De la paroisse à la métropole

De la paroisse à la métropole

Lundi 11 août 2014, par Claude Grellard

Le texte de Claude Grellard ci-dessous s’inscrit dans les débats que nous menons depuis des mois sur les structures institutionnelles et la démocratie


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DE LA « PAROISSE » A LA METROPOLE ou : LES ETATS-LIMITES DE LA DEMOCRATIE

1) INTRODUCTION

La condition première pour satisfaire au principe de la République : « Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », est que tous les citoyens aient vraiment les moyens d’y jouer un rôle. Tout a commencé, en 1789, par le découpage géométrique du territoire en départements d’égale surface, tous organisés suivant un même modèle. Ce souci d’uniformité se retrouve aux différents niveaux administratifs : arrondissements, cantons, communes. Plus tard, à l’intérieur de ces départements, par le jeu de nouveaux découpages, sont venues s’inscrire les circonscriptions électorales, ajustées de telle sorte que les citoyens se trouvent partout également représentés.

Les contraintes économiques et les mouvements de population qu’elles ont entrainés ont conduit à la formation de nouvelles configurations : les régions, les communautés de communes et d’agglomération, les métropoles, le tout s’inscrivant au sein de la communauté européenne. Cet enchevêtrement de structures fait que les citoyens ont de plus en plus de mal à trouver leur place. Comment peut se constituer la volonté unanime d’un peuple par la simple addition de bulletins de vote censés, tous les cinq ans, traduire ou résumer les réflexions, les projets, les désirs ou les espérances formés, dans leur coin, par des millions d’individus ? Notre système électoral est pourtant bâti sur cette contradiction, déjà signalée par Jean-Jacques Rousseau dans la définition qu’il donnait du pacte social :
« La force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté peut s’énoncer en ces termes : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution ».

Pour ne rien arranger, par le biais du suffrage universel, la souveraineté populaire est sous-traitée à des professionnels, à des gens dont c’est le métier de « faire de la politique ». Comme si, dans leur grande majorité, les citoyens étaient incapables de savoir ce qu’ils veulent. Les élections ne sont alors que des « appels d’offre », des opérations commerciales dont le financement est la plupart du temps plus que suspect. Contraints de n’être plus que des consommateurs de « produits politiques » dont la qualité laisse à désirer il ne faut donc pas s’étonner de voir les électeurs s’en détourner.
En 2009, au premier tour des élections européennes, on comptait 59,6% d’abstentions.
En 2014 : 56%
En 2010, au premier tour des élections régionales : 53,6 %
Depuis 1978, où le taux d’abstention, au second tour des législatives était de 15,1%, le nombre de citoyens « passifs » n’a cessé d’augmenter.
En 2012, au second tour, le taux d’abstention était de 44,6%
Afin de redonner un sens au principe de la République, pouvons-nous imaginer un autre modèle électoral ?

2) DE LA « PAROISSE » A LA METROPOLE

En parallèle à son projet de réforme des structures territoriales de la République, le Président François Hollande publiait le 3 juin 2014, dans la presse régionale une tribune où, tout en insistant sur la nécessité de développer des métropoles et de procéder à l’extension des intercommunalités, pour des raisons économiques, il soutenait que la commune devait malgré tout « demeurer une petite république dans la grande », qu’elle était le champ idéal pour l’exercice de la citoyenneté, donc de la démocratie. Tout comme au temps où les communes portaient le nom de « paroisses » et qu’on y rédigeait les cahiers de doléances qui devaient mettre un terme à l’Ancien Régime.

En 1789, la France compte 26 millions d’habitants, 44 000 paroisses réparties entre différents types de structures : 35 provinces, 175 grands baillages, 13 parlements, 38 gouvernements militaires, 142 diocèses, dont les activités respectives se prêtent mal à l’organisation d’un système administratif cohérent. Par décret du 26 février 1790 l’Assemblée nationale procède alors au découpage des provinces de sorte que le territoire se trouve divisé en 83 départements sensiblement de même superficie. A cet effet, l’Ile-de France est partagée en 6 départements, la Bretagne en 5, le Poitou et la Franche-Comté en 3, le Berry en 2, etc…

En 2014, sous la Vème République, la France compte 66 millions d’habitants, 27 régions, 101 départements divisés en 342 arrondissements, 577 circonscriptions électorales, 36 635 communes, 2 581 établissements publics de coopération intercommunale. Alors qu’en 1790 les départements étaient nés d’un éclatement des provinces, en 1972, l’opération inverse conduisait à les regrouper pour former les régions (dont il est aujourd’hui question de réduire le nombre pour en augmenter la surface). Avec la loi du 27 janvier 2014 viennent s’y ajouter 14 métropoles. Le projet de Grand-Paris, se trouvant mis à part, on observera que les 13 autres métropoles : Lille, Strasbourg, Lyon, Grenoble, Nice-Côte d’Azur, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Brest, Rennes et Rouen sont toutes situées à la périphérie du territoire et qu’il n’en existe aucune au centre. Associées au projet d’extension des intercommunalités, ces opérations ont directement pour effet d’écarter un peu plus le peuple souverain des centres où se décident ses conditions de vie.

Pour s’en tenir à leur origine, les communes demeurent les structures élémentaires idéales pour que les citoyens puissent librement s’exprimer. Mais encore faudrait-il qu’elles soient véritablement comparables en dimension. Or, plus des trois quarts comptent moins de mille habitants, alors que les 260 premières (une fois Paris mis à part) ont une population municipale comprise entre 850 000 et 30 000 habitants.

Notre pratique du suffrage universel fait que nous avons trop souvent tendance à considérer la démocratie comme une affaire d’arithmétique et qu’il suffit d’additionner des bulletins de vote pour former des règles sociales susceptibles de convenir à tout le monde. Les relations humaines sont infiniment plus subtiles qu’un simple rapprochement comptable ; elles se mesurent autrement que par des chiffres. A l’instar de ce dicton vietnamien suivant lequel « la loi du Roi doit céder le pas aux coutumes du village », pour contrebalancer ces métropoles « invivables » qui nous sont promises, ce dont nous aurions besoin aujourd’hui serait de retrouver partout des lieux d’échange et de partage à notre mesure, des « villages », au cœur des villes comme dans les campagnes.

3) ETAT DES LIEUX

a) les communes

La loi du 14 décembre 1789 relative à l’organisation des communes du royaume de France décrétait que les municipalités existantes seraient abolies et que leurs membres seraient dorénavant remplacés par voie d’élection. Seuls les citoyens « actifs » auraient droit d’y participer. De plus, la loi précisait que les assemblées ne pourraient se former par métiers, professions ou corporations, mais par quartiers ou arrondissements.
La loi du 22 décembre 1789 établissait par ailleurs une certaine hiérarchie entre les citoyens en opposant, d’un côté, les citoyens « passifs » qui n’avaient pas le droit de voter, eu égard à la modestie de leur condition sociale, et d’un autre côté les citoyens « actifs », plus fortunés, lesquels se trouvaient eux-mêmes classés en trois catégories, suivant le niveau de leurs revenus, donc de leurs contributions directes.

La participation aux assemblées primaires était réservée aux citoyens actifs du premier degré, dont la contribution était de la valeur locale de trois journées de travail. Seuls étaient éligibles aux assemblées électorales ayant pour mission de choisir les députés les citoyens actifs du second degré, dont la contribution était de la valeur de dix journées de travail. Enfin pour être éligibles à l’Assemblée nationale les citoyens actifs du troisième degré devaient payer une contribution équivalente à la valeur d’un marc d’argent et avoir en plus une propriété foncière.

Que ce soit au niveau des communes ou des assemblées primaires, en raison de la dimension restreinte des listes électorales les contacts entre les électeurs et leurs représentants restent des relations de « voisinage ». Les candidats sont alors choisis suivant leurs mérites personnels plus que sur la couleur de leurs étiquettes politiques. Au niveau communal les électeurs du premier degré choisissent le maire et les conseillers municipaux. Au niveau du canton, les électeurs du second degré désignent ceux d’entre eux qui auront pour mission de choisir les représentants du département à l’Assemblée nationale.

Le suffrage universel a mis un terme au système censitaire. Conformément aux principes de la Déclaration des droits de l’homme, sur le terrain électoral, désormais, tous les citoyens sont égaux ; ils n’ont plus à faire état de leurs ressources. Mais, bien que l’ancienne distinction entre citoyens « actifs » et « passifs » ait disparue, elle continue pratiquement d’exister sous une autre forme, à une autre échelle. Comment les citoyens pourraient-ils être « actifs » ou « acteurs » dans un appareil politique où le jeu de la démocratie est pratiquement confisqué par les partis, qui, de plus en plus, se comportent comme des entreprises de spectacle ? La situation où nous sommes est, d’un certain sens, comparable à celle que décrivait l’abbé Sieyès à propos du suffrage censitaire : « tous les citoyens peuvent jouir des avantages de la société ; mais ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale ».

La politique est de plus en plus, à tous les niveaux, une affaire de « professionnels ». En 1937, André Tardieu, plusieurs fois ministre sous la IIIème République dénonçait déjà cette dérive : « Les élus se comportent, non en mandataires, mais en professionnels du métier parlementaire. On fait, de nos jours, métier d’être député, sénateur et ministre. Un corps professionnel s’est formé dont la fonction est de détenir la souveraineté usurpée sur le peuple. »

En 2013, on pouvait compter 236 députés-maires à l’Assemblée nationale, et 126 sénateurs-maires au Sénat. 85% des parlementaires exercent un autre mandat électif dans un conseil communal, départemental ou régional.
Tout comme au temps où, pour être éligible, un citoyen « actif » devait justifier d’un certain niveau de revenus, de nos jours, pour un candidat, les chances d’être élu, sont en proportion des moyens financiers que son parti peut mettre en œuvre pour assurer son élection. Le scrutin uninominal a deux tours a, par ailleurs, pour effet d’exagérer les écarts de suffrages au profit des partis les mieux placés.

D’autre part, ce n’est pas en déposant tous les cinq ans leur bulletin de vote que les électeurs ont véritablement l’occasion de donner leur avis. Qu’ils votent ou qu’ils s’abstiennent, en fin de compte, ils ne sont toujours que des citoyens « passifs », des consommateurs résignés à se satisfaire des « produits politiques » qui leur sont proposés, quelle qu’en soit la médiocrité.

b) les départements

En 1789, après avoir posé pour principe, dans la Déclaration des droits de l’homme, que tous les hommes sont égaux en droits, les Constituants ont pensé que pour satisfaire à cette règle d’égalité, au moins sur le plan administratif, tous les citoyens devaient pouvoir bénéficier des mêmes facilités. Partant de l’hypothèse que la densité de population devait être partout sensiblement la même, l’idée leur est venue de diviser le territoire en départements d’égale superficie. Suivant Condorcet, la dimension de ces départements devrait être telle que « dans l’espace d’un jour, les citoyens les plus éloignés du centre puissent se rendre au chef-lieu, y traiter leurs affaires pendant plusieurs heures et retourner chez eux. ».

Compte tenu des moyens de transport de l’époque la distance à parcourir ne devait donc pas dépasser 10 à 12 lieues (soit 40 à 50 km). Le 9 novembre 1789, Jacques-Guillaume Thouret, député de Rouen, présente à l’Assemblée nationale un projet de division du royaume en 81 départements, suivant un quadrillage orthogonal dont la maille serait de 18 lieues, formant ainsi des département carrés de 18 lieues de côté (72 km), d’une superficie de 324 lieues carrées (5 184 km2), divisés chacun en 9 districts carrés de 6 lieues de côté (24 km) eux-mêmes divisés en 9 cantons carrés de 2 lieues de côté (8km), soit, au total 6 480 cantons.

« Une surface de 324 lieues (5 184 km2) offre une étendue moyenne qui convient à des districts d’élection directe, qui convient encore plus à des districts d’administration, et qui pourra convenir par la suite pour réunir dans les mêmes divisions l’exercice des autres pouvoirs publics. Ne désespérons pas que le jour viendra, où l’esprit national étant mieux formé, tous les Français réunis en une seule famille, n’ayant qu’une seule loi, et un seul mode de gouvernement, abjureront tous les préjugés de l’esprit de corporation particulière et locale. La Constitution doit prévoir, provoquer et faciliter ce bon mouvement qui rendra la nation française la première et la plus heureuse nation du monde. ». (Extrait du discours de Thouret à l’Assemblée nationale le 9 novembre 1789)

Mirabeau s’oppose à ce modèle géométrique et demande qu’on tienne compte des traditions et des habitudes : « Je voudrais une division matérielle et de fait, propre aux localités et aux circonstances, et non point une division mathématique, presque idéale, et dont l’exécution me paraît impraticable. »

Le décret du 26 février 1790 dresse alors une liste de 83 départements découpés suivant des frontières plus « naturelles ».

Aujourd’hui, les 96 départements de la métropole ne sont plus du tout comparables, ni en superficie ni pour la densité de leur population. Exemples, aux extrêmes :

 la Gironde ( 10 725 km2 ) et les Hauts de Seine ( 176 km2 ) avec 157 fois plus d’habitants que la Gironde.

 le Nord ( 2 795 340 habitants), 36 fois plus qu’en Lozère ( 77 082 habitants) pour des surfaces du même ordre, respectivement 5 743 km2 et 5 167 km2 donc très proches de la « norme » établie en 1789 lors de la création des départements ( 5 184 km2)

Chaque département est administré par un conseil départemental. Les 3 900 conseillers départementaux sont élus au suffrage universel direct.
Nous aurions à traiter aujourd’hui ce problème de découpage du territoire, en suivant le même raisonnement qu’en 1789, compte tenu des moyens de transport et de communication dont nous disposons, nos 22 régions d’une surface moyenne de 25 000 km2 seraient davantage à l’échelle. Les départements n’en seraient que des subdivisions.

c) Les régions

Le 7 janvier 1959 et le 2 juin 1960 deux décrets conduisent à la création de 21 circonscriptions d’action régionales (CAR) permettant de regrouper les départements présentant des affinités économiques.

Le 27 avril 1969 le général de Gaulle soumet au référendum un projet de loi portant sur deux points : la réforme du Sénat et la création de régions. L’échec de ce référendum le conduit à mettre fin à ses fonctions. Le 5 juillet 1972, le Président Georges Pompidou reprend quand même une partie du projet. Les circonscriptions d’action régionale (CAR) prennent alors le nom de régions .De sorte que la France est maintenant partagée en 27 régions : 22 pour la métropole plus 5 pour les TOM. Les régions sont administrées par un conseil régional élu au suffrage universel. On compte au total 1 757 conseillers régionaux.

Comme les départements, les régions ont elles aussi des surfaces très inégales :

  8 280 km2 pour l’Alsace et 45 348 km2 pour la région Midi-Pyrénées.

  741 785 habitants dans le Limousin contre 6 174 040 en Rhône-Alpes

En juin 2014 il est envisagé de réduire à 14 le nombre des régions par regroupement des régions Alsace et Lorraine, des deux Normandie, des régions Auvergne et Limousin, des régions Bourgogne et Franche-Comté. Ces dispositions ne changent rien au problème. Comparée au projet de création de 14 métropoles on pourrait penser que cette opération aurait pour objet de centrer chacune des régions sur une métropole. Or, seules en sont pourvues les régions se trouvant à la périphérie du territoire ; les autres n’en ont pas.

En 2008 la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali préconisait la suppression des départements. Cette mesure visait surtout à réduire le coût de l’administration. La loi du 16 décembre 2010 portant réforme des collectivités territoriales reprenait en partie les conclusions de ce rapport avec la création de conseillers territoriaux. Suivant cette loi les 3 900 conseillers généraux et les 1 757 conseillers régionaux seraient remplacés par 3 493 conseillers territoriaux
La loi du 17 mai 2013 abroge ces dispositions. Les conseils généraux sont maintenus ; ils prennent le nom de conseils départementaux. Aux termes de cette loi : « Les électeurs de chaque canton du département élisent au conseil départemental deux membres de sexe différent qui se présentent en binôme de candidats ».

Dans la mesure où les citoyens n’ont aucun moyen de contrôle ni aucune prise sur le pouvoir économique et financier, dont le siège se trouve hors de nos frontières, on voit mal comment l’extension des régions pourrait améliorer l’exercice de la démocratie.

d) les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI)

La loi Chevènement de 1999 avait pour but de simplifier et de renforcer la coopération intercommunale par la création d’EPCI. Elle s’est trouvée renforcée, en 2010, par la loi Balladur obligeant les communes à se regrouper. Le 1er janvier 2012 on comptait 35 303 communes regroupées au sein de 2 581 EPCI. Seules 1 380 communes sur 36 683 restaient à l’écart du mouvement.

Ce système conduit à un nouveau découpage des départements. C’est ainsi qu’au 1er janvier 2013 les 291 communes du Loir et Cher étaient réparties entre 21 communautés. Mais le mouvement se poursuit. En 2014 suivant les principes d’un nouveau plan départemental de coopération intercommunale par regroupement de plusieurs communautés on devrait procéder à un nouveau découpage suivant un schéma de cohérence territoriale (SCoT) qui pourrait conduire à un découpage en 7 zones au lieu de 21.

Dans certains cas de figure, quand elles forment un même bassin de vie, il est permis d’envisager la fusion entre deux communautés voisines qui n’appartiennent pas au même département.

e) les métropoles
La loi du 27 janvier 2014 portant sur la réforme des collectivités territoriales vise à la création de nouvelles surfaces : les métropoles venant se superposer aux anciennes structures au point d’en effacer un certain nombre, dont les départements. Dans un premier temps la loi s’applique à 14 agglomérations de plus de 400 000 habitants, dont le Grand Paris, les 13 autres étant réparties à la périphérie du territoire : Lille, Strasbourg, Lyon, Grenoble, Nice-Côte d’Azur, Aix-Marseille-Provence, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Brest, Rennes, Rouen. Pour le reste du territoire, à l’intérieur de cette couronne, on note l’absence de toute métropole.

f) Les bassins de vie

De regroupements en regroupements, les conseils départementaux n’auront bientôt plus de raison d’être. Peut-être aussi, les départements eux-mêmes, qui ne servent plus maintenant que d’unité de mesure administrative.
A la différence de ces structures démodées, on peut envisager un autre type de découpage du territoire fondé sur la notion de « bassin de vie ». En 2012 la France comptait 1 666 bassins de vie dont 379 bassins urbains et 1 287 bassins ruraux regroupant les deux-tiers des communes. Par définition, un bassin de vie est la plus petite fraction de territoire sur lequel les habitants ont accès aux services et aux équipements les plus courants. Les équipements se répartissent en trois gammes :

 une gamme de proximité comportant : 29 types d’équipements : poste, banque, épicerie, boulangerie, boucherie, école, médecin, pharmacie…

 une gamme intermédiaire comportant : 31 types d’équipements : police, gendarmerie, supermarché, librairie, collège, laboratoire d’analyses médicales, ambulance, piscine…

 une gamme supérieure comportant : 35 types d’équipements : pôle emploi, hypermarché, urgences, maternité, médecins spécialistes, cinéma…
Le périmètre d’un bassin de vie est alors défini en fonction du nombre d’équipements intermédiaires dont il est pourvu, soit au minimum, 16 équipements sur les 31 de la gamme. Le découpage qui en résulte n’a plus aucun rapport avec les frontières de nos vieux départements. Par le rapprochement des base de données composées, d’une part, des adresses de tous les équipements, d’autre part des adresses de tous les usagers, il devrait être possible, au moyen d’un logiciel approprié, d’évaluer plus rigoureusement les besoins, d’assurer une meilleure répartition des services, et d’établir ainsi une nouvelle carte de ce qu’on pourrait encore appeler des départements.

Suivant ce schéma « le peuple » n’est plus une quantité anonyme mesurée en mètres carrés, il devient acteur d’un modèle de société mieux adapté à ses besoins, ce qui doit être le propre de la démocratie.

g) Les circonscriptions électorales

Le territoire est découpé en 577 circonscriptions à l’intérieur des limites des 101 départements, à raison d’un député pour 110 000 habitants (étrangers compris), afin que chaque « représentant du peuple » se trouve le plus près possible de la collectivité qu’il représente. 80 d’entre eux sont également titulaires d’un mandat communal ou départemental. Mais combien se trouvent parachutés dans leurs circonscriptions pour des raisons stratégiques, afin de servir au mieux les intérêts de leurs partis ?

Le périmètre des circonscriptions est déterminé, dans chaque département par découpage du terrain en autant de parcelles qu’il faut pour assurer une représentation équilibrée, en fonction du nombre d’habitants. S’agissant d’une procédure « électorale », le calcul serait plus précis s’il était basé sur le nombre d’électeurs, sachant qu’un électeur représente, en moyenne, 1,43 habitant.

Mais un tel système est, par nature, condamné à l’instabilité. Alors que la surface du département reste toujours la même, sa population peut changer du jour au lendemain. Par exemple à Paris, où le coût des loyers entraîne le déplacement d’une partie de la population vers la périphérie. Où, partout ailleurs, en raison d’un mouvement général des populations rurales vers les villes.

L’évolution de la démographie fait qu’il est nécessaire de procéder, de temps en temps, à un redécoupage des circonscriptions. Sachant, de plus, que suivant la technique éprouvée du « gerrymandering », il est possible de pratiquer une sorte de « charcutage électoral » grâce auquel il suffit d’une légère modification de frontière entre deux circonscriptions pour entrainer localement un renversement de majorité.

Aux termes de la loi du 10 juillet 1985, chaque département, quelle que soit sa surface, devait être représenté à raison d’un député pour 108 000 habitants, mais au moins par deux députés. Depuis 1945 la « norme » était de 100 000.

En 2002, le département de la Lozère se trouvant découpé en deux circonscriptions, on obtenait les résultats suivants

  Le député de la 2ème circonscription de Lozère représentait 27 507 électeurs

  Celui de la 2ème circonscription du Val d’Oise en représentait 98 921
Un électeur de Lozère pesait donc alors trois fois plus qu’un électeur du Val d’Oise

Après l’ordonnance du 29 juillet 2009 validée par le Conseil constitutionnel le 18 février 2010, la barre étant fixée à un député pour 108 000 habitants, on procédait à un nouveau découpage des circonscriptions législatives.
La règle de 1985 imposant d’élire au moins deux députés par département étant supprimée, le département de la Lozère n’avait plus qu’un seul député pour 59 904 électeurs, donc la moitié du quota de référence.
Le découpage de 2010 ne règle toujours pas la question. Aux législatives de 2012 :

  la 2ème circonscription du Cantal comptait 56 422 électeurs

  contre 103 286 dans la 6ème circonscription de Haute-Garonne
Là encore, on voit qu’un électeur du Cantal pesait deux fois plus qu’un électeur de Haute-Garonne

Au niveau des régions ces inégalités de représentation se manifestent autrement.

En 2012, pour 46 millions d’électeurs inscrits (encore faudrait-il compter, en plus, les non-inscrits), chaque député représente en moyenne 80 000 électeurs.

Si cette « norme » était respectée on voit :

  que la région Ile-de-France avec ses 97 députés ne devrait en avoir que 86

  que la Bretagne et le Nord Pas-de Calais mériteraient d’en avoir trois de plus

4) RECHERCHE D’UNE AUTRE FORME DE GEOMETRIE ELECTORALE

a) Sur le passage de l’arithmétique au numérique

Le défaut de notre système électoral vient de ce qu’il repose sur un modèle arithmétique consistant à additionner des bulletins de vote, où il est supposé qu’il suffit d’un bout de papier pour exprimer la volonté d’un individu, son adhésion à une idée ou un programme ; alors que dans une « élection », au sens précis du terme, l’électeur doit souvent, faute de mieux, se résigner à « choisir » la moins pire des propositions qui lui sont présentées. A tel point que, dans un scrutin uninominal à deux tours, au second tour, on peut souvent voir que le gagnant ne doit pas seulement d’être élu aux électeurs qui ont voté « pour » lui, mais bien plus en raison du nombre de suffrages qui se sont portés « contre » son adversaire. Au lieu d’être la somme d’expériences collectives, ce système a pour effet d’atomiser les citoyens, de les séparer, et de les maintenir en état d’impuissance.

Dans ses Leçons de sociologie, Emile Durkheim décrivait ainsi les ressorts de cette entreprise : « Pour que les suffrages expriment autre chose que les individus, pour qu’ils soient animés dès le principe d’un esprit collectif, il faut que le collège électoral élémentaire ne soit pas formé d’individus rapprochés seulement pour cette circonstance exceptionnelle, qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas contribué à se former mutuellement leurs opinions et qui vont les uns derrière les autres défiler devant l’urne. Il faut au contraire que ce soit un groupe constitué, cohérent, permanent, qui ne prend pas corps pour un moment, un jour de vote. Alors chaque opinion individuelle, parce qu’elle s’est formée au sein d’une collectivité, a quelque chose de collectif. Il est clair que la corporation répond à ce desideratum. Parce que les membres qui la composent y sont sans cesse et étroitement en rapport, leurs sentiments se forment en commun et expriment la communauté ».

Un régime démocratique est nécessairement imparfait. Aucun citoyen n’est capable, à lui seul d’embrasser la totalité des problèmes, à commencer par le Président de la République, même avec le concours de ses 38 ministres. Le contrat social ne peut s’accomplir que dans un continuel aller/retour entre le sommet de l’Etat et sa base ; de sorte que les décisions ne soient jamais à sens unique et que le peuple soit admis à donner son avis autrement qu’une fois tous les cinq ans.

A cet effet, imaginons que notre société ressemble à une plante qui plonge ses racines dans la terre pour y chercher sa nourriture ; et que par l’effet d’une sorte de bourgeonnement se forment d’elles-mêmes les différentes structures dont le peuple a besoin pour assurer lui-même son gouvernement.
Pour ne pas trop changer nos habitudes de vocabulaire, supposons que les différentes phases de développement de cet organisme soient, successivement, les quartiers, les communes, les départements et les régions qu’il nous faudra mesurer autrement qu’en mètres-carrés.
En raison de leur dimension, les communes et les quartiers restent, physiquement, les meilleures structures de base qu’on puisse trouver pour mettre en place une vraie démocratie de proximité par le jeu des relations de voisinage entre les citoyens. Il est toutefois impossible de traiter de la même façon toutes les communes en raison de leurs différences de taille. En effet, les 1280 communes de la région Ile-France, où la taille moyenne des listes électorales est de 5 405 électeurs par commune sont difficilement comparables aux 1954 communes de la région Champagne-Ardenne où le nombre moyen d’électeurs est de 470.

Les quartiers formant les cellules démocratiques de base nous tâcherons de définir leurs contours à partir de ce que nous appellerons leurs « surfaces numériques », la seule unité de mesure ayant sa raison d’être étant le bulletin de vote, autrement dit « la voix », dont dispose chaque électeur pour s’exprimer dans le silence et le secret de ce « confessionnal laïque » que représente l’isoloir dans un bureau de vote.

Au lieu de découper, comme aujourd’hui, les départements en circonscriptions électorales à proportion de 110 000 habitants par circonscription, nous procéderons par analyse d’une base de données nationale regroupant la totalité des listes électorales, soit 46 millions d’électeurs, inscrits ou non, connus par leurs noms et leurs adresses, répartis par quartiers à raison de 500 électeurs par quartier. Tous étant proches les uns des autres, il est alors assez facile de réunir les intéressés dans des comités de quartiers où ils peuvent échanger leurs points de vue, comme d’autres l’ont fait en 1789 pour rédiger leurs cahiers de doléances. Sans avoir à se déplacer, ils ont en plus, aujourd’hui, la possibilité de communiquer par le biais des réseaux Internet.

b) Sur une autre manière de dessiner les départements

En 1789, Jacques-Guillaume Thouret avait ajusté les départements suivant une grille géométrique idéale. Mais par expérience on a pu voir qu’il était impossible d’obtenir une parfaite adéquation entre la surface d’un territoire et le nombre de ses habitants. A l’inverse, nous disposons aujourd’hui des outils qui nous permettent d’établir une corrélation parfaite entre les dimensions des structures territoriales et leur population, quel que soit le sujet : administratif, économique ou électoral. A condition de raisonner, non plus en mètres carrés mais en « surfaces numériques »

A cet effet, supposons un système de coordonnées polaires dont l’origine serait, par exemple, le « point zéro » des routes de France situé à Paris sur le parvis de Notre-Dame.

Les électeurs ont tous une adresse postale, mais surtout une « adresse numérique » définie par ses coordonnées rapportées au « point zéro » défini précédemment. Les 46 millions d’adresses figurant sur les listes électorales sont regroupées dans une « base de données électeurs ». On peut alors imaginer un logiciel qui, par le jeu d’un balayage autour du point zéro, ferait le tri et procéderait au regroupement des adresses numériques des électeurs par « paquets » de 500 en raison de leur proximité, dessinant ainsi le contour des quartiers. Le centre de gravité des quartiers se trouverait logiquement au cœur d’une commune et d’un bassin de vie. L’algorithme de définition des quartiers procéderait par cernes concentriques ayant pour centre le point zéro situé à Paris, symbolisant ainsi, par la même occasion, un mouvement tendant à déporter le pouvoir vers ses multiples sources au détriment d’un pouvoir central de type « monarchique ».

Le résultat de ce calcul, qui pourrait être qualifié de « démocratie assistée par GPS », serait soumis aux intéressés, à charge pour eux de valider ou de corriger le profil de leur quartier, en accord avec les habitants des quartiers voisins. Un écart de plus ou moins 10% pourrait, à la rigueur être accepté. En s’approchant ainsi au plus près de la population, cette méthode aurait pour effet de contrebalancer les procédures qui tendent à la formation de structures de plus en plus lourdes.

L’ensemble du territoire étant divisé en 92 000 quartiers, à raison de 500 électeurs par quartier, les quartiers immédiatement voisins seraient regroupés par « grappes » de 50 au sein d’assemblées primaires. Au total 1 840 assemblées primaires réparties sur 16 régions, soit 115 assemblées primaires par région formant à leur tour une assemblée régionale. Chaque assemblée régionale procèderait à l’élection de ses députés à raison de 36 députés par région soit au total 576 députés (577 suivant la constitution).
Dans chaque quartier la liaison avec la représentation nationale serait assurée par un comité de quartier composé de 16 personnes (8 hommes et 8 femmes) qui seraient pour moitié déléguées au sein de l’assemblée primaire auquel leur quartier se trouve attaché. Chaque assemblée primaire, ainsi composée de 400 personnes désignerait à son tour deux personnes parmi ses membres (un homme et une femme) qui accepteraient d’être candidats à l’élection législative. L’assemblée régionale se trouverait ainsi en présence de 230 candidats pour 36 postes à pourvoir.

Tous les membres des assemblées primaires (âgés de plus de 23 ans) seraient ainsi, nécessairement issus de la base, là-même où ils auraient fait leurs preuves sans avoir besoin d’être parachutés par un parti. Ils seraient ainsi mieux placés que personne pour assurer les échanges entre le législatif et la base.

Tout au long de ce processus électoral les partis politiques n’auraient aucun rôle à jouer. Chacun des candidats, au lieu de réciter une leçon dictée par de le comité directeur de son parti, aurait pour mission de traduire les souhaits, les intentions ou les opinions exprimés par les électeurs de son quartier, puis de la région, dont il est issu.

5) LES ETATS LIMITRES DE LA DEMOCRATIE

Dans l’énoncé du principe de la République, le mot « peuple » est répété trois fois. Dans la première occurrence : « gouvernement du peuple », le mot s’applique à la totalité des 66 millions d’individus habitant le pays, qu’ils soient français ou étrangers ; ces derniers pour y être acceptés, étant obligés de se plier aux mêmes règles que les « indigènes ».

La seconde occurrence : « gouvernement par le peuple », s’applique à une fraction de la population. En sont exclus : les étrangers, les moins de dix-huit ans et les non-inscrits sur les listes électorales. Sur 46 millions d’électeurs inscrits, dont la moitié s’abstient de voter, restent 23 millions qui, en application du scrutin uninominal à deux tours, se trouvent, le plus souvent, partagés par moitié entre une majorité qui gouverne et une opposition qui attend son tour en rechignant. En résumé, l’effectif du peuple « souverain » est tout au plus de l’ordre de 12 millions, soit 18% de la population. « Ce n’est pas la rue qui gouverne », déclarait un Premier ministre de la Vème République, en réponse aux revendications de ce qu’il appelait : « la France d’en bas ». Mais en dépit de ce qu’ils prétendent, les professionnels de la politique sont-ils vraiment mieux placés pour gouverner que ceux qu’ils représentent, alors qu’ils n’ont aucune prise sur les puissances économiques et financières qui dirigent le monde ?

Dans la troisième occurrence, il est dit que l’objectif du gouvernement de la République est d’agir « pour le peuple », en vue d’améliorer son bienêtre. Mais, en réalité, le mot « pour » signifie plutôt : « à la place de ». Par mesure de précaution, en quelque sorte ; comme si le peuple devait, pour ainsi dire, être « placé en curatelle », de même que pour un majeur jugé incapable de gérer ses biens.

Plus s’étend le champ des contraintes économiques, plus s’accroissent les dimensions des structures territoriales de la République. Les départements ne sont plus à l’échelle. Ni les régions qu’on envisage d’agrandir. Le pays lui-même n’est plus qu’une province de l’Europe.

Si l’exercice de la démocratie doit reposer sur la confiance, si le suffrage universel est l’expression d’une volonté générale, encore faut-il que cette volonté ait les moyens de se former au sein de petites structures où les citoyens puissent se retrouver, comme l’étaient autrefois les paroisses, plutôt qu’aller se perdre dans ces métropoles sans âme.

Réduire le nombre des régions pour en augmenter la surface, regrouper les départements dans un autre ordre, afin d’obtenir une distribution plus équitable des services et des équipements revient ni plus ni moins à reproduire le même type de raisonnement que celui qui a conduit à la formation des départements en 1789.

Dans la mesure où nous disposons, depuis 40 ans, d’autres outils de calcul que les règles d’arithmétique élémentaire, peut-être pouvons-nous, maintenant, poser différemment le problème de découpage des territoires, ou, plus exactement de l’agencement des multiples activités qui s’exercent au sein de notre société. Chacune de ces activités se trouve, non seulement soumise aux contraintes qui lui sont propres, mais à toutes sortes d’effets secondaires qui lui viennent d’autres sources. La situation est à peu près comparable à celle d’un amateur qui chercherait à résoudre sur un coin de table un système d’équations linéaires à cent inconnues, quand il ne faut pas plus de trois secondes pour régler la question grâce à un logiciel approprié.
Les bavardages politiques ont fait leur temps. Personne n’y croit plus. Nous baignons maintenant dans un univers numérique qui ne vaut pas beaucoup mieux s’il n’est pas maitrisé ; la façon la plus intelligente de se servir d’un ordinateur étant de savoir s’en passer le plus souvent possible. C’est pourtant par le jeu de réseaux interactifs qu’il nous faudra tenter de nous organiser, secteur par secteur, par un inventaire systématique des moyens à mettre en œuvre. Ce qui suppose, sur le terrain, autant de zones, de sous-ensembles, de découpages secondaires indépendants des limites administratives.

C’est au peuple de décider de son cadre de vie. Encore faut-il qu’il se décide à s’en donner les moyens. Mais ceci est une autre affaire.