La constituante en Tunisie : Un vrai débat

La constituante en Tunisie : Un vrai débat

Lundi 5 septembre 2011, par Association pour une Constituante

Nous avons déjà, à plusieurs reprises, parlé de l’Assemblée Constituante tunisienne dont l’élection est prévue au second semestre 2011.

Aujourd’hui, nous publions un article de Samy Ghorbal, journaliste indépendant, mais très impliqué dans ce processus. Dans l’article ci-dessous, il expose l’importance d’une déclaration préalable des droits et libertés, idée qui n’est pas sans évoquer la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui, adoptée le 26 juillet 1789 par la Constituante, ne figure dans la Constitution française que depuis 1946.

L’idée de Monsieur Samy Ghorbal fait, depuis lors, son chemin en Tunisie.

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La mission qui incombe à la Constituante que les Tunisiens éliront le 24 juillet prochain est une mission de refondation. Notre République, proclamée le 25 juillet 1957, doit être refondée. Le chantier est plus vaste que l’on ne l’imagine. Il comporte en réalité deux aspects distincts. La Constituante devra rédiger une nouvelle Constitution et choisir un type de régime. Le régime semi-présidentiel, également appelé régime mixte, est celui qui nous paraît le plus à même de concilier les exigences contradictoires de la démocratie et de l’efficacité. Cette question, beaucoup débattue, a suscité des controverses passionnées. Mais oublions-là un instant : nous voulons aujourd’hui aborder l’autre aspect, tout aussi fondamental, de cette refondation : sa dimension philosophique.

La Révolution du 14 janvier fut l’insurrection d’un peuple contre un tyran qui avait usurpé les pouvoirs et les biens, et, dans le même temps, un formidable élan vers la liberté. Cet élan, inédit dans l’histoire arabe, doit trouver son prolongement et sa consécration sur le terrain juridique. L’instauration d’un régime démocratique à travers la mise en place de nouvelles institutions ne résoudra pas tous les problèmes. Il faut, en parallèle, créer les conditions propices à l’instauration d’un « Etat de libertés ». La Tunisie doit se doter d’une « déclaration des droits et libertés ». Cet instrument juridique permettrait, avec une Constitution révisée, de protéger l’individu contre toutes les formes d’arbitraire, l’arbitraire du pouvoir exécutif, mais aussi l’arbitraire de la loi. Ce dispositif n’est pas seulement souhaitable, il est nécessaire.

Notre histoire récente à été une histoire d’abus et de transgressions. Les Tunisiens, tout au long de leur histoire, ont eu à souffrir de la dictature et de la confiscation de leurs libertés. Mais ils ont aussi eu à souffrir d’abus d’une gravité extrême. Leurs droits les plus élémentaires ont été bafoués, de manière systématique. Tortures, viols, emprisonnements abusifs, négation des droits de la défense et du droit à un procès équitable… L’arbitraire était la loi commune, et la justice l’exception. Cet ordre des choses doit être renversé. Les droits et libertés de l’individu doivent être proclamés, garantis et sanctifiés par la Constituante, par l’intermédiaire d’une déclaration des droits, qui serait à la Révolution tunisienne ce que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a été pour la Révolution française de 1789.

1. La déclaration des droits et des libertés précèdera la Constitution, qui s’y réfèrera dans son préambule. Elle fera office de soubassement philosophique. Elle prendra la forme d’un texte court, qui énoncera des principes généraux : les droits fondamentaux de la personne, inviolables et sacrés, dont le respect s’imposera aux pouvoirs publics en toutes circonstances. Le recours à la torture et aux châtiments inhumains, cruels ou dégradants sera proscrit à jamais, et le droit à ne pas être inquiété pour ses opinions et pour ses croyances affirmé solennellement. La déclaration proclamera que les femmes et les hommes naissent libres et égaux en droits. Elle garantira le droit au procès équitable et les droits de la défense. Elle dira l’attachement indéfectible et profond du peuple tunisien à la liberté sous toutes ses formes : la liberté de pensée, la liberté de conscience, la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de circulation, la liberté de communication des pensées et opinions, ainsi que les libertés politiques et syndicales. Ces libertés ne seront assorties d’aucune restriction (sauf, bien entendu, pour certaines catégories d’agents de l’Etat, les membres des forces armées par exemple). Elle consacrera en outre le principe de l’habeas corpus – nul ne peut être détenu arbitrairement -, et le droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances… et des conversations téléphoniques !

La logique implicite de notre proposition vise à placer les droits fondamentaux de la personne non pas à côté mais au dessus des droits de l’Etat et de la société. Aussi, l’énoncé des droits devra se limiter aux droits et libertés individuels. Cette déclaration fixerait en réalité les principes de la Révolution. Les juristes pointilleux objecteront peut-être qu’une telle charte n’est pas nécessaire, étant donné que la Tunisie a déjà adhéré à un certain nombre d’instruments internationaux de protection des droits fondamentaux, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le Pacte onusien des droits civils et politiques de 1966, et la Convention de décembre 1984 contre la torture. A quoi nous répondrons qu’en politique, les symboles comptent autant sinon plus que les traités. L’adoption par la Constituante de cette charte des droits et libertés marquera un tournant irréversible. Car les principes et les valeurs énoncés dans la déclaration perdront alors leur caractère de « notions importées » pour devenir les valeurs authentiques de la Révolution du peuple tunisien.

2. Les différentes formations politiques tunisiennes sont-elles prêtes à s’engager dans cette direction ? Nous le pensons. Parviendront-elles à tomber d’accord sur un texte ambitieux et dénué d’ambiguïtés ? Nous le croyons aussi. Les forces en présence ont jusqu’à maintenant, dans leurs déclarations, manifesté une certaine convergence au niveau des principes. Le travail de clarification politique et philosophique, entamé fin 2005 par le Collectif du 18 octobre pour les droits et libertés, qui réunissait à la fois les partis de l’opposition démocratique et les islamistes d’Ennahda, a permis de dégager l’ébauche d’une plate-forme consensuelle de principes démocratiques et libéraux. Cet effort peut se poursuivre et se terminer dans l’enceinte de la Constituante.

Il sera clair dans l’esprit de tous que la déclaration - ou la charte - aura une portée et une signification supérieures à la Constitution et aura vocation à trôner au sommet de notre pyramide des normes. Pour ne pas demeurer virtuels, les droits proclamés dans la charte devront être assortis d’un dispositif de protection garantissant leur effectivité. Ils devront être opposables devant les juridictions de l’ordre interne, c’est-à-dire devant les tribunaux civils et devant le tribunal administratif. Le juge tunisien doit donc devenir le rempart et le bouclier des droits de l’homme et du citoyen. Pendant trop longtemps, il s’est complu dans un rôle d’auxiliaire servile de l’arbitraire étatique. Il peut et doit faire sa révolution culturelle, et se transformer en défenseur ombrageux des libertés. Mais il faut l’y aider en lui donnant les moyens d’une telle métamorphose. Comment ? En consacrant solennellement, dans le texte de la déclaration, et dans un même article, les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la magistrature. Notre juge doit devenir véritablement et pleinement indépendant. C’est à cette condition seulement qu’un « Etat de libertés » sera envisageable, demain, en Tunisie.

3. La première Constituante tunisienne, qui a siégé d’avril 1956 à juin 1959, n’a pas accordé aux droits et libertés toute l’attention qu’ils méritaient. Ses débats se sont focalisés quasi-exclusivement sur la question du régime politique. La Constituante a changé plusieurs fois d’optique, au gré de la conjoncture politique, en planchant d’abord sur un avant-projet de Constitution monarchique avant de reprendre ses travaux à zéro après le 25 juillet 1957, pour épouser les vues du président Bourguiba, qui était notoirement favorable à un système présidentiel fort. Avant même la conclusion du processus, un éminent constitutionnaliste étranger, le professeur Georges Lavau, ainsi que deux juristes avertis, Noë Ladhari et Mansour Moalla, alors tout jeune inspecteur des finances, avaient pointé du doigt les carences et les insuffisances d’un texte qu’ils jugeaient insuffisamment protecteur des droits et libertés : « Les droits fondamentaux sont énoncés de façon trop restrictive, les droits sont reconnus dans leur principe, mais leur étendue est laissée à l’appréciation du législateur […] ; toute la partie réservée aux droits et devoirs du citoyen est très mal rédigée, donne le sentiment d’avoir été faite à la hâte et est insuffisante […] ; beaucoup d’articles sont d’une imprécision regrettable […] ; les garanties offertes aux magistrats sont dérisoires […] ; le pouvoir judiciaire, censés faire office de contrepoids [dans un schéma de séparation des pouvoirs] manque ici, et n’est pas instauré ». C’était en janvier 1958, dans les colonnes de l’Action, l’ancêtre de Jeune Afrique. On ne les avait malheureusement pas entendus.

Habib Bourguiba était obsédé par les droits de l’État, bien plus que par ceux des individus. Le fondateur de la République tunisienne était hanté par le passé de division de la Tunisie, par ce « démon numide » stigmatisé par Ibn Khaldoun, que la sédition yousséfiste venait de raviver. Bourguiba voulait à tout prix consolider l’Etat, affermir son autorité, le protéger contre « l’anarchie et l’effritement ». Il pensait que, pour s’élever et prospérer, l’homme devait « vivre à l’abri d’un pouvoir juste et fort ». Mais, avec les années, ce pouvoir s’est mué en pouvoir despotique et les droits de l’individu s’en sont trouvés gravement lésés. Aussi, à la lumière de l’expérience, nous pensons qu’il serait véritablement judicieux que le débat sur la déclaration des droits précède le débat constitutionnel. C’est un débat essentiel, il doit bénéficier de toute l’attention nécessaire. La Constituante doit en faire sa priorité.

4. Chaque Constitution porte la marque de son temps et d’une tendance de l’esprit. Œuvre humaine, elle est susceptible d’être amendée, enrichie ou révisée. Comme la pensée, elle évolue avec la vie. Il en va tout autrement d’une déclaration des droits. Elle est générale et atemporelle. Ses principes valent pour toute époque et sont hors d’atteinte du législateur constituant. Ils peuvent, au mieux, être complétés. Mais ils ne peuvent en aucun cas être altérés. Isoler la déclaration des droits du corps de la Constitution, c’est donc lui conférer une majesté et un relief singuliers. Ajoutons pour finir qu’une telle charte, si elle venait à être adoptée, marquerait une étape supplémentaire sur le chemin de l’accession de la Tunisie à la modernité politique. Et aurait valeur d’exemple et de source d’inspiration pour les peuples arabes frères engagés dans le combat pour leur émancipation.

5. Une fois cette charte discutée et votée, la Constituante pourra se pencher sur le débat institutionnel proprement dit. Et, dans l’hypothèse où le peuple tunisien serait invité à se prononcer par référendum sur le travail de la Constituante, on peut imaginer que les deux textes fassent chacun l’objet d’une approbation séparée. Autrement dit, que le référendum porte non pas sur une mais sur deux questions, qui seraient : « approuvez-vous la déclaration des droits et libertés personnels ?  » et « approuvez-vous la Constitution de la deuxième République ?  ». Nous voyons deux avantages à un tel mécanisme. Il permettrait d’une part de délier les destins des deux textes, et la déclaration pourrait être solennellement approuvée et entrer en vigueur même dans le cas où le texte de la Constitution venait à être rejeté. Il permettrait d’autre part de conférer une valeur à la fois juridique et politique supplémentaire à la déclaration, conférerait implicitement aux principes qu’elle énonce une valeur supra-constitutionnelle, qui rendrait dès lors tout retour en arrière difficile à envisager en matière de droits et libertés.

Samy Ghorbal.