Du bon usage de l'expertise

Du bon usage de l’expertise

Lundi 21 août 2023, par André Bellon

L’avalanche d’expertises qui caractérise la vie publique de nos jours ne peut qu’amener à réfléchir au processus de la décision politique.

Le scientifique, en théorie, devrait seulement éclairer les choix politiques. Non seulement il n’est pas légitime pour choisir, mais de plus, comme le dit Max Weber, « chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits (1) ».

La situation actuelle a une forte tendance à inverser les rôles. A vouloir traiter la vie publique comme une science, on développe deux des maux du siècle : les atteintes à la pensée, le remise en cause de la démocratie.

La science

On connait cette vieille lune qui date de la fin du 19ème siècle et qu’on appelle le gouvernement des experts. Elle repose sur une vision du monde supervisé par des vérités considérées comme scientifiques. Cette vision, on peut parfois l’appeler scientiste, prétend alors être l’intérêt général. C’est une destruction de la politique.

La philosophie qui sous-tend la mondialisation issue des années 1990 en est une illustration et ce n’est pas pour rien que le thème de la fin de l’histoire l’a illustrée.

Mais la science est-elle objective, définitive ? Evry Schatzman, figure majeure de l’astrophysique, déclare : « Un enseignement de la science qui n’enseigne pas la critique et n’apprend pas à penser n’est plus un enseignement de science. Il est un enseignement de la soumission. Il s’intégrera à une culture répressive (2) ». En instrumentalisant la science, on affaiblit toute la force de l’esprit critique. Bien pis, on la dévoie en en faisant un enjeu partisan. On affaiblit à la fois la science et la société. C’est un recul par rapport à la pensée des Lumières qui voyait Condorcet, par exemple, lier les progrès de la Raison humaine au développement de la liberté et du bonheur (3).

Les dernières décennies ont vu fleurir ces dérives, en particulier autour des organismes internationaux. Par exemple l’ONU, dont le fondement est évidemment international, s’est vue dotée de comités Adhoc porteurs d’un message particulier, sur l’économie, l’écologie, le tourisme, la santé, les droits de l’homme, … toutes choses certes essentielles, mais vivant dans leurs vases clos respectifs. Chacun se présente comme porteur d’une vision prioritaire. Le débat international s’estompe alors au profit de vérités parcellaires, non pas qu’elles ne soient pas des enjeux soumis à contradictions, mais chacune échappant à un quelconque intérêt général.

La démocratie

On appréciera, bien sûr, que la démocratie redevienne un thème porté sur la place publique. Le besoin était assez nié par les classes dirigeantes et la caricature actuelle de démocratie, aussi bien au niveau national qu’international, en particulier européenne, était devenue officiellement positive. Des tentatives nouvelles pour retrouver la valeur de la démocratie sont aujourd’hui à l’œuvre mais elles n’échappent pas à ce tropisme de l’expertise qui plus ou mins s’oppose à la volonté populaire.

Il est frappant, par exemple, de voir comment des figures de l’écologie prennent position contre la volonté du peuple. Ainsi Cyril Dion, fondateur du mouvement Colibris, déclare-t-il « Se pose aussi le problème de l’opinion… Les politiques se réfugient toujours derrière cet argument… ils ont besoin de contenter la majorité (4) ». Ainsi, le climatologue François-Marie Bréon clame-t-il que «  les mesures qu’il faudrait prendre seront difficilement acceptées. On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuelles et donc sans doute avec la démocratie (5) ».

Chacun des enjeux se présente comme supérieur aux autres et ses experts définissent la vie publique avec le plus d’indépendance possible. La victime de ce bouleversement est évidemment le peuple et le concept de populisme à été créé pour excommunier les troubles fêtes de la juste pensée. Bien pire, en supprimant de ce fait le souverain naturel en démocratie, on supprime toutes les relations sociales globales et don le fondement même de la politique.

De nos jours, la pensée n’est plus cet élément de progrès que magnifiait l’humanisme. Elle doit se soumettre ou disparaitre.

(1) Max Weber, Le savant et le politique

(2) Science et société, Paris, Lafont,1971

(3) Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

(4) We demain,12 août 2019

(5) Libération, 29 juillet 2018

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Cet article a été publié le 11 août par la Revue politique et parlementaire,

voir https://www.revuepolitique.fr/du-bon-usage-de-lexpertise/