Les réponses de Raoul Marc Jennar aux commentaires divers sur son article concernant le tirage au sort
Mardi 14 juin 2011, par
L’article de Raoul Marc Jennar a intéressé un très grand nombre de nos lecteurs. Preuve de la situation grave dans laquelle est aujourd’hui la démocratie et des interrogations plus ou moins justes qu’elle entraîne. Devant cette abondance de remarques, Raoul Marc Jennar a rédigé une réponse générale que nous fournissons ci-dessous. On peut la retrouver sur son blog www.jennar.fr
Le tirage au sort : une chimère. Mes réponses aux commentaires
Bonjour tout le monde. Je me réjouis des nombreux commentaires suscités par un papier qui n’avait pas la prétention de proposer un nouveau système politique, mais seulement de préférer au tirage au sort présenté comme une panacée quelques pistes pour réformer la pratique d’un suffrage universel dévoyé en France comme ailleurs. Alors qu’aujourd’hui encore, des peuples se battent pour l’obtenir.
Avant d’envisager le fond du sujet, quatre remarques.
La première : j’entends cet échange comme un débat républicain. C’est-à-dire un partage d’idées qui exclut toute forme d’argument ad hominem et encore moins l’usage de qualificatifs à l’égard des porteurs de ces idées. Le procédé qui consiste à caricaturer voire à discréditer une personne parce qu’on manque d’arguments pour contrer ses idées m’est odieux. Il disqualifie du débat celui qui l’utilise. Et je postule la bonne foi de la plupart des intervenants, à commencer par mon ami Etienne Chouard qui se piège lui-même en personnalisant trop un débat qui doit rester ce qu’il convient qu’il soit : un échange de propositions et d’arguments entre gens de bonne volonté.
La deuxième : l’usage des citations. Certes, il peut appuyer un raisonnement en ajoutant à celui-ci l’autorité d’un auteur allant dans le même sens dans toute son œuvre si ce n’est dans son action publique. Mais on a assisté à un déluge de citations dont la pertinence s’érode dans la mesure où elles sont sorties du contexte à la fois de l’écrit dont elles sont extraites et de l’action historique de leur auteur. Ainsi utilisées, les citations ne prouvent plus rien, sauf la culture de celui qui les reproduit.
La troisième : contrairement au procès que me font certains - mais manifestement d’aucuns ne peuvent s’empêcher de s’ériger en procureurs voire en inquisiteurs - il n’y a pas, chez moi de démarche assimilable à celle d’un croyant. Toute ma pensée est a-dogmatique. Les systèmes conçus par les humains - tous les systèmes, politiques, philosophiques, religieux, judiciaires, etc. - ne méritent pas, à mes yeux, un acte de foi. Œuvres humaines, ils doivent être considérées pour ce qu’ils sont : critiquables et perfectibles. Loin de moi l’idée que réfléchir à un meilleur système démocratique s’inscrit dans une démarche dogmatique. Je ne sacralise rien. Que du contraire, je considère que, dans une telle recherche, l’échange d’arguments contradictoires est indispensable, car personne ne détient une vérité qui n’existe pas. A mon estime, il importe également de garder à l’esprit l’imperfection de la nature humaine et ne pas sombrer dans l’angélisme qui consisterait à penser qu’un système quelconque, quel qu’il soit, pourrait la corriger. Seul un système totalitaire, qu’il invoque le primat du prolétariat ou la supériorité d’une race ou d’une élite, peut faire fi de cette imperfection. La société humaine est complexe. Et, sauf à lui faire violence, les institutions qu’elle génère reflètent inévitablement cette complexité.
La quatrième : je me définis comme démocrate, comme républicain, comme socialiste, tout cela à la manière de Jaurès. C’est dire si pour moi l’idéal de la gauche est intimement lié à l’exigence de liberté autant qu’à celle d’égalité. C’est dire aussi mon espérance dans l’Homme et dans sa capacité à progresser en ce et y compris par les réformes, pourvu qu’elles soient continues vers un même but : rendre notre séjour sur cette terre le plus aimable et le plus épanouissant pour tous. Je récuse donc le rejet de toute réforme au motif qu’il ne s’agirait que d’une action dans le cadre de la "démocratie bourgeoise". Je n’ai rien de commun avec ceux qui rejettent une réforme parce qu’elle ne réalise pas totalement la société idéale de leurs rêves. Si la démocratie née de 1789 - et non, malheureusement, de 1793 - convient à la bourgeoisie et si les choses ont évolué vers l’oligarchie, c’est aussi parce que les plus nombreux se sont divisés et parce que d’aucuns ont voulu entretenir l’espoir de démocraties dites populaires qui n’étaient qu’une forme de totalitarisme. Après les expériences napoléoniennes, le XXe siècle nous a confirmé un constat : les effets corrupteurs du pouvoir existent même chez les révolutionnaires, même chez les socialistes. Et le XXIe siècle ne semble pas démentir son prédécesseur.
1. Ce qui m’amène à une première réflexion : la question centrale est bien celle du pouvoir. L’objectif de tout le monde est, bien entendu, "le pouvoir du peuple, par le peuple". La question en débat, c’est le troisième terme de la formule : "pour le peuple" qui implique depuis deux siècles et demi que le peuple délègue l’exercice du pouvoir à certains des siens. J’ai cru comprendre, dans certains commentaires, que la question du pouvoir pouvait être écartée en réduisant le mandat à la gestion administrative. Mais la prise en charge des affaires d’une collectivité dépasse la gestion, qui relève de l’exécution de choix et pour laquelle l’administration existe. Le pouvoir, ce n’est pas l’administration. Le pouvoir, c’est choisir (ou décider de ne pas choisir, ce qui est en fin de compte un choix). Qui doit choisir ? La réponse ne peut plus être simplement : le peuple ; on sait ce qu’on en a fait. Elle doit être assortie des modalités par lesquelles le peuple choisit. Ce fut un grand progrès lorsqu’on est passé, après bien des luttes, du pouvoir d’un seul ou d’un groupe au pouvoir des délégués du peuple, même s’il fallut attendre des siècles avant que soit acquis le principe un citoyen-une voix sans considération de sexe, de revenu ou de niveau de formation. Même si, aujourd’hui, le suffrage universel est très largement dévoyé, ce fut un immense progrès.
2. Avant d’aller plus loin, il faut répondre à une question : qu’est-ce que le peuple ? Le débat n’est pas clos. Aujourd’hui, en France, il ne suffit pas d’habiter, de travailler, de payer taxes et impôts à la collectivité pour accéder au suffrage universel. Il y a des exclus. Comme autrefois, à Athènes. Le "peuple" se réduisait aux citoyens mâles, écartant de la sorte des gens vivant à Athènes mais qui avaient le malheur d’être des femmes, des esclaves et des étrangers venus s’installer dans la cité. Aucun des grands penseurs grecs, même pas Socrate, n’a remis en cause l’esclavage, ni le statut de la femme dans la société. L’Athènes de Périclès fut un début, un début dont personne n’écarte les mérites. Mais un début dont personne ne doit faire un modèle. Deux cent ans de cette démocratie-là ne justifient en rien qu’elle serve de modèle aujourd’hui, à moins de considérer que la démocratie soit l’activité d’une catégorie de privilégiés. Le paradoxe de ceux qui invoquent l’Athènes du Ve siècle AJC et sa pratique du tirage au sort, c’est qu’ils prennent comme référence un modèle qui est exactement celui qu’ils dénoncent aujourd’hui comme étant la conséquence du suffrage universel : l’oligarchie, c’est à dire le gouvernement du peuple par une minorité. Il n’y a pas de démocratie si l’entièreté du peuple n’est pas associée aux choix.
Je vais sans doute irriter quelques-uns, mais, pour définir le peuple, je ne peux davantage me contenter de la formule issue de 1789, "le peuple, c’est la nation rassemblée", car l’idée de nation liée à celle de nationalité (on parlait autrefois de "nationaux") exclut ceux qui ne sont pas titulaires de celle-ci. Je vais tenter une définition : le peuple, c’est l’ensemble des habitants d’un espace donné. De telle sorte qu’à mes yeux, il y a un peuple au niveau de chaque entité : le village ou le quartier, la ville, le département, la région, l’État, l’Europe. Ce peuple est souverain et il doit pouvoir exercer sa souveraineté à chacun des niveaux où il manifeste son existence.
3. Ceci entendu, demeure la question : le peuple peut-il exercer directement les choix qu’appelle la prise en charge des affaires de la collectivité ? Il ne fait aucun doute que la démocratie directe peut s’exercer à des niveaux comme celui du village, du quartier, d’un très grand nombre de villes et même des départements, s’il s’agit de procéder à des choix et même, selon certaines modalités, de contrôler leur mise en œuvre. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il faut combattre toute fusion des entités communales et des départements qui rendrait cet exercice moins aisé. Mais qu’en est-il des régions, des grandes entités urbaines, de l’État et à fortiori de l’Europe pour les matières qui sont de leur ressort ? Et qu’en est-il pour le choix des participants à une assemblée constituante nationale ou européenne ? Comment choisir ceux qui vont choisir ? Parce que ne nous voilons pas la face : en dehors du référendum assorti des conditions indiquées dans ma présentation, la démocratie directe n’est pas praticable à ces niveaux-là. L’agora, le peuple délibérant, à ces niveaux, c’est une vue de l’esprit. Pour reprendre la citation que fait Etienne Chouard de Robespierre : "La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire par lui-même". Nous y sommes.
4. Nous voici donc arrivés au cœur de notre débat : faut-il, comme le proposent les partisans du tirage au sort, abandonner le suffrage universel ?
A lire certains, rien, jamais rien n’aurait été acquis par le suffrage universel. Impossible d’accepter une telle outrance. Il y a dans l’argumentaire développé contre le suffrage universel des raccourcis et des accommodements avec l’histoire que la rigueur historique commande de rectifier. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La liste est heureusement fort longue des progrès démocratiques et sociaux nés du suffrage universel. Des progrès qui furent plus facile à gagner lorsqu’un puissant mouvement social accompagnait la démarche électorale, ce n’est pas contestable. Et point n’est besoin de me rappeler que lorsque les démocrates ne défendent plus la démocratie et se divisent, lorsque la gauche ne défend plus les classes populaires, le suffrage universel amène Hitler ou Le Pen. Mais laisser entendre qu’il n’y a jamais eu, dans les assemblées élues, des décisions amenant des progrès dans les règles du droit pénal, du droit civil, du droit social, du droit du travail, faire croire que le suffrage universel n’a jamais débouché sur des améliorations sensibles de la condition humaine, c’est tout simplement faux. Qu’on se souvienne, à titre d’exemples relativement récents, de toutes les lois inspirées du programme du Conseil National de la Résistance, de la loi Veil de 1975 et de toutes les lois adoptées en 1981-1982, en ce compris la loi Badinter abolissant la peine de mort.
Même si, depuis un quart de siècle, le suffrage universel a donné le pouvoir aux néolibéraux de gauche et de droite, ce n’est pas le suffrage universel qui est en cause, c’est l’usage qu’en font les citoyens. Je mets en garde : on ne peut pas, quand on se réclame de la démocratie, utiliser les arguments des pires ennemis de la démocratie. Tous les manquements des parlementaires, et je conviens qu’ils furent nombreux, ne peuvent effacer le travail sérieux qui a été réalisé.
"L’élection ne porte pas au pouvoir les meilleurs, mais très souvent les pires (du point de vue du peuple)" ai-je lu dans un commentaire. Encore un propos qui rappelle le "tous pourris" des années trente et du FN. C’est faux, c’est injuste et c’est intolérable. J’ai travaillé comme conseiller pendant 8 ans au sein d’un parlement, une assemblée élue au scrutin proportionnel, je dois l’indiquer. J’y ai vu quoi ? Des porte-parole du patronat et des porte-parole des syndicats, des affairistes douteux et des législateurs rigoureux, des consciences libres y compris à l’égard de leur propre parti et des godillots, des idéalistes porteurs de projets et des conservateurs attachés au statu-quo. Bref, j’ai vu une société en réduction, une représentation assez honnête du pays réel. Incontestablement, dans une assemblée élue au scrutin majoritaire, la distorsion entre pays légal et pays réel est beaucoup plus grande. Mais je connais assez l’Assemblée nationale française pour savoir que même si des sensibilités sont absentes de l’hémicycle ou insuffisamment représentées, il y a aussi des gens biens et d’autres qui le sont infiniment moins, à gauche, au centre et à droite.
5. Je lis qu’on peut se passer des partis politiques. Le droit de s’associer est un droit fondamental. S’associer pour défendre un projet de société ne peut être contesté. Les partis politiques sont des associations dont l’objet social est de promouvoir un projet de société, quel qu’il soit.
Je suis de ceux qui pensent qu’un débat sur la manière dont fonctionnent les partis politiques s’impose. Je me suis fait agresser pour défendre cette thèse. Et pourtant ! Dans la période historique qui est la nôtre, les partis politiques, dans la forme qu’on leur connaît aujourd’hui, ont été conçus au XIXe siècle. A une époque où le niveau général d’éducation était faible, à une époque où n’existait pas le suffrage universel. Manifestement, ils en portent encore la trace aujourd’hui quand on voit le corporatisme et l’élitisme qu’ils véhiculent. Ils ont été conçus sur le modèle dominant issu de la période napoléonienne qui a marqué et qui marque encore nos institutions : le modèle militaire, pyramidal où le commandement - pardon, la décision - procède de l’état-major - pardon, du bureau politique.
Aujourd’hui, avec un niveau général d’éducation très élevé (moi qui ai animé 136 réunions publiques des plus modestes aux plus nombreuses, je peux porter témoignage que le débat de 2005 a bien montré que le peuple est capable de s’approprier les termes et la complexité d’un traité et je me refuse à le ramener au niveau CE1, comme je l’ai lu dans un commentaire), avec le suffrage universel, avec une aspiration croissante à la participation aux décisions (même si l’inclination à la servitude volontaire est loin d’avoir disparu), une réforme des partis politiques s’impose.
Certes, les partis politiques sont ce qu’en font leurs membres. Qui sont des citoyens à part entière. Si par connivence ou par lâcheté, ils acceptent en leur sein des pratiques contraires à la morale et au droit, c’est qu’ils placent plus haut les intérêts dont leur parti est porteur. Mais les partis politiques en tant qu’acteurs du système représentatif sont aidés dans leur tâche par de l’argent public. Il conviendrait dés lors qu’ils soient soumis à des contraintes constitutionnelles de démocratie active et de transparence financière.
6. "Le peuple n’a pas besoin d’élus", ai-je pu lire. Pour les remplacer, tantôt on propose que des "honnêtes gens" choisis au hasard des affinités personnelles, des relations et du voisinage, constituent un électorat au sein duquel seraient tirés au sort ceux qui auraient à siéger dans une assemblée constituante ou législative. Tantôt, on propose le tirage au sort parmi les personnes inscrites sur les listes électorales. Convenons que la formule du recours aux "honnêtes gens" ne fournit pas un critère conforme à l’idée qu’on se fait de la citoyenneté. Qui décide qui appartient à cette catégorie ? Et puis, c’est qui ces "honnêtes gens" ? Ceux qui haïssaient hier les Juifs et aujourd’hui les Arabes ? Ceux qui sont bien blancs, bien chrétiens, bien coiffés et bien habillés ? Ceux qui votaient Sarkozy hier et une quelconque copie de DSK demain ? On se noie dans la subjectivité. Examinons donc l’hypothèse du tirage au sort au sein des listes électorales.
Il y a, dans le recours au tirage au sort, un double abandon : celui du mandat et celui du contrat. Élire, c’est confier une mission en fonction d’orientations précises. Être élu, c’est passer un contrat moral avec l’électeur. Certes, j’en conviens, j’énonce la théorie telle qu’elle devrait s’appliquer. Et on est loin du compte. Mais j’ai proposé des solutions dans ma présentation qui me paraissent infiniment meilleures que le saut dans l’inconnu que représente le tirage au sort.
Comme citoyen, je réclame le droit, pour déléguer la part de souveraineté qui est la mienne, de choisir une personne dont je connais les valeurs, les principes, les orientations politiques. Le tirage au sort me prive de ce droit.
On me dit : "les personnes tirées au sort ne vont pas choisir, elles vont seulement administrer, elle vont seulement exécuter". Mais alors qui va choisir ? Et à quoi servent ceux dont la fonction est d’administrer, c’est-à-dire d’exécuter ? Et on écrit : "le pouvoir doit rester dans les mains du peuple". Sans jamais fournir le mode d’emploi. Va-t-on, chaque semaine, convoquer un référendum ? Va-t-on considérer, comme je l’ai lu, que le peuple décideur, ce sont ceux qui viennent à l’Assemblée nationale quand ils le peuvent ? Il faut tout ignorer des milliers de choix qui affectent l’intérêt général auquel un gouvernement est confronté pour proposer semblables solutions. Il faut sombrer dans un angélisme consternant pour conférer un souci spontané de l’intérêt général à ceux qui viendraient, quand ils le peuvent, à l’Assemblée nationale. Quel serait le résultat des travaux législatifs dans de telles conditions ? Jusqu’à quelles aberrations le refus de réformer ce qui existe va-t-il conduire ?
Le suffrage universel n’est certainement pas la panacée, mais dûment réformé comme je l’ai suggéré dans ma présentation, il rendra toute sa valeur à la notion de mandat qui est centrale dans l’acte de délégation, une notion absente de la pratique du tirage au sort. Celui-ci, choix aveugle par définition, est la négation même du choix. On laisse au hasard la sélection de celles et de ceux auxquels on délègue la souveraineté populaire. Ici, je veux rencontrer un propos inutilement polémique dans un débat de cette importance : il n’y a aucun mépris à considérer un inconnu pour ce qu’il est : quelqu’un qu’on ne connaît pas, dont on ne sait rien des valeurs et des orientations. Estimer que l’on considère un inconnu comme un "affreux", c’est abaisser le débat à de l’affectif. Il n’a pas sa place ici.
Avec le tirage au sort, on prive les citoyens non seulement du droit de choisir en connaissance de cause, mais également du droit de réclamer des comptes puisque, par définition, les inconnus tirés au sort ne se sont engagés à rien. Je trouve paradoxal de présenter comme un progrès démocratique un mode de sélection des représentants du peuple par lequel celui-ci aurait encore moins à dire que dans le système actuel. Le remède proposé est pire que le mal dénoncé.
7. S’agissant de choisir les participants à une assemblée constituante, je continue de faire mienne l’excellente formule d’Étienne Chouard : "ce n’est pas aux hommes de pouvoir d’écrire les règles du pouvoir." Mais je n’ai jamais adhéré aux conséquences qu’il tire de cette affirmation, à savoir le recours au tirage au sort pour choisir ceux qui vont établir les règles fondamentales. Je lui préfère, et de loin, la formule suivante :
- les candidats à la constituante ne peuvent avoir été élus précédemment à un mandat national, ni avoir exercé une présidence de région ou de conseil général
- les constituants, élus au scrutin proportionnel, ne sont pas rééligibles
- il doit y avoir un processus obligatoire et régulier de consultation de toutes les catégories de citoyens sur les propositions en débat au sein de la constituante
- le peuple doit être consulté par référendum sur le texte retenu au terme des travaux de la constituante.
Ainsi, les dangers que redoute Étienne Chouard (risque de conflit d’intérêt , risque de voir les élus écrire des règles pour eux-mêmes) sont écartés, le peuple est pleinement associé au travail de rédaction de la loi suprême et il en décide en dernier ressort.
Quant au contenu souhaitable d’une Constitution nouvelle, je laisse à chacun le soin d’en débattre. Je me contenterai de rappeler que toute Constitution, pour répondre aux attentes communes, doit non seulement prévoir mais garantir une véritable séparation des pouvoirs ainsi que l’autonomie et l’autorité d’institutions comme le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’Etat, la Cour des Comptes, le Conseil Supérieur de la Magistrature, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, etc.). J’ajoute deux idées qui me sont chères : à tous les niveaux, des assemblées et des exécutifs constitués à la proportionnelle ; à tous les niveaux des instances citoyennes d’interpellation et de proposition où se pratique l’ysegoria (j’apprécie la lucidité du commentaire qui convient que "la capacité d’écouter les uns les autres n’est pas une spécialité française").
8. Je rappelle brièvement les trois axes que j’ai proposés pour une réforme du suffrage universel que j’estime indispensable : le passage au mode de scrutin proportionnel avec les mécanismes qui empêchent l’instabilité gouvernementale, l’éradication de toutes les pratiques qui contribuent à transformer le mandat en métier, une réforme des institutions qui supprime le présidentialisme national, régional, départemental et local et favorise la collégialité des choix.
Je voudrais ajouter que j’adhère au principe du vote obligatoire avec prise en compte des votes blancs dans le calcul des résultats. On ne peut pas réclamer la démocratie et s’en abstenir. Mais il faut permettre l’expression de l’insatisfaction face aux choix proposés et sa prise en compte.
J’ai participé il y a quelques temps à des débats sur ces questions. Outre les propositions que je reprends à mon compte, j’ai observé de fortes attentes en ce qui concerne le mandat impératif et la révocabilité des élus. Ce sont d’autres pistes qu’il faut explorer, dont il faut analyser les avantages et les inconvénients. Ce sont des pistes que le tirage au sort élimine d’emblée. Il y a incapacité absolue à donner mandat à un inconnu, comme à le révoquer de manière motivée, c’est-à-dire en dehors de pratiques arbitraires.
9. Pour terminer, je voudrais aborder une question fondamentale à mes yeux : pourquoi les démocrates ont-ils laisser se dévoyer la démocratie et pourquoi ceux de gauche y ont-ils mis la main eux-mêmes ? La démocratie n’est-elle pas d’abord et avant tout l’espace d’une confrontation, pacifique mais réelle, entre des objectifs et des intérêts contraires ? Il y a une opposition permanente entre ceux qui défendent les intérêts du plus grand nombre et ceux qui défendent ceux d’une minorité, entre ceux qui ne vivent que de leur travail et ceux qui vivent du travail des autres. Cette confrontation n’est ni ancienne, ni moderne. Elle est éternelle.
La démocratie ne décline-t-elle pas dès lors que cette confrontation s’efface au nom d’un consensus invoqué tantôt sous la pression des circonstances, tantôt par abandon et reniement ? Y aurait-il une union des contraires indispensable ? Ainsi, je partage cette idée que l’origine de l’effacement du mouvement socialiste comme mouvement porteur des intérêts du plus grand nombre remonte à 1914, quand, aussi bien en France qu’en Allemagne, refusant de suivre Jean Jaurès et Rosa Luxembourg, les socialistes, Jules Guesde en tête, ont renoncé à l’internationalisme prolétarien et, au nom de "l’union sacrée", ont pactisé avec la bourgeoisie pour entrer dans une guerre qu’elle a voulue. Depuis lors, les reniements ont succédé aux reniements : refus d’appliquer la loi de 1905 en Alsace-Moselle, concessions du cartel des gauches, puis du Front populaire à la banque de France et au Comité des Forges, abandon de la République espagnole, diplomatie de la patience à l’égard d’Hitler, vote par certains à gauche des pleins pouvoirs à Pétain, soutien aux guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, abandon de la souveraineté populaire au profit des oligarchies européennes et internationales (Banque Mondiale, FMI, OMC), abandon du projet de service public unique et laïc de l’éducation, privatisation des services publics, adhésion à la dérégulation financière, à la dictature des marchés et à la concurrence de tous contre tous. Comme je l’écrivais dans ma présentation, lorsqu’il n’y a plus d’alternative, il n’y a plus de démocratie.
Je me souviens que pendant des années, après 1958, les médias au service de l’oligarchie montraient la France du doigt, comme le pays d’une guerre civile froide et permanente parce qu’il y avait une opposition apparemment radicale entre la gauche dans l’opposition et la droite au pouvoir. Après, ce fut l’argument du déclin parce que des résistances se manifestaient contre le démantèlement des acquis démocratiques et sociaux. Aujourd’hui, le socialisme qui prétend gouverner est un socialisme d’accompagnement du système. Un candidat aux primaires chez les Verts dit qu’il faut "arrêter d’opposer les riches et les pauvres" ; l’éternel discours des possédants ! Ce refus d’un choix clair, d’une vraie alternative, non seulement, ne fait pas rêver, mais pire, il fait fuir. Fuir la démocratie.
Telles sont les réflexions que m’ont inspiré les nombreux commentaires à un papier dont je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’il suscite un tel débat.
Bien cordialement,
Raoul Marc Jennar