Comment remettre en cause la démocratie en prétendant la moderniser

Comment remettre en cause la démocratie en prétendant la moderniser

Jeudi 3 septembre 2015, par Jean-Marc Guillon

Nous recevons de Jean-Marc Guillon cet article de Jonathan Chibois transférant un texte de Repaire 75020 concernant la vision de l’Assemblée nationale émanant de la fameuse commission voulue, choisie arbitrairement et pilotée par Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale. Nous avions déjà évoquée avec plus que du scepticisme cette commission dans les articles http://www.pouruneconstituante.fr/spip.php?article959
http://www.pouruneconstituante.fr/spip.php?article1011
http://www.pouruneconstituante.fr/spip.php?article958
Nous en trouvons donc ci-dessous une analyse approfondie.

***


> L’Assemblée vient de mettre en ligne un document intitulé « Vers une Assemblée nationale du XXIe siècle » (Voir fichier PDF http://rue89.nouvelobs.com/sites/news/files/assets/document/2015/07/plan_daction_de_lassemblee_nationale.pdf )

Derrière ce nom se trouve un plan d’action pour l’Open Government Partnership (OGP), programme international visant à promouvoir « un gouvernement ouvert, par une augmentation de la participation civique, la lutte contre la corruption et la mise en œuvre des nouvelles technologies afin d’offrir un service plus efficace et plus responsable ».

Jonathan Chibois est chercheur en anthropologie politique. Il termine une thèse consacrée aux systèmes d’informations déployés à l’Assemblée nationale. Son blog accompagne son travail de recherche..

Concrètement, c’est un document dans lequel l’institution prend des engagements concrets, en proposant notamment une feuille de route. À ce titre, il nous donne une vue prospective sur la manière dont l’Assemblée se projette dans les années à venir.

La première page qui accueille une préface de Claude Bartolone n’a que peu d’intérêt. Elle ne fait que reprendre (avec quelques actualisations) ce qu’il a déjà dit en octobre 2014. Seule nouveauté, on voit que la notion de « révolution numérique » semble maintenant laisser la place à cette « Assemblée nationale du XXIe siècle ». Le fond n’est pas foncièrement différent, mais ce changement d’étiquette laisse entrevoir un président de l’Assemblée qui prend confiance dans son projet.

Ce dernier prend de l’ampleur : on glisse sémantiquement d’un projet technique à un projet démocratique qui, le temps passant, tend à s’assumer comme tel. Peut-être peut-on y voir l’effet de presque neuf mois de réflexions au sein du groupe de travail sur l’avenir des institutions.

Ce que ce plan d’action nous dit


Voir le document Fichier PDF http://rue89.nouvelobs.com/sites/news/files/assets/document/2015/07/plan_daction_de_lassemblee_nationale.pdf .

Le plus intéressant donc est dans les pages suivantes. L’institution s’engage à « poursuivre l’ouverture de l’Assemblée », au travers de trois enjeux et d’un calendrier prévisionnel. Je propose un petit exercice : essayons de relier les différentes initiatives récemment passées ou à venir à l’un ou l’autre de ces trois enjeux.

Prenons pour acquis que le premier enjeu concerne la visibilité des débats (en cours ou passés), le second concerne la lutte contre les discours et les prises de positions antiparlementaires, et que le troisième concerne une forme de participation ou d’intéressement de la société civile aux activités parlementaires.

Bien sûr, je suis un chouïa malhonnête en effectuant ce petit exercice, puisqu’il est entendu qu’une action menée peut relever des trois initiatives à la fois. Ce petit classement qui me conduit certes à forcer le trait, possède toutefois un mérite de clarification.

1. « Renforcer la transparence de la procédure législative et du fonctionnement de l’Assemblée nationale »

Actions déjà menées :

 l’accès désormais possible pour tous au service de suivi en direct des amendements débattus, permettant à chacun d’accéder en un clic à leur texte, leur exposé des motifs, leurs signataires et le sort qui leur a été réservé ;

 la publication de la réserve parlementaire, et autres données de fonctionnement ;

 la systématisation de la publicité des travaux en commission ;

 la mise en ligne et la certification par la Cour des comptes des comptes de l’Assemblée ;

 le renforcement de l’information autour des votes des députés ;

 la réforme des comptes des groupes parlementaires ;

 la clarification du statut des représentants de groupes d’intérêt.

Actions à venir : rien n’est prévu.

2. « Renforcer les liens entre les citoyens et leurs représentants »

Actions déjà menées : rien n’est spécifiquement prévu.

Actions à venir : rien n’est spécifiquement prévu. Peut-être le « datacamp » (destiné au développement « de solutions innovantes au service du travail et du débat parlementaire ») prévu pour la fin de l’année résoudra-t-il cela ?


3. « Faire appel à l’avis et à l’expertise des citoyens »

Actions déjà menées :

 la consultation citoyenne sur la fin de vie ;

 le portail open data, qui vise à proposer l’information parlementaire dans un format facilitant l’analyse « assistée par ordinateur ».

Actions à venir :

 approfondir les expérimentations autour de la consultation citoyenne ;

 renforcer le portail open data en ajoutant plus de contenu ;

 mettre en place le « Innovation Fellows Program ».

Sacrifier le citoyen sur l’autel de l’ouverture ?

Deux choses apparaissent alors :

D’abord, il y a nettement moins d’initiatives à venir que d’initiatives déjà réalisées. Voilà qui indique que l’essentiel des réformes envisagées sont déjà faites, que la suite ne viendra qu’approfondir (ou stabiliser) l’existant. Cela suggère que l’Assemblée du XXIe siècle ressemble déjà beaucoup à l’Assemblée d’aujourd’hui.

Ensuite et surtout, l’enjeu du lien entre les citoyens et leurs représentants est en lui-même complètement délaissé.

Voilà qui sonne comme un aveu d’impuissance de la part des instances dirigeantes de l’institution à prendre en charge cette problématique.

Cela suggère que l’Assemblée du XXIe siècle est une Assemblée où la déconnexion entre citoyens et députés est consommée.

Ce deuxième point est assez cohérent avec le fait que dans ce plan d’action, l’engagement principal est l’ouverture (duquel découlent les trois enjeux). On aurait pu penser que c’était l’ouverture de l’Assemblée qui était au service du rapprochement entre les citoyens et leurs représentants (c’est-à-dire au service de la lutte contre l’antiparlementarisme). Faux. On nous dit que le souci de rapprocher les élus de leur citoyens est, à l’inverse, au service de l’ouverture de l’Assemblée. Voilà donc un plan d’action qui promeut le principe d’ouverture au rang de principe premier, faisant passer la lutte contre l’antiparlementarisme au second plan.

Surprenant, non ? La lutte contre l’antiparlementarisme est une lutte pour le parlementarisme, c’est à ce titre une lutte identitaire, il serait logique qu’elle précède tout autre démarche (en tout cas, c’est le positionnement qui a toujours prévalu). Assistons-nous à un glissement idéologique délibéré (auquel cas c’est une petite révolution) ? Ou est-ce un malheureux emballement engendré par le souci de coller au plus près à la démarche de l’OGP ? Si ce n’est qu’un malheureux emballement, est-ce anecdotique ou est-ce un lapsus révélateur ?


Une Assemblée en quête d’identité

J’aurais pour ma part tendance à pencher pour l’emballement malheureux qui forme un lapsus révélateur. L’injonction à la transparence et à l’ouverture, qui s’exerce au travers des demandes de différents acteurs de la société civile (association, ONG et autres initiatives internationales) et par une pression sociale et médiatique, est aujourd’hui vivement ressentie chez les élus et au sein des institutions républicaines.

Tant et si bien que cette injonction impose, d’une manière ou d’une autre, au sein de la classe politique, de communiquer sur le sujet et de montrer que ce souci est partagé. Je ne crois pas que le cabinet de la présidence ait choisi de faire prévaloir le souci d’ouverture sur celui du renforcement du lien entre les citoyens et leurs représentants. Je crois par contre que ce plan d’action est quand même symptomatique :

 d’une époque où un vent libéral, porté par le secteur de l’innovation et de l’économie numérique, se fait suffisamment puissant pour que l’Assemblée en arrive à produire un discours dans lequel elle se met en contradiction avec elle-même ;

 d’une époque où, pour rapprocher les citoyens et leurs représentants, l’Assemblée s’engage dans un programme qui à la fois joue la carte de l’élitisme (puisque misant sur l’ « expertise des citoyens » ainsi que leur compétence à participer à des initiatives délibératives), et à la fois multiplie les initiatives indirectes pour y parvenir (puisque cet enjeu est délaissé).

 En définitive, je crois que ce plan d’action laisse surtout entrevoir ce que l’Assemblée sera durant la décennie 2010-2020 (voire 2030 ?). Une Assemblée nationale qui, dans sa quête d’identité, en vient à se faire malgré elle la voix/le relais d’une idéologie qui n’est pas la sienne (bien que cette dernière paraisse tout à fait compatible), ce qui à ma connaissance est une situation tout à fait inédite dans l’histoire du parlementarisme français. À dire vrai, elle n’est pas seule dans ce cas, mais force est de constater qu’elle s’y engage avec un volontarisme remarquable.