Le peuple est-il soluble dans la science ?
Samedi 8 août 2009, par
En détruisant, en juin 1999, des plantations de riz transgénique, M. José Bové et ses camarades ont redonné une vigueur nouvelle à un débat philosophique très ancien sur les rapports entre la science et la société.
A tort, ces relations ont longtemps été considérées comme continues. Dans l’imagerie la plus répandue, la science répondait, à partir de la fin du 18ème siècle, à l’obscurantisme des siècles précédents ; il est vrai que le procès de Galilée que le pape Urbain VIII laisse condamner en 1632, que le supplice de Giordano Bruno brûlé à Rome en 1600, caractérisaient un obscurantisme officiel. Au-delà de ces cas extrêmes, la science était regardée avec suspicion. Ainsi le chancelier anglais Francis Bacon écrivait-il, au début du 17ème siècle, « Toute innovation, sans être repoussée, doit être tenue néanmoins en suspecte et, comme dit l’écriture : qu’on fasse une pose sur la vieille route et qu’on regarde autour de soi pour discerner quelle est la bonne et juste voie pour s’y engager ».
Au tournant du 19ème siècle, la pensée s’était inversée et la thèse prédominante jusqu’à une date récente était que les relations entre science et société étaient devenues globalement équilibrées et confiantes. Un positivisme naïf marquait profondément les esprits, caractérisé par l’idée d’Auguste Comte suivant laquelle « le progrès est la marche vers l’ordre ». Dans cette conception, tout désordre autour de la science serait hostile au progrès ; c’est à partir d’une telle analyse que certains, tels MM. Dominique Lecourt et François Ewald, dans leur article « les OGM et les nouveaux vandales » (Le Monde, 4 septembre 2001) voient dans la période actuelle, par exemple dans la destruction de plantations d’OGM, une rupture du « pacte républicain qui s’est construit au moment de la révolution et qui a été renouvelé sous la IIIe République » et le retour d’une conception dangereuse du citoyen qui était celle de la « Convention montagnarde » et qui aboutissait, selon eux, « à la destruction des arts et des sciences, à brûler les livres, à dissoudre les institutions scientifiques, à éliminer les scientifiques eux-mêmes, tels Bailly et Lavoisier ».
Cette analyse n’est que la perpétuation du scientisme dans sa version la plus brutale, c’est-à-dire celle qui donnait aux intérêts de la bourgeoisie industrielle une identité progressiste. Mis en œuvre par nombre de Saint Simoniens, le développement industriel, à la fin du 19ème siècle, était censé répondre aux besoins sociaux de l’humanité toute entière.
L’analyse de MM. Lecourt et Ewald n’est donc qu’un rappel à l’ordre, présenté comme garantie du progrès. C’est d’ailleurs pourquoi ils développent volontairement des erreurs historiques : négation du très fort développement des sciences en 1793 sous la terreur, oubli de la création, dans la même période, des grandes écoles scientifiques par des hommes aussi éminents que Monge, Lakanal ou Chaptal, distorsion des faits en refusant de voir que certains hommes tels que Bailly ou Lavoisier furent condamnés non comme scientifiques, mais du fait de leurs activités politiques.
Croire que les relations entre la science et la société sont harmonieuses depuis deux siècles n’est que l’expression d’une prétention inconsidérée de certains scientifiques à décider pour l’ensemble de la société ; la philosophie saint-simonienne, largement perpétuée de nos jours par la fondation du même nom, imprègne, pour l’essentiel, les élites françaises, les coupant de liens sérieux avec leur propre peuple.
« Un polytechnicien n’est pas un vulgaire ingénieur ; il est un prêtre de la nouvelle église scientifique, un guide de l’humanité vers la lumière de la raison ». Cette phrase du Baron Haussmann est finalement, sous des formes moins tonitruantes et une fois adaptée aux nouvelles élites, toujours caractéristique de la conception que ces élites se font de leur rôle aujourd’hui ; en gros, « laissez nous faire car nous savons ».
Il n’y a pas eu de « pacte républicain » ; dés la fin du 19ème siècle, le développement scientifique et technique s’est heurté aussi bien au mouvement ouvrier (casseurs de machines, refus des nouvelles conditions de travail et lutte contre le chômage) qu’à certains secteurs de la bourgeoisie (refus de voir arriver le train dans des villes telles que Tours, Orléans, Bourges,..).
Il est vrai, cela étant, que la pensée dominante était, au tournant du 20ème siècle, plutôt marquée par le scientisme ; le développement des sociétés savantes en est la preuve ; mais les contradictions que générait la science étaient déjà manifestes dans l’œuvre d’écrivains tels que Flaubert, caractérisée par l’échec désespérant et pitoyable de Bouvard et Pécuchet.
Globalement, la conception du « pacte républicain » est cependant plus le reflet des relations entre la science et la classe dirigeante que celle des relations globales entre la science et la société. Se situant dans l’hypothèse de la continuité du progrès et ne voyant dans les réactions de rejet des innovations que des fièvres « populistes », elle est inapte à rendre compte de phénomènes sociaux très contradictoires, encore moins à y répondre.
En outre, le « pacte républicain », serait censé « permettre de distinguer les faits et leurs interprétations, entre une vérité scientifique et des opinions, et une institution est là pour faire respecter le principe de ce partage : l’Université ». Or, considérer les milieux scientifiques comme unis autour du môle central que constitue l’Université, elle même sachant arbitrer dans l’intérêt du progrès, est encore une présentation idéologique, socialement conservatrice. Ainsi, le groupe de mathématiciens français connu sous le pseudonyme de Nicolas Bourbaki fut créé en 1939, d’après le dictionnaire culturel des sciences, « pour poursuivre la tradition française selon laquelle le renouveau intellectuel doit passer par la lutte d’une avant garde contre l’Université, incapable de se modifier elle-même ; de même, la science moderne n’est entrée en France que par le Collège de France, directement anti-universitaire ; le calcul différentiel a dû passer au XVIIIe siècle par l’académie des sciences qui était objectivement contre l’Université ». A partir des années 1980, la polémique autour de Pierre Bourdieu et de la nature du savoir engagé illustre ces tensions.
Il est vrai cependant que la science a joui, pendant longtemps et dans la continuité des Lumières, d’une sorte de révérence qui la mettait à l’abri des soubresauts politiques et nationaux. Une telle appréhension a d’ailleurs été largement théorisé ; Max Weber notamment, avait délimité les rôles théoriques et les spécificités du savant et du politique : le scientifique, de par sa vision à terme, se différencierait du politique, lui-même uniquement préoccupé par les choix immédiats. A sa façon, le marxisme s’était lui aussi imprégné de cette conception : la vision mécaniste d’une évolution technologique déterminant la politique a fortement caractérisé la pensée communiste et, pour une part, conduit à son échec.
Pendant des décennies, la science a été investie d’un rôle messianique, lié à une conception inébranlable du progrès. Elle était perçue comme un outil de libération contre la force des traditions. Encore ne faut-il pas oublier que, dans le prolongement de la pensée de Condorcet, l’idée de progrès n’était pas seulement technique, mais tout autant morale. Cette conception, issue des combats politiques du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle a, petit à petit, perdu de sa pertinence, en particulier lorsque l’évolution économique et industrielle s’est confrontée aux difficultés sociales.
La science prend le masque de Janus ; elle peut être tant libératrice qu’oppressive en fonction des conditions politiques et sociales dans lesquelles elle s’exerce. Ainsi l’instrument mathématique, produit de la raison humaine, peut-il être utilisé à des fins oppressives, par exemple en économie ; la formalisation aboutit alors, du moins en partie, à justifier les axiomes de base qui fondent la théorie libérale. Ce n’est pas un hasard si des étudiants de l’Ecole Normale Supérieure ont demandé, en 2000, avec le soutien d’enseignants de cette discipline, plus de « pluralisme » dans l’enseignement de l’économie, critiquant le fait que, dans la plupart des cas, « l´enseignement dispensé réserve une place centrale aux thèses néoclassiques », amenant ainsi à croire « non seulement que la théorie néoclassique est l´unique courant scientifique, mais aussi que sa scientificité s´explique par son caractère axiomatique,…et servant ainsi les intérêts d´une classe sociale ».
Cette utilisation de l’outil scientifique est typique de la dérive dans la société moderne. En se voulant porteur de la vérité, le scientifique ou le technicien refuse son rôle de citoyen ; il devient technocrate. Le système technocratique nie la tradition démocratique qui faisait des élus les arbitres des décisions et des scientifiques de simples conseillers ; il inverse les rôles en transformant petit à petit, les experts, cooptés au sein d’un milieu social très restreint, en responsables.
Bien sûr, dans une vision idéale, cette conception tout aristocratique est censée conduire au gouvernement des plus capables. C’est d’ailleurs ce qu’exprima M. Alain Minc lorsqu’il fut interrogé sur le rapport intitulé « La France de l’an 2000 », élaboré par la Commission du Plan qu’il avait présidée. Etonné que François Henri de Virieu puisse trouver cette commission très uniformément énarque, il répondit que, « lorsqu’on veut interdire aux élites de s’exprimer, on risque de verser dans le populisme ».
L’utilisation du concept de populisme est d’ailleurs très caractéristique du mépris du peuple lorsque celui-ci refuse la vérité qu’on prétend lui imposer. En pratique, le concept de technicien objectif sert de mythe destiné à légitimer le discours dominant et l’organisation conforme du pouvoir. La technocratie n’est donc pas le gouvernement par ceux qui maîtrisent la technique, mais par ceux qui maîtrisent le discours sur la technique. Il s’agit d’un dévoiement de la notion d’élite : il ne suffit pas, en effet, de se caractériser soi-même comme membre de l’élite ; encore faut-il en avoir les qualités et, en particulier, l’éthique ; encore faut-il admettre qu’il n’y a pas d’élite qui ne soit légitime, ce qui veut dire reconnue par le peuple.
Si les scientifiques se bornent, devant les peurs que suscitent les évolutions technologiques, à s’enfermer dans leurs corporations, les actions de « vandalisme » se multiplieront, quelle que soit la part d’obscurantisme qu’elles intègrent. En se focalisant sur un débat entre scientifiques, le procès de M. José Bové, mis en cause pour la destruction de plantations de riz transgénique en juin 1999, a exclu les préoccupations populaires, les craintes devant les conséquences politiques, économiques et sociales. Lorsque les modernes bien pensants crient à la nécessité de maintenir le pacte républicain, ils oublient en général que ce pacte ne peut trouver de consistance que par son insertion dans un contrat social - bien malmené de nos jours -, dans un lien de confiance fondé sur l’information et le dialogue et qu’il n’avait aucun sens en dehors de celui-ci. Jean Jaurès l’avait bien compris qui souhaitait réconcilier le mouvement social et la République.
La gestion des risques et le principe de précaution, tant évoqués de nos jours, sont trop perçus par les scientifiques comme une méfiance a priori à leur égard ; or ces préoccupations devraient être des instruments de dialogue et non de confrontation. Comme le constate Jacques Testart, « la mise en place du principe juridique de précaution a évincé le principe moral (…), et les citoyens, au nom desquels on devait introduire l’innovation en question, se trouvent largement évincés : c’est le chaînon manquant du dispositif ».
Etrange paradoxe : c’est au moment où la société est présentée comme de plus en plus complexe que les réponses données au peuple sont de plus en plus simplistes, voire méprisantes. Si le lien entre la science et les grands mouvements sociaux continue d’être ignoré, nul responsable politique, expert ou scientifique n’aura le droit, face à des réactions de peur ou de rejet désordonnées, voire violentes, provoquées par l’évolution scientifique et technique, de dire qu’il n’arrive pas à les comprendre.