Penser librement - Appel à la liberté
Lundi 1er juin 2020, par
Nous pouvons tous croire que nous sommes détenteurs de la vérité, de la bonne manière de vivre ce nouveau temps qui nous est donné et de savoir ce qu’il faut désormais faire pour continuer d’avancer.
Attention cependant, car comme il est écrit dans un numéro récent de la revue Esprit, « l’actuelle pandémie de COVID-19 représente « l’évènement » par excellence, dont Ricœur disait qu’il faut le « respecter », lui et sa puissance d’ébranlement infinie. Le respecter, c’est-à-dire ne pas le rabattre d’emblée sur les systèmes explicatifs qui nous conviennent ; accepter que sa signification soit ouverte, encore à construire »(1).
Alors oui, cette crise que nous vivons est tentante d’être comparée à des histoires déjà connues. Il y a trois attitudes que l’on retrouve en temps de crise : Le prophète, le prêtre et le mandarin.
Le prophète se basant sur son savoir personnel, un utopiste marginal qui est en attente d’un avenir meilleur.
Il y a également le prêtre, influant dans l’époque où il se trouve, marqué par la tradition et qui est porté par le mythe de revenir aux origines.
Il y a enfin celui qui est dans l’analyse, le scientifique mandarin qui, de par sa formation intellectuelle, analyse la situation, reprenant la chronologie des événements, de l’histoire qui est vécue afin de mieux se plonger dans la réalité du moment.
Dans notre appel à la liberté et dans le référentiel que nous nous construisons, nous sommes peut-être par moment un peu dans ces trois attitudes :
Nous avons envie d’une part d’un monde meilleur, différent de celui d’avant et nous sommes également tiraillés par des éléments de cette vie d’avant que nous n’avons surtout pas envie de voir changer. Nous sommes tous marqués par notre parcours et nos traditions.
Les changements sont souvent finalement lents à se produire même après deux mois de confinement qui ne sont rien à l’échelle d’une vie. Et puis nous avons tous nos capacités d’analyse nos « ressentis », qui font de chacune et de chacun de nous des experts, enfin le croyons-nous... on peut lire dans un article de l’Observateur publié récemment, intitulé petite leçon (talmudique) de dé-confinement : « Ces semaines passées hors du monde, dans un monologue forcé avec nos certitudes, ont sans doute renforcé chez beaucoup d’entre nous, des convictions existantes » confortées des « Thoras » personnelles en nous convaincant que nos grilles de lecture du monde étaient les bonnes.
Tendez l’oreille et vous l’entendrez : tant de gens autour de nous interprètent la crise dans le sens d’un « on vous l’avait bien dit ! ». C‘est le discours idéologique de tous bords (sur le capitalisme, l’environnement, l’économie, la politique ou la religion...)
Nos doutes risquent de rester bien longtemps confinés.
Comment, dès lors, nous assurer que notre retour au monde ne rendra pas nos regards incandescents, ne nous fera pas jeter au dehors un œil destructeur, empli de mépris pour ceux qui vivent autrement et ne partagent pas notre « vérité » et nos interprétations ? Comment saurons-nous ne pas haïr ceux qui nous menacent de contamination ? »
Hier, aujourd’hui comme demain, nous devons laisser place au doute, au questionnement et à la réflexion de chacune et de chacun. C’est aussi ce que nous appelons la liberté de pensée et la responsabilité de chacun dans ce temps où nous passons comme je l’ai lu sur les réseaux sociaux à l’ouverture du déconfinement, le 11 mai dernier : « fin de l’interdiction collective. Début de l’intelligence et de la responsabilité individuelle. ».
Responsabilité individuelle pour préserver le système ?
Comment exercer une responsabilité individuelle alors que toute formation au civisme a disparu de l’éducation nationale ? Comment exercer une responsabilité individuelle alors que domine la stimulation à agir de façon égoïste et concurrentielle pour gagner plus, toujours plus ? Comment exercer une responsabilité individuelle alors que l’on est dans un déni criant de la démocratie ?
Comment exercer une liberté de citoyen alors qu’il n ‘est plus responsable de rien, car le pouvoir veille et l’enferme dans un discours unique à tel point qu’il n’a plus le désir, ni même l’idée de sortir du confinement dans lequel on l’enferme.
Mais est-ce finalement si simple quand aujourd’hui deux mondes peuvent s’opposer : le monde du « moi d’abord » avec ma liberté retrouvée et après on verra pour les autres ou un monde solidaire des autres au risque encore d’en être éloigné physiquement quelques temps ?
Il n’est pas seulement question de responsabilité individuelle mais aussi et toujours de responsabilité collective. Une démocratie vraie qui ne peut naître que de la volonté du peuple, pas une « démocrature ».
Sommes-nous toujours en humanité ou ne sommes-nous pas traversés parfois par une part potentiellement monstrueuse au plus profond de nous ? Au fond les « soumis volontaires » de la Boétie ne manquent-ils un peu de courage pour crier en se levant, quoiqu’il en coûte, libre et responsable : « Mais… le roi est nu ? »
(1) Paul Ricœur in « le paradoxe politique », Esprit, mai 1957, repris dans « Histoire et vérité », Paris, Seuil, 2001.
René Polin (13 mai 20)