Nation et culture
Samedi 7 mars 2015, par ,
Nation et culture par Quentin DEBRAY
“ Une nation est une âme, un principe spirituel. “ Ernest Renan
Une nation est d’abord déterminée par un territoire, puis s’y ajoutent une population, des comportements, des mœurs, des langages, des productions, des œuvres. Ces éléments apparaissent bientôt la marque d’un lieu ; ce ne sera pas tout à fait la même chose quelques centaines de kilomètres plus loin. À cela s’ajoutent des évènements qui laissent des traces, des légendes, une histoire.
Certains comportements sont obligatoires, nécessaires à la survie de la population, alimentation, protection, production, reproduction. D’autres paraissent moins indispensables a priori, art, artisanat, décoration, emblèmes ; on pourrait les modifier ; la survie n’en serait pas remise en question. C’est ainsi que s’élabore peu à peu le concept de culture que J.Tylor définit de la façon suivante : “ Ce tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances religieuses, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes que l’homme acquiert en tant que membre d’une société”. On notera dans cette définition l’absence des domaines politiques, industriels et militaires. Il est toujours amusant, pour des raisons logiques et d’assonance, de comparer l’agriculture et la culture qui méritent toutes les deux dans notre pays un ministère. Or, elles sont bien d’essences très différentes. L’agriculture, qui apparut il y a 8000 ans au Moyen orient pour le blé, dans l’est de l’Asie pour le riz, fut le résultat d’une lente évolution technique, la culture sauvage des céréales s’orientant peu à peu vers la pratique de la sélection des graines et de l’ensemencement. L’agriculture fut ainsi organisée, comprise, délibérée, active, intellectualisée. Les décorations artisanales, les fresques, les sculptures, les représentations diverses, les rites religieux furent bien antérieurs et liés à des pratiques ludiques, incantatoires, sacrées ou simplement esthétiques : il fallait aussi se faire plaisir et créer. Les représentations furent vite symbolisées, usant de la stylisation ou de l’emphase. De la sorte, ce qui ressortait de la culture n’était ni délibéré, ni d’emblée intellectuel ou utile, il s’agissait d’une production quasi automatique au sein d’un groupe. Cette distinction entre les deux origines explique aussi ce qui sépare les deux ministères. D’un côté l’indispensable, de l’autre, paraît-il, ce qui est accessoire. La distinction faite en géopolitique entre hardpower et softpower achève cette dichotomie. La culture est une puissance douce, et dans notre pays comme au Japon elle est volontiers remarquée pour des domaines d’allure futile, la mode, les parfums, les arts décoratifs, voire le cinéma, peut-être la littérature. Mais, bien sûr, les mathématiques, la physique nucléaire, l’industrie automobile, la production et le commerce des armes sont domaines plus importants : nécessaires.
Si la culture n’est pas toujours nécessaire, le monarque ou le dirigeant souhaitent pourtant s’y manifester. Par munificence, les papes et les grands rois voulurent y laisser leur marque, mécènes utilisant souvent avec goût les artistes du temps. On ne reprochera pas à Jules II ses choix de Michel-Ange, Raphaël et Bramante, à Louis XIV Levau et Mansart. Au reste, Versailles était aussi une exposition permanente des arts et talents français. Plus tard, au XIXe siècle, la culture trouva plus d’indépendance. Le romantisme, plutôt frondeur, ne doit rien aux politiques, non plus que l’impressionnisme et le symbolisme. Ne voulant pas trop s’en mêler et laissant aux responsables le soin de s’organiser, Napoléon III voulut s’amuser en créant un contre-salon des refusés. Il comprenait que l’art pouvait trouver son inspiration ailleurs que dans les chemins officiels. Plus tard, en 1870, au temps de l’empire libéral, Emile Ollivier créa un éphémère ministère des Beaux-Arts. Pour l’essentiel cependant, jusqu’au XXe siècle, les gouvernants, hors les questions de censure, intervinrent peu dans la direction de la culture. Partout cependant, le terreau français lui donnait ses caractéristiques. Elle était issue de multiples chemins où se rejoignaient habitudes, traditions, parfois venues d’ailleurs, conditionnées par la technique ou la pensée fantasque d’un créateur. La culture s’envolait, elle devenait créatrice, novatrice, charriant les mœurs autant qu’elle en était inspirée.
Nous avons donc défini la culture comme un ensemble comportemental, représentationnel, cognitif, qui se manifeste de façon quasi inéluctable, interactive, au sein d’une population. Elle va de pair avec un savoir qui peut avoir des répercussions scientifiques et morales. Elle fait plaisir, elle contribue, avec d’autres pratiques, travail, vie familiale, productions diverses, à la cohérence de ce groupe. Etant la marque d’une population, elle est souvent localisée à une région.
À partir de là, deux questions importantes se posent. À qui appartient la culture ? Quelle est son origine ?
Nous avons dit plus haut l’admiration des mécènes pour leurs artistes, nous avons signalé aussi la relative paresse de Napoléon III qui laissa à peu près faire les artistes de son temps. Ceux-ci, cependant, établissaient leurs académies et il fallait séparer, déjà, les artistes officiels et leurs contradicteurs. D’où un mécénat privé, bientôt tenté par le monde des affaires. Cette situation évolua avec le chancelier Bismarck qui, le premier, voulut utiliser la culture à des fins politiques. Dirigiste, étatique, et tout d’abord en économie avec des nationalisations, il voulut par le kulturkampf, ou élan culturel, réaliser l’unité de la nation allemande, luttant contre l’influence de l’église catholique et les particularités locales des provinces du sud, attirées par l’influence française. Le kulturkampf avait un but à la fois interne et externe : solidifier et dilater la nation allemande. Le romantisme, aussi bien en Allemagne qu’en France, avait été généreux, respectant le génie naturel d’un peuple, lié sans doute à la nation mais plus pour s’en servir que pour l’incarner. “ Le romantisme est d’essence anti-jacobine “ écrit Marc Fumaroli (1991). Avec Bismarck, tout changea, la culture fut enrôlée comme une arme patriotique. Le chancelier allait avoir des imitateurs. En France et comme à l’habitude, la démarche fut à la fois plus incertaine et plus calme. Sous la troisième République, on remarquera le choix remarquable que fit Jean Zay de Dufy et Delaunay pour représenter la France à l’exposition universelle de 1937. Il fit des commandes à Maillol, Bonnard, Vuillard, Despiau. Appréciant les classiques il sut tenir un équilibre entre les avant-gardes et l’art officiel. Las, plus tard, sous la Vème république, Malraux, puis Pompidou allaient établir un état culturel et un modernisme d’état injectant par le haut des codes et des inspirations supposées créatives.
Or, la culture appartient, par définition, à ceux qui la produisent et à ceux qui l’apprécient, petits et grands, pauvres et riches. Elle n’a guère besoin de perfusions et de couloirs. Le théâtre appartient aux auteurs, metteurs en scène, acteurs ainsi qu’à ses spectateurs, la peinture aux peintres et à leurs admirateurs, la pêche aux pêcheurs, les timbres-poste aux collectionneurs, le jeu d’échecs, l’escrime…etc.
La deuxième question arrive aussitôt. Quelle est l’origine de la culture ? Un article récent paru dans Pour la science ( Martin Bentz, Kainua, une ville étrusque sort de terre, Pour la Science, 448, 38-45, février 2015 ) fait le point sur la civilisation étrusque qui connut son apogée entre les VIIIe et Ve siècles avant notre ère et s’établit sur le territoire de l’actuelle Toscane. Comment peut-on caractériser ce peuple et cette civilisation ? Les études historiques, paléontologiques et génétiques nous apprennent que la population étrusque provenait d’un fond italique, déjà présent à l’âge du bronze, puis vinrent s’y adjoindre des contingents venus d’au-delà des Alpes et d’Asie Mineure. Si l’on considère les mœurs, on trouve des comportements venant de Grèce comme l’habitude des repas couchés. Le domaine artistique, sous forme de poteries, de statues et de fresques utilisait des apports extérieurs, l’ambre de la Baltique, le bleu d’Egypte, l’ivoire du Levant. Commerçants, disposant de minerai de fer, les Etrusques rayonnaient à travers maintes régions d’Europe et de Méditerranée. Ils aimaient le luxe. Leur langue n’était pas indoeuropéenne, mais comportait des éléments provenant de Grèce, de Phénicie, d’Egypte. Leur religion consistait en un culte de dieux et d’ancêtres. Une fête annuelle rassemblait les différentes régions. Bien explorée actuellement, la ville de Kainua ne comporte pas d’agora mais de larges rues, boulevards permettant les échanges. Les Etrusques créèrent la maison à atrium, reprise ensuite par les Romains qui absorbèrent leur civilisation vers le Ve siècle. Caractéristique et autonome, implantée dans un territoire défini, l’Etrurie comportait une culture et une population néanmoins d’origine hétérogène. Si l’on l’entend sous le concept de culture l’ensemble des arts et des comportements, ceux-ci purent s’enrichir et évoluer au cours de ces quelques siècles. La culture, comme la population, n’était pas figée.
Au total, il est primaire et réducteur d’assimiler une culture et une nation. Comme les populations, qui évoluent par arborescences et hybridations, les cultures sont vivantes et mouvantes. Il est tout aussi réducteur, récupérateur et destructeur d’assimiler romantisme et nationalisme, symbolisme et décadence, abstraction et liberté. Nationalistes, Nodier et Théophile Gautier ? Décadents, Claudel et Alain-Fournier, qui dérivent du symbolisme ? Libres, de Staël et Pollock qui se suicidèrent ? Au reste, un mouvement artistique tel ou tel est souvent lié à la rencontre de quelques amis talentueux qui commencent par s’amuser et partagent de bonnes soirées, ce qui fut le cas des premiers surréalistes, Aragon, Breton, Reverdy, Soupault, ou des premiers impressionnistes autour de Manet. Par la suite, bien sûr, surviennent les phraseurs et les théoriciens. C’est toujours un peu l’histoire de l’espadon du Vieil homme et la mer.
Néanmoins, si la culture est parallèle à la nation, leurs survies sont liées. Comme l’écorce autour de l’arbre, la culture souffre quand la nation souffre. Et l’incendie qui enflammerait seulement l’écorce condamnerait l’arbre.
Références :
Bentz M
Kaina, une ville étrusque sort de terre.
Pour la Science, 448, 38-45, février 2015-02-13
Fumaroli M
L’Etat culturel
Essai sur une religion moderne
Editions de Fallois, 1991
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