27e), Grazia (74e), Point de Vue (86e), Closer (91e), Le Journal de Mickey (93e), Gala (95e), Voici (113e), Prions en église (121e), Auto Moto (124e), Mieux vivre votre argent (131e), Détente Jardin (167e), Spirou (172e). Le gouvernement de François Hollande avait promis une réforme du système d’aide à la presse. On l’attend toujours. Les grands médias appartiennent désormais à des sociétés qui n’ont aucun lien avec la profession journalistique, ainsi que le symbolise la première chaîne française TF1, propriété du groupe Bouygues. Comme le note Pierre Rimbert (Le Monde diplomatique, décembre 2014), « Libération a été racheté successivement par M. Jérôme Seydoux en 1995, par M. Edouard de Rothschild en 2005, puis par MM. Bruno Ledoux et Drahi en 2013-2014, comme on se repasse une patate chaude — encore que ses colonnes évoquent plutôt une purée tiède. Au Monde, les restructurations du capital s’enchaînent à un rythme quasi quinquennal : 1985, 1991, 1995, 1998, 2004, 2010. En l’espace d’une décennie, Les Echos, Le Figaro, L’Express, Marianne, Le Nouvel Observateur ainsi qu’une ribambelle de quotidiens régionaux et d’hebdomadaires locaux ont eux aussi tendu les bras vers le même horizon, la même illusion : s’acheter un surcroît de survie au prix d’un nouveau propriétaire. »
Mais la liberté de la presse est également menacée par les pratiques journalistiques elles-mêmes. Les chaînes d’information continue transforment en nouvelle importante le moindre fait divers à coups d’ « alertes info » ou de « priorité au direct » racoleuses. Comme le note l’Association critique médias (Acrimed), « entre 2003 et 2013 le nombre de sujets consacrés chaque année aux faits divers dans les journaux télévisés des grandes chaînes généralistes avait connu une augmentation de 73 %. Alors qu’ils représentaient 3,6 % de l’offre globale d’information (1191 sujets) en 2003, les faits divers « pèsent » aujourd’hui 6,1 % de cette offre (2062 sujets). Ce qui signifie plus concrètement qu’en moyenne, le nombre de faits divers traités chaque jour dans les JT, toutes chaînes confondues, est passé de 3 à 5. » La hiérarchie de l’information est ainsi déréglée par le goût du spectaculaire, terrain propice à la diffusion des préjugés les plus régressifs sur les immigrés, les ouvriers ou les pauvres.
On sait également que les journalistes médiatiques, souvent multicartes – le matin à la radio, le soir à la télé, avec une chronique régulière dans un hebdomadaire – se font souvent eux-mêmes les instruments d’une dégradation de l’information. Ils affichent sans honte leurs partis pris (en faveur du traité constitutionnel européen, de la politique d’austérité, etc.), se délectent de commentaires superficiels sur les stratégies de communication des élus ou les luttes de clans au sein des formations politiques, se vautrent dans la « peopolisation », voire désormais carrément dans le suivi de la vie privée - parfois intimes - des dirigeants. Ils affichent des préjugés sociaux comme le montre leur déférence envers les dirigeants du Medef et leur agressivité envers les syndicalistes. Supposés être les garants d’un quatrième pouvoir utile à la démocratie, ils se vivent en réalité comme appartenant à une classe dirigeante dont ils partagent les valeurs et servent les intérêts.
Ces dérives sont sans doute liées : la propriété des médias n’est évidemment pas indifférente à leur ligne éditoriale. Mais il existe aussi sans doute une crise morale de la profession de journaliste qui oublie souvent ses principes fondateurs comme la vérification de l’information ou la nécessaire distance avec les tenants du pouvoir, qu’il soit économique ou politique. L’affadissement du débat politique contribue aussi à la déliquescence du débat médiatique. Mais si les journalistes faisaient correctement leur travail – ou s’ils avaient les moyens de le faire correctement – ils iraient interroger plus souvent les chercheurs ou les militants associatifs qui agissent hors des sentiers battus. Pour ne prendre qu’un exemple, le temps de parole du groupe des Economistes atterrés est infime comparé à ceux des économistes, soutenus par tous les éditorialistes, qui professent le discours économique dominant sur la nécessité de l’austérité ou le caractère indispensable de l’euro.
Nul doute que la future Assemblée constituante aura à se prononcer sur les garanties concrètes de la liberté de la presse, comme avait pu le faire le Conseil national de la résistance, et en particulier sur la question de la propriété des journaux. Nul doute également que l’élection de l’Assemblée constituante elle-même devra prendre en compte les exigences d’un vrai débat médiatique.