Le rôle néfaste de françois Furet

Le rôle néfaste de françois Furet

Lundi 6 septembre 2021, par Anne-Marie Coustou

François Furet

Les puissances de l’argent à l’assaut de la Révolution française

Un mensonge peut faire le tour de la Terre, le temps que la vérité mette ses chaussettes... (Mark Twain).

François Furet et la fondation Olin

En 1996, un article du Monde diplomatique (1) révéla les liens étroits qui unissaient l’historien français François Furet à la fondation Olin, au sein de l’Université de Chicago où il enseignait depuis 1985. La Fondation Olin est une fondation états-unienne conservatrice créée en 1953 en pleine « guerre froide » par John Olin, président des entreprises de fabrication de produits chimiques et de munitions (Olin Industries). Selon la brochure de la Fondation Olin, l’objectif de la fondation est de « renforcer les institutions économiques, politiques et culturelles sur lesquelles est basée l’entreprise privée ».

Cette fondation très puissante finance des « think tanks », c’est-à-dire aux États-Unis des groupes d’intellectuels, financés par des trusts capitalistes et chargés de fournir des idées conformes à l’intérêt du système. Mais la fondation Olin finance également des chaires dans les universités les plus prestigieuses des États-Unis. L’historien français François Furet, qui exerçait en tant que directeur du programme John M. Olin d’Histoire de la Culture politique à l’université de Chicago, est l’un des illustres bénéficiaires de ces libéralités comme nous le verrons. Nous verrons quelle était la mission assignée par la Fondation Olin à cet historien qui a imposé sa domination à l’historiographie moderne et contemporaine françaises durant les années 1980 et 1990. Nous tâcherons de savoir si cette domination idéologique qu’il a exercée en France est toujours aussi forte et prégnante.

Mais d’abord, ce qui est essentiel pour comprendre les choses, c’est de dégager les sources dont s’est inspiré l’historien pour construire cette idéologique.

Hannah Arendt, Edmond Burke, l’homo politicus et l’homo economicus
Hannah Arendt (1906-1975), politologue et philosophe allemande réfugiée aux États-Unis à partir de 1941, est aux sources de la pensée de François Furet, même s’il ne la cite pas.

Comme philosophe, Hannah Arendt s’attacha à la déconstruction des Lumières françaises. A propos des droits naturels imprescriptibles de l’Homme, elle s’inspire d’Edmond Burke (1729-1797) mais en dénaturant sa pensée. Edmond Burke, homme politique et philosophe irlandais, député à la Chambre des Communes anglaises, contemporain et grand adversaire de la Révolution française, écrivait, dans ses Réflexions sur la Révolution française (2) : « Je n’ai jamais aimé cette façon de parler toujours de résistance et de révolution […] En temps ordinaire, tous ces excès de langage entraînent, dans un pays comme le nôtre, les pires conséquences, même pour la cause de la liberté, qu’ils trahissent par leurs extravagances » et il rejette les droits naturels dans le lieu hors du monde qu’est pour lui la métaphysique, affirmant que dans le monde réel il faut modérer ces droits en refusant leur imprescriptibilité. Il accepte les droits de l’homme, seulement lorsqu’ils sont octroyés par le gouvernement, dans le cadre d’un contrat de soumission car il rejette la réciprocité -ou l’égalité ou encore l’universalité- des droits et, par voie de conséquence, le contrat social qui associe la société civile dans le processus d’élaboration de la constitution (3). Voici comment il fait la leçon aux députés de l’Assemblée constituante française, en leur reprochant d’avoir voté une Déclaration des droits naturels imprescriptibles : « … ces fictions monstrueuses qui, en inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à cheminer dans l’obscurité d’une vie laborieuse, ne servent qu’à alourdir et à envenimer l’inégalité de fait à laquelle elles ne peuvent mettre fin – inégalité que maintient l’ordre civil autant dans l’intérêt de ceux qu’il doit laisser dans un état modeste que dans celui des hommes qu’il appelle à une condition plus brillante, mais qui n’est pas pour cela plus heureuse ».

Hannah Arendt, quant à elle, rejette radicalement l’idée de « droits naturels » comme une conception dépassée des droits fondamentaux, fondée sur une soi-disant « nature humaine », notion métaphysique dont il conviendrait de se débarrasser. Elle lui substitue la notion de « droit à avoir des droits ». Pour elle, l’égalité et l’humanité « authentiques » ne sont pas des données, mais s’acquièrent par la participation à l’espace politique dans lequel les hommes se reconnaissent comme des égaux et où ceux qui « en sont exclus ne sont pas pleinement humains (4) ».

En résumé, parmi les droits de l’homme, Burke distingue les « faux » des « vrais » et pour lui seuls les droits civils sont à tous les membres du corps social, mais non les droits politiques, qui sont réservés aux propriétaires et aux talents. Arendt, elle, réduit le droit naturel aux « nécessités de l’existence » (nourriture, vêtement, reproduction de l’espèce) et les sépare des droits politiques.

S’appuyant sur « la triste histoire de la Révolution russe et celle de la Hongrie en 1956 », Arendt en déduit que toute porte est fermée dans l’avenir pour les révolutions en raison de l’impuissance des révolutionnaires à organiser l’économie, ayant certes des qualités « d’hommes politiques » mais non « d’administrateurs ». A partir de ce constat, elle en déduit que le problème social est insoluble : « Aucune révolution n’a jamais résolu “la question sociale“ ni libéré les hommes du fléau du besoin […] toute l’histoire des révolutions passées démontre, sans doute aucun, que toute tentative pour résoudre la question sociale par des voies politiques, mène à la terreur (5) ».

En vertu de quoi la société selon Arendt se compose d’une aristocratie politique (homo politicus, ou aristoï), seule capable de gouverner et des autres, ceux qui sont « chargés du fardeau de la vie », (ou, selon Burke, « destinés à cheminer dans l’obscurité d’une vie laborieuse ») les esclaves, les travailleurs, les ouvriers, les employés (homo economicus ou animal laborans), exclus de l’agir politique. « La distinction entre l’homme et l’animal recoupe le genre humain lui-même : seuls les meilleurs (aristoi) … sont réellement humains ; quant à ceux qui travaillent, l’animal laborans, satisfaits des plaisirs que leur offre la nature, vivent et meurent comme des bêtes ». Ces derniers relèvent de la sphère sociale et économique caractérisée par la violence, celle de l’animal laborans.

Et, puisque la question sociale est insoluble et que toute tentative de la résoudre mène à la Terreur, elle en déduit que seule « la technologie » peut résoudre la question sociale, et opte ainsi pour un déterminisme technologique, qui dicte l’évolution historique. Nous retrouvons ici l’origine de thèses devenues aujourd’hui familières...

Ce changement de perspective en politique est dirigé contre les Droits de l’Homme dont l’égalitarisme et les revendications économiques et sociales qu’ils engendrent ne sont pas considérés comme des moyens de libération mais comme une menace pour la liberté.

Ayant obtenu la nationalité états-unienne en 1951, Hannah Arendt entama une carrière universitaire en sciences politiques et obtint finalement, à partir de 1963, une chaire de Sciences politiques à l’Université de Chicago, la même où exerça François Furet une vingtaine d’années plus tard. C’est dans ce cadre qu’elle écrivit dès 1951 un ouvrage intitulé « Les origines du totalitarisme (6) », dans lequel elle mettait sur le même plan stalinisme et nazisme, contribuant ainsi à systématiser le nouveau concept de « totalitarisme ».

François Furet, la Fondation Saint-Simon et les « néoconservateurs » du Quai d’Orsay

François Furet (1927-1997) fut donc un « passeur », adaptant en France (sans le dire) les thèses d’Hannah Arendt et des « think tanks » américaines. Sa mission consistait à transformer en violence « terroriste » le mouvement ouvrier, la lutte des classes et criminaliser toutes les révolutions.

Il s’associa pour cela avec d’autres « penseurs » collaborant au centre américain John Olin et avec Pierre Rosanvallon, maître à penser de la CFDT, pour créer en 1982 la Fondation Saint-Simon, dont l’objectif était de « réconcilier la gauche française avec l’entreprise et l’Europe ». Cette fondation regroupait de hauts fonctionnaires, des journalistes, des responsables libéraux et des hommes d’affaires, notamment des personnalités comme Roger Fauroux, Antoine Riboud, Jean-Luc Lagardère, Jean Daniel, Michel Rocard, Laurent Joffrin, Francis Mer, Alain Minc, Luc Ferry, Bernard Kouchner, Jean-Claude Trichet, Serge July et bien d’autres, autour « d’échanges fructueux sur des intérêts communs », selon le vocabulaire utilisé dans ces sphères. Le but avoué de la fondation était de réconcilier le monde de l’université, celui de l’entreprise et celui de la haute administration en France, autour des valeurs du libéralisme.

Dans sa communication, la Fondation Saint-Simon insistait surtout sur le caractère prétendument indissociable de l’économie de marché et de la démocratie. Dans la pratique, elle favorisait surtout la privatisation des entreprises concurrentielles, la flexibilité dans les entreprises et le lancement de l’euro.

Dans les années 1980, à une époque où la gauche était encore, selon ses dires, « majoritairement empêtrée dans les archaïsmes intellectuels et politiques » (entendez la défense du monde du travail), la fondation avait organisé la rencontre d’intellectuels et d’hommes d’entreprises, et avait fait discuter ensemble la gauche « moderne » et la droite « ouverte ». Dans les années 1990, l’accent avait été mis sur sa fonction de Think Tank à la française, producteur de notes et de livres. Le président Chirac parlait à propos des membres de cette fondation de « zélotes de la pensée unique ». Selon la revue de l’association de critique des médias Acrimed, la Fondation Saint-Simon joua un rôle central dans la conversion de la gauche de gouvernement au libéralisme.

En 1999, la fondation Saint-Simon s’autodétruisit sur la proposition de Pierre Rosanvallon, son secrétaire général. Dans un article accordé au journal Le Monde (7) dans lequel il annonçait cet effacement, Mr Rosanvallon parle « d’une histoire accomplie » (entendons : « mission accomplie »).

Parallèlement, la compagne de François Furet, la politologue Thérèse Delpech, forma un groupe d’influence idéologique au sein du Ministère des Affaires étrangères françaises (8). Suite à l’opposition déterminée du président Chirac à la guerre d’ingérence américaine contre l’Irak en 2003, elle regroupa autour d’elle des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay spécialisés dans les affaires stratégiques et la « lutte contre la prolifération nucléaire », groupe que ses détracteurs surnommèrent bientôt « la secte », et dont le rôle était d’aligner la politique étrangère française sur celle des États-Unis, notamment en infléchissant les décisions du gouvernement en faveur de la guerre contre les États du golfe que les États-Unis avaient dans leur collimateur, surtout lorsqu’il s’agissait de producteurs de pétrole. En d’autres termes, la « secte » réclamait une rupture avec l’héritage gaulliste et la « politique arabe » de la France. Comme la Fondation Saint-Simon dans les milieux intellectuels, le groupe dirigé par Thérèse Delpech participait au niveau diplomatique à la mobilisation générale des réseaux « néoconservateurs » à laquelle les médias servirent de caisse de résonance. Rappelons pour mémoire que le « néoconservatisme » est un courant de pensée lancé dans les années 1970 aux Etats-Unis et diffusé par des intellectuels états-uniens venus de la « gauche » (les Démocrates), un courant anticommuniste et partisan d’une défense agressive des « valeurs occidentales » et de l’hégémonie des Etats-Unis dans le monde. Ces « néoconservateur »s ont rejoint les Républicains et soutenu la politique de George W. Bush (2001-2009).

Ernst Nolte, François Furet et le « totalitarisme »

Mais François Furet ne fut pas un passeur seulement pour les thèses d’Hannah Arendt et de la droite des « faucons » états-uniens. Il le fut également pour celles d’Ernst Nolte, un historien et philosophe allemand (1923-2016). Dans La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme (9), publié en 1989, et traduit en français en 2000, avec une préface de Stéphane Courtois, il développa une analyse dans laquelle il renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme, les rassemblant sous le concept de « totalitarisme ». Le nazisme, face à la « guerre civile européenne » déclenchée en 1917 à Petrograd par les Bolcheviks, n’aurait fait, selon lui, que « se défendre de la révolution russe » et de la « menace juive » qui l’accompagnait. Dans son pays, Nolte se heurta à l’opposition farouche de nombreux intellectuels, historiens et philosophes, qui le qualifièrent de révisionniste. La théorie fabriquée par Ernst Nolte déclencha en Allemagne en 1986-1987 un scandale justifié, mais largement inconnu en France. Cette controverse est connue sous le nom d’Historikerstreit, ou « querelle des historiens ». La thèse de Nolte fut l’objet d’une condamnation quasi-universelle à l’étranger, ce qui rend la consternante exception française encore plus remarquable.

Car, dix ans plus tard, après la dislocation de l’URSS, le noltisme faisait école en France. Discrédité en Allemagne, Nolte fut réhabilité en France grâce à François Furet qui entretint avec lui une correspondance abondante qu’il publia en 1998 dans un ouvrage intitulé « Fascisme et communisme(10) ». Le noltisme s’installa en France, incognito d’abord, bien plus solidement qu’en Allemagne avec « Le livre noir du communisme (11) » publié en 1997 sous la direction de Stéphane Courtois.

La doctrine officielle des programmes scolaires français

Aussi aberrantes et ignobles qu’elles soient, ces thèses développées par Ernst Nolte et Hannah Arendt, et reprises par François Furet devinrent, à partir de la rentrée 2003 et sous une forme adaptée reprenant l’identification du nazisme et de la Révolution russe, la doctrine officielle des programmes scolaires des collèges et des lycées français. Ce remodelage de l’Histoire du XXe siècle avait été préparé et prescrit sous les ministères Allègre, Lang et Ferry, ce dernier étant longtemps resté président du CNP (Conseil national des programmes) sous les ministères « de gauche » des deux premiers (1997-2002). L’actuel vice-président du CSP (Conseil Supérieur des Programmes), Philippe Raynaud – qui n’est pas historien, mais philosophe et politiste – est un « furetien » convaincu (il a écrit l’article consacré à la Révolution américaine dans le « Dictionnaire critique de la Révolution française » publié par Furet en 1988).

En conséquence de quoi, des générations de collégiens et lycéens reçoivent aujourd’hui un enseignement de la Révolution française conforme aux exigences de la Fondation Olin. Les professeurs ont-ils vocation à ne plus enseigner les faits, mais à transmettre des idéologies camouflées en « comparaisons » ? Et les simples citoyens français que sont leurs parents sauront- ils jamais d’où est sortie cette nouvelle conception de la Révolution française que l’on enseigne à leurs enfants ?
En bonne place comme « autorités scientifiques » conseillées aux professeurs d’Histoire français pour les nouveaux programmes des lycées de 2003, on trouve l’historien américain Martin Malia (1924-2004), promoteur de la notion de « socialisme criminel », et le géopolitologue et philosophe roumain Pierre Hassner (1933-2018), dont la contribution pédagogique n’est pas négligeable. Il ne suffit pas, dit-il, de mettre « le crime au centre du bolchevisme », dans l’enseignement de la Révolution russe, il faut distinguer parmi ces criminels ceux qui relèvent du « droit commun » et ceux qui relèvent du « délire psychique » (12).

Malia et Hassner, comme Furet, étaient présents à la conférence du Centre John Olin, de l’Université de Chicago, qui s’est tenue du 17 au 19 mai 1996, tout comme M. Fukuyama qui conclut la conférence et dont nous allons reparler.

De la raison à la révolution, l’éradication de la culture révolutionnaire

Si l’effacement radical de l’épisode bolchevik était l’objectif prioritaire des penseurs de la fondation Olin et des intellectuels financés par elle, l’Histoire contemporaine n’était pas seule visée par cette épuration de la pensée. Il convenait de remonter trois siècles en arrière pour extirper les racines de cette « culture de la révolution » qui sévissait en Europe. La conférence organisée par la fondation Olin qui se tint à Chicago en mai 1996 ne laisse aucun doute à ce sujet. Elle s’ouvrit sur une introduction très éloquente : « L’effondrement de l’URSS a provoqué une crise dans la culture politique révolutionnaire. Le régime né en Russie en octobre 1917 concentrait en lui la quintessence des ambitions contenues dans l’idée moderne de révolution : arracher une société à son passé et construire de façon volontariste un nouveau monde et un homme nouveau, au moyen de la conquête violente du pouvoir d’Etat. L’échec complet de l’expérience soviétique doit nous conduire à un réexamen critique de l’ensemble du projet révolutionnaire. Ce projet a été légitimé dans le développement de l’Occident moderne. Au cours des trois derniers siècles, la révolution était apparue peu à peu comme le modèle préférentiel de l’évolution historique. (…) On en est venu à considérer les révolutions comme des étapes dans la réalisation d’un moderne mouvement d’ensemble, conquérant toujours plus de liberté ou d’égalité, fondé sur des principes séculaires et universels (13). » Suivait le programme de la conférence, visant à examiner les caractéristiques de la « culture révolutionnaire en Occident depuis le XVIIe siècle », ainsi que le cheminement qui va « de la raison à la Révolution. »

On remarquera d’abord que la « culture révolutionnaire » ainsi rejetée et combattue par la Fondation Olin s’incarne dans la conquête de « toujours plus de liberté ou d’égalité », ce qui est en effet contenu dans la notion courante de progrès. On notera ensuite que, pour éradiquer cette « culture révolutionnaire » de la pensée des Occidentaux, il fallait défaire également ce lien qui va « de la raison à la Révolution ». Selon la fondation Olin, le réexamen de l’Histoire devait donc porter sur trois siècles, c’est-à-dire remonter de la révolution soviétique à la révolution française, puis aux Lumières du XVIIIe siècle et bien au-delà jusqu’à la raison classique du XVIIe siècle. Le mouvement des Lumières n’est donc pas seul visé (comme chez Hannah Arendt) puisque l’aversion pour le rationalisme, incompatible avec la conception religieuse de la société aux Etats-Unis, fait remonter les racines de la « culture révolutionnaire » jusqu’aux philosophes du XVIIe siècle. Descartes est donc lui aussi visé par cette épuration.

Cependant cette attaque idéologique contre l’esprit de révolution concerne principalement la Révolution française du XVIIIe siècle et son enseignement. C’est pourquoi il nous faut revenir à Hannah Arendt et à son analyse de la Révolution française.

Hannah Arendt et l’étude comparative des deux révolutions

En 1963, Hannah Arendt publia « On Revolution (14) », traduit en français en 1967. Ce livre se présente comme une proposition politique d’alliance atlantique entre les Etats-Unis et la « vieille Europe », celle de l’Ouest, sous la double menace de la guerre nucléaire et de la révolution. Cette alliance lui apparaît comme « la dernière chance de survie de la civilisation occidentale (15) ». On notera qu’on retrouve la même préoccupation chez François Furet. Dans l’hommage que lui a rendu le Centre John Olin après son décès, on lit : « Comme les constructeurs de l’OTAN, Furet pensait qu’un monde dans lequel les Etats-Unis et l’Europe conservaient des liens politiques forts était un monde plus sûr et plus humain ».

Pour convaincre le lecteur, Hannah Arendt présente l’indépendance des États-Unis, qu’elle appelle « la Révolution américaine » pour en faire un modèle séduisant, et elle l’oppose à la Révolution française, présentée comme un « désastre » et dont elle fait la matrice de la Révolution russe, marquée par la dictature du parti unique, la Terreur et l’échec.

Pour cela, elle construit une révolution américaine « idéologique et biaisée, une révolution des élites, conservatrice et sans contenu social (16) », dont elle gomme tous les aspects conflictuels et qui se serait déployée autour des « valeurs traditionnelles américaines » de liberté, de propriété et d’individualisme et non sur la base des théories des droits des Lumières.

Pour la Révolution française, présentée en contrepoint comme repoussoir, la description qu’elle en propose est celle d’une révolution « tendue vers la dictature centralisée du « parti jacobin » dirigé par Robespierre » et empruntée à l’interprétation marxiste orthodoxe dans sa version stalinienne qui s’est imposée dans les années 1945-1960. Le « parti unique » jacobin fantasmé qu’elle voudrait voir à l’œuvre procède d’un retournement où la Révolution russe informe finalement de ce qu’aurait été la Révolution française (17).

Quant au personnage de Robespierre, il incarnerait ce qu’Arendt nomme « la question sociale », portée par un peuple exclusivement concentré sur ses besoins matériels et qui finalement engendrerait la « Terreur ». En affirmant que les droits naturels de l’homme libèrent le pouvoir destructeur de « l’animal laborans » et génèrent la Terreur, Arendt retrouve, sans la connaître, la principale caractéristique du discours anti-démocratique des Thermidoriens. Elle ne raconte cependant pas la même histoire puisque ces derniers dénoncent l’anarchie du peuple politisé là où Arendt dépeint un peuple-ventre et pré-politique (18).

En instrumentalisant l’Histoire de ces révolutions, Hannah Arendt a imposé une vision du politique qui a rompu avec le principe de l’égalité entre les hommes. Elle ne défend ni la démocratie ni les Droits de l’Homme...

François Furet et la Révolution française, matrice de tous les totalitarismes

La mission de François Furet ne se limitait donc pas à transformer en violence « terroriste » le mouvement ouvrier, la lutte des classes et criminaliser toutes les révolutions, ni à réconcilier la gauche moderne, l’entreprise et l’Europe. Le Monde diplomatique révéla en 1996 que l’historien avait reçu de la part de cette fondation Olin, représentant la droite dure reaganienne aux Etats-Unis, la somme de 470.000 dollars afin d’encourager l’étude des révolutions américaine et française à l’époque de leur bicentenaire. Ce qui fit dire à l’historien Robert Bonnaud que François Furet avait reçu cette somme « pour mener à bien sa mission de démarxisation de la Révolution française et de liquidation définitive du danger communiste (19) ». On sait de quelle manière fut présentée la Révolution française dans les commémorations du bicentenaire et nous n’y reviendrons pas.

François Furet fut donc le promoteur de cette « démarxisation » de la Révolution française à travers des ouvrages comme La Révolution française (20) qu’il a publié avec Denis Richet en 1965 et qui marque un tournant dans la recherche historique, et Penser la Révolution (21), publié en 1978. En quatre mots, "La Révolution est terminée", publiés en 1978 et largement médiatisés par Le Nouvel Observateur, il prend le contrepied de la sentence de Clémenceau « Cette admirable révolution n’est pas terminée ». Il rompt ainsi avec la vision progressiste de l’Histoire qui met en scène la lente et difficile marche de l’humanité vers le progrès, conçu comme liberté et égalité, lutte qu’il qualifie de vulgate marxiste de l’université française. Pour lui en effet, la Révolution n’est plus un processus en perpétuel devenir, mais un épisode révolu du roman national. « Avec la fondation de la République sur le suffrage populaire, et non plus sur l’insurrection parisienne, la Révolution française est enfin terminée ; elle est devenue une institution nationale, sanctionnée par le consentement légal et démocratique des citoyens. » La Révolution française doit être enfin acceptée comme une Histoire fermée, comme un patrimoine et une institution nationale. Il faut résolument oublier l’image de changement qu’elle implique et les promesses qu’elle porte, bien plus radicales que l’école laïque, le suffrage universel ou la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La Révolution française doit donc arrêter d’opposer ses adversaires et ses défenseurs, et surtout cesser de faire rêver ceux qui pensent qu’elle n’est pas terminée. Là se situe en fait l’objectif principal de sa démarche.

Par ailleurs, sous sa plume, la Révolution n’est plus ce « bloc » -autre formule de Clémenceau- à prendre dans son ensemble, épisode de 1793 compris, puisque Furet distingue deux révolutions : la révolution « bourgeoise » (la bonne) de 1789 et les événements sanglants de 1793-1794 (la mauvaise révolution). Et, afin de casser le cadre chronologique traditionnel jugé trop « marxiste », il dépassa le cap de Thermidor (c’est-à-dire du coup d’Etat qui aboutit à la mise à mort de Robespierre et de ses amis), considéré par les historiens qui l’avaient précédé (Aulard, Mathiez, Lefebvre, Soboul) comme le terme des événements de la « Grande Révolution », et il y intégra la Convention thermidorienne et le Directoire. Thermidor cessa donc d’être une réaction contre-révolutionnaire pour être intégré dans le processus révolutionnaire. C’est cette nouvelle version de la chronologie, aujourd’hui acceptée par une bonne partie de l’historiographie, qui prévaut officiellement et qui est enseignée dans les programmes de l’Éducation nationale.

Enfin, Furet développa la thèse selon laquelle la Révolution française serait « la matrice » des totalitarismes du XXe siècle, avec le « dérapage » qui se serait amorcé à partir de 1792, allant jusqu’à relever les prémices de la « Terreur » dès 1789 et percevant « une possible consonance de la Terreur avec la Révolution toute entière ». La criminalisation des révolutions était en marche avec ce caractère « terroriste » qu’elles étaient supposées porter en germe. Comme pour la Révolution russe de 1917, et suivant les conseils de Pierre Hassner que nous avons vus plus haut, on tenta de prouver que les acteurs les plus engagés dans la défense des intérêts populaires, comme Robespierre par exemple, relevaient de la psychiatrie. Comme exemple de cette démarche antihistorique, citons Jean Artarit (22) et sa biographie « clinique » de Robespierre.

On retrouve donc pêle-mêle dans les arguments de François Furet et de ses adeptes tout l’attirail intellectuel concocté par la fondation Olin, par Hannah Arendt et Ernst Nolte. Mais pourquoi cette version de la Révolution française s’est-elle imposée aussi facilement en France ?

Furet a-t-il gagné ?

Les marxistes staliniens ont accepté cette thèse sans broncher car elle entrait dans leur schéma de pensée, avec leur vision mécaniste de l’évolution qui impliquait le passage forcé par la case du triomphe du capitalisme en attendant le passage au socialisme. En effet, selon la doxa stalinienne fixée à Moscou en décembre 1928 par la Société des historiens marxistes, la Révolution française était une « révolution bourgeoise » dans son essence et le stade supérieur du capitalisme pouvait seul ouvrir la voie au socialisme (23). Dans cette optique, les soulèvements des paysans et des artisans des villes étaient réactionnaires en raison de leur caractère anticapitaliste.

C’est ainsi que l’historien Georges Lefebvre (1874-1959), qui était un marxiste quelque peu partagé sur la question, en arriva à une interprétation contradictoire car son étude sur les paysans l’avait persuadé que « le mouvement populaire est révolutionnaire sur le plan politique, mais rétrograde sur le plan économique parce qu’il est anticapitaliste (24) ». Cette définition reconnaît les capacités d’organisation autonome du mouvement populaire, jugées révolutionnaires, et condamne son anticapitalisme à cause du déterminisme économiste des historiens staliniens (25).

De même, l’historien Albert Soboul, son étudiant (1914-1982), dont la thèse portait sur les sans-culottes parisiens (26), adopta la même analyse. Il mit en lumière l’autonomie du mouvement sans-culotte mais le condamna pour les mêmes raisons : « La mentalité des sans-culottes était souvent identique dans son essence à celle des paysans acharnés à défendre, face aux progrès de l’agriculture capitaliste et de l’individualisme agraire, leurs communautés rurales et les droits collectifs qui assuraient leur existence ». Il essuya les critiques du Parti communiste qui lui reprocha d’avoir mis en évidence l’autonomie du mouvement sans-culotte. Au premier rang de ces critiques, on trouvait alors … François Furet, qui était encore au PCF à cette époque, avant de le quitter l’année suivante.

Comme on le voit, il existait des tendances contradictoires chez les marxistes staliniens et Soboul en avait conçu une double tradition révolutionnaire, celle venue des communautés rurales et des corps de métiers aspirant à une démocratie populaire, et celle de la dictature du parti (27).

Finalement, Arendt n’a pas critiqué la version « marxiste orthodoxe stalinienne » de la Révolution française, elle l’a au contraire adoptée. Et, en ne critiquant pas cette interprétation, Arendt s’est limitée à porter un jugement négatif sur le résultat, fictif, de ce mythe de la Révolution française devenue la matrice des révolutions du XXe siècle, qu’elle a contribué à forger. C’est ce qui explique qu’elle n’ait pas été critiquée sur la consolidation qu’elle adopte de l’interprétation marxiste orthodoxe stalinienne. Bien au contraire, elle sert même de référence et favorise sa diffusion. On notera encore qu’en général, les marxistes non critiques sont restés cois : et en effet, si Arendt juge négativement le soi-disant résultat de la Révolution française (la Terreur), elle leur donne raison, quant à l’interprétation générale, puisqu’elle s’appuie sur la doxa stalinienne (28).

La découverte en août 1996 du financement de François Furet par la Fondation Olin, si elle jeta le trouble dans le microcosme universitaire, ne déclencha guère un scandale. Elle passa presque inaperçue. La découverte de l’origine des thèses de Furet n’aurait-elle pas dû donner lieu à un vaste débat public ? La population française ayant été abreuvée de cette nouvelle conception de l’Histoire de la Révolution depuis le bicentenaire, la remise à plat des différentes thèses n’aurait-elle pas été une démarche saine et légitime ? Tout au moins aurait-on pu s’attendre à un débat sur la légitimité du financement de la recherche historique par les puissances de l’argent, qui plus est d’un pays étranger, et à fortiori lorsque cette recherche historique sert à lancer une vaste campagne de propagande idéologique.

Mais il n’y eut rien de tout cela et c’est cette version de l’Histoire qui continue à être enseignée aujourd’hui et qui a réussi à imprégner la société toute entière. Les thèses de Furet ont eu des répercussions dans toute la sphère culturelle, notamment dans les œuvres cinématographiques, culminant en 1983 avec le « Danton » du cinéaste polonais Andrzej Wajda, financé par le gouvernement socialiste français, qui diabolisait la Révolution française dans la personne d’un Robespierre assimilé à Staline et relevant de la psychiatrie. Puis, il y eut le film « Robespierre (29) » d’Hervé Pernot (1989), dans lequel le cinéaste convoque le royaliste Bertrand Renouvin pour qualifier la Révolution française de totalitaire ! Son Robespierre qui, dans la première partie, est un doux rêveur, humaniste et généreux (la « bonne révolution »), devient dans la seconde partie, un tyran ambitieux (Michel Debré) et autiste (voir la séquence de l’interview à la Télévision), qui manie la Terreur comme arme de gouvernement et qui a bien évidemment des fragilités psychologiques (Max Gallo), pendant que le gouvernement de Salut public devient bureaucratique et népotique (voir la scène avec Vadier) et qu’on assiste à l’apparition d’une « police politique » (la « mauvaise révolution »). L’assimilation à la formation du stalinisme en Russie et la volonté affichée de faire rentrer les thèses de Furet sur « la Révolution matrice du totalitarisme » sont ici évidentes. Et, comble de l’incohérence, son Robespierre se retrouve au final bourrelé de remords et convaincu qu’il est le grand responsable de cette Terreur et de ce fiasco !!! On retrouve ce thème du remords, ou tout au moins des doutes, de Robespierre à sa dernière heure dans la chanson de Serge Reggiani « Maximilien (30) », dans laquelle il remet en question toute sa politique. On notera que les deux, le film et la chanson, datent de 1989, à l’époque du bicentenaire. Parallèlement, il est devenu d’usage dans beaucoup d’articles sur la Révolution, lorsqu’on s’exprime sur le peuple, de lui accoler le terme de « violence ». Et il a fallu, comble de l’ironie, que cela soit un historien états-unien, Micah Alpaugh (31) ,qui fasse la démonstration que le peuple, dans la Révolution française, n’a fait usage de la violence qu’en dernier recours après avoir tenté tous les autres moyens démocratiques à sa disposition, confirmant ainsi les affirmations de Robespierre dans nombre de ses discours.

Tout semble donc laisser supposer que Furet a gagné son combat qui est, c’est évident, plus idéologique qu’historique. Michel Vovelle rapportait qu’il avait lu une interview de François Furet dans le journal espagnol El Pais, sous le titre : « J’ai gagné ! ». Et effectivement, tout semblait le confirmer. Assimiler les mouvements populaires à du terrorisme, stigmatiser les foules sanguinaires, casser les mythes qui s’attachent à des personnages emblématiques, surtout lorsqu’ils ont défendu des théories tendant à limiter les conséquences néfastes de la loi du marché, et donc à entraver le libéralisme libre et non faussé, toutes ces thèses semblaient bien triompher définitivement. Robespierre, qui entre tout particulièrement dans cette catégorie de révolutionnaires très controversés, était devenu la « bête noire » à abattre.

Cependant quelques signes montrent que le triomphe de Furet, s’il fut foudroyant, reste fragile. Dès 1992, Florence Gauthier publia Triomphe et mort du droit naturel en révolution (32), ouvrage dans lequel elle démontrait que concevoir la Révolution française comme une révolution bourgeoise ou comme une révolution des élites est une grossière erreur. Selon elle, la période fut, au contraire, une tentative pour réaliser une révolution des peuples, une « révolution des droits naturels humanistes » qui doit être considérée comme une troisième voie, opposée au système féodal et au capitalisme colonialiste européen, rappelant que ce dernier système ne s’imposa qu’après 1795.

En 2013, un ouvrage qui fera date fut publié par Marc Belissa et Yannick Bosc (33), dans lequel les deux historiens pulvérisaient la « légende noire » de Robespierre et démontraient que le concept de « terreur » à propos de 1793 avait été inventé par les Thermidoriens. Montrer l’inanité du mythe « terroriste » qui s’attachait à l’Incorruptible et la genèse de la construction de ce mythe, c’était un peu couper l’herbe sous le pied à tous les constructeurs de légende noire qui s’acharnaient à diaboliser les révolutionnaires. Dans la foulée, Hervé Leuwers (34) publia en 2014 une biographie de l’Incorruptible qui prenait en compte ces apports incontournables. En 2016 , Yannick Bosc démontra dans La Terreur des droits de l’homme, Le républicanisme de Thomas Paine et le moment thermidorien (35), que le concept que les Thermidoriens avaient inventé et qu’ils nommaient « la Terreur » n’était rien d’autre que la haine et la peur des Droits de l’Homme qu’ils s’acharnaient à détruire. Désormais, il semble acquis pour l’historiographie française que le concept de Terreur est bien une invention des Thermidoriens. Le livre de Michel Biard et Marisa Linton (36), publié en 2020, en témoigne.

Cependant, s’il est devenu aujourd’hui un peu plus difficile dans le monde des historiens de se revendiquer ouvertement « furetien », le « passeur » des thèses de Chicago conserve ses adeptes, plus ou moins déclarés.

Fukuyama et la « fin de l’Histoire »

A l’été 1989, le politologue américain Francis Fukuyama, membre de la fondation Olin et directeur adjoint du service de planification du Département d’Etat à Washington, publiait dans la revue The national interest un article intitulé La Fin de l’Histoire ?, article qui fut publié en France sous le titre « La fin de l’Histoire et le Dernier homme (37) ». Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc « socialiste », aucune autre idéologie ne pouvait exister que le libéralisme. Fukuyama annonçait donc « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain » et avançait l’idée de la démocratie libérale comme étant « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « la forme finale de tout gouvernement humain ». Soit, perçue comme telle, « la fin de l’Histoire ». C’est sur cette conclusion de Fukuyama que s’acheva la conférence de la Fondation Olin dont nous avons parlé, en mai 1996.

Dans une telle perspective politique et idéologique qui annonce la « pensée unique », il ne reste plus de place pour la dissidence et toute analyse conflictuelle de l’Histoire est perçue comme suspecte et doit être éliminée. Les conflits doivent être gommés (et donc la lutte des classes) et le récit de l’Histoire lissé pour ne plus présenter d’aspérités. D’ailleurs, le même Francis Fukuyama, dans une interview au Figaro du 14 mars 2005, affirmait : « Il existe des cas où vous, Européens, aurez besoin de faire usage du hard power – et ce de la manière la plus traditionnelle ». Autrement dit par la contrainte, la coercition ou la violence.

La « fin de l’Histoire », cette facette de l’idéologie de la fondation Olin, resurgit régulièrement dans notre paysage intellectuel français. L’Histoire n’y a-t-elle pas perdu d’ailleurs sa majuscule au passage ? Cette majuscule qui faisait d’elle une matière à part entière dans les « sciences humaines » et que beaucoup ont jetée par-dessus bord avec une étrange facilité et sans réaliser la portée de ce changement. La déconflictualisation de l’Histoire de la Révolution française semble faire son entrée dans la littérature historiographique (38). Désormais, l’heure est à la banalisation - plutôt qu’à la diabolisation - des révolutionnaires qui symbolisent la résistance au libéralisme forcené. Banaliser Robespierre, c’est banaliser en somme son action qui visait à mettre des limites à la propriété des riches quand celle-ci portait atteinte à la dignité et au droit à l’existence des déshérités. De même, la tendance est à gommer les divergences entre Girondins et Montagnards plutôt qu’à les mettre en relief. Gommer les aspects conflictuels du passé ne revient-il pas à lisser les débats d’aujourd’hui ? Autres temps, autres méthodes, mais l’objectif reste le même.

L’heure de la « fin de l’Histoire » a-t-elle sonné ? On pourrait le croire. Cependant, lors des mouvements sociaux des deux dernières années autour des Gilets jaunes, la résurgence des symboles de la Révolution française, le drapeau tricolore, la Marseillaise, et surtout la devise nationale (devise dont il convient de rappeler qu’elle fut inventée par Robespierre), avec l’accent mis sur les deux derniers termes d’égalité et de fraternité, ne constitue- t-elle pas un juste retour des choses, une sorte de réappropriation par le peuple de symboles auparavant décriés sous des prétextes fallacieux, une résurgence révélatrice du sentiment confus de dépossession de leur Histoire qu’éprouvent les plus démunis ? Le peuple est-il en avance sur les intellectuels ? Ou bien exprime-t-il effrontément ce que beaucoup pensent tout bas ? Il semble que les lignes commencent à bouger un peu. En 2018, le film Un peuple et son roi, du cinéaste français Pierre Schoeller, retrace la Révolution française à Paris de la démolition de la Bastille à l’exécution de Louis XVI à travers le regard d’une famille du peuple. Un renversement de tendance chargé de signification.

Anne-Marie Coustou-Miralles

Notes
1 – Suzan Georges, Comment la pensée devint unique, Le Monde diplomatique, août 1996,
2 – Edmond Burke, Burke, Réflexions sur la Révolution de France, (nov. 1790) trad. de l’anglais Paris, Pluriel, 1989, chap. 2, p. 80, où il concentre sa critique du droit naturel.
3 – Florence Gauthier, Les sources de l’interprétation de la Révolution française selon H. Arendt dans Sur la révolution, 1963. La suite du paragraphe est tirée de cet article.
4 – Edith Fuchs in Hannah Arendt, la révolution et les droits de l’homme, Paris, Kimé, 2019, 192 p., sous la direction de Yannick Bosc et Emmanuel Faye.
5 – Hannah Arendt, Sur la révolution, op. cit., 2, V, La question sociale, p. 169
6 - Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism), 3 volumes (Antisemitism, Imperialism, Totalitarianism), 1951 ; nouvelles éditions en 1958, 1966, 1973. Traduction française en trois ouvrages séparés (puis réunis en un seul volume, Paris, Gallimard, 2002)
7 - Pierre Rosanvallon, La Fondation Saint-Simon, une histoire accomplie, Le Monde, 23 juin 1999.
8 - Marc Endeweld, Emmanuel Macron et l’ « Etat profond », Le Monde diplomatique, septembre 2020.
9 – Ernst Nolte , Der europäische Bürgerkrieg 1917–1945. Nationalsozialismus und Bolschewismus (1989), La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000. Traduit de l’allemand par Jean-Marie Argelès ; préface par Stéphane Courtois. Réédition : Paris, Librairie Académique Perrin, collection « Tempus », 2011
10 - François Furet, Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Hachette, 1998
11 – Stéphane Courtois, Le livre noir du communisme, crimes, terreur, répression, 1997
12- H. Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme, éditions Complexe, 1999, pp 369-370
13 - William Simon, président en 1977 de la Fondation Olin. Cité par Serge Halimi, Le grand bond en arrière, (voir supra), p 258.
14 – Hannah Arendt, Sur la révolution, op. cit., 2, V, La question sociale, p. 169
15 – Florence Gauthier, Les sources de l’interprétation de la Révolution française selon H. Arendt dans Sur la révolution, 1963
16 – Marc Belissa, in Hannah Arendt, la révolution et les droits de l’homme, Paris, Kimé, 2019, 192 p., sous la direction de Yannick Bosc et Emmanuel Faye.
17 – Florence Gauthier, in Hannah Arendt, la révolution et les droits de l’homme, opus cité supra.
18 – Yannick Bosc, in Hannah Arendt, la révolution et les droits de l’homme, opus cité supra
19 - Robert Bonnaud, Histoire et historiens depuis 68, Kimé, 1997, p 10
20 - François Furet, Denis Richet, La Révolution française, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1965 ; 2e éd., La Révolution française, Paris, Hachette Littératures, 1999, coll. « Pluriel »
21- François Furet, Penser la Révolution, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 1978.
22– Jean Artarit, Robespierre, CNRS Editions, 2009
23 – Tamara Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins, Paris, Payot, 1989, chap. 11.
24 – Georges Lefebvre, « La Révolution française et les paysans », 1933, in Etudes sur la Révolution française, PUF, 1963
25 – Florence Gauthier, Les sources de l’interprétation de la Révolution française selon H. Arendt dans Sur la révolution, 1963
26 – Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II, (1958) Seuil, 1968, Introduction, p. 15.
27 - Albert. Soboul, « Problèmes de la dictature révolutionnaire, 1789-1796 », AHRF, 1983, p. 1-13.
28 – Florence Gauthier, Les sources de l’interprétation de la Révolution française selon H. Arendt dans Sur la révolution, 1963
29 – Hervé Pernot, film Robespierre, docu-fiction, 1789-1989, Cita-films, 1989
30 – Serge Reggiani, Maximilien, chanson dans l’album « Serge Reggiani, 89 »
31 - Micah ALPAUGH, Non-Violence and the French Revolution. Political Demonstrations in Paris, 1787-1795, New York, Cambridge University Press 2014, VIII292 p.
32 - Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, collection Pratiques Théoriques, 1992
33 - Marc Belissa et Yannick Bosc, Robespierre. La fabrication d’un mythe. Paris, Ellipses, 2013
34 - Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014
35 - Yannick Bosc, La Terreur des droits de l’homme, Le républicanisme de Thomas Paine et le moment thermidorien, Kimé, 2016
36 - Michel Biard, Marisa Linton, Terreur ! La Révolution française face à ses démons, Armand Colin, 2020
37- Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992
38 – Voir la conclusion de la biographie de Robespierre par J-C Martin.
Jean-Clément Martin, Robespierre, La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016

Pour comprendre le succès rencontré par Furet :
Élisabeth G. Sledziewski, La stratégie-Furet, 12 publications de 1979 à 1997, Persée collection « Raison présente » https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1989_num_91_1_2790