Ultimes réponses de Raoul Marc Jennar aux partisans du tirage au sort
Jeudi 28 juillet 2011, par
Je dispose enfin d’un peu de temps pour fournir mes commentaires aux multiples opinions qui ont suivi mon texte de présentation. Je ne reviendrai pas sur la forme sentencieuse et parfois grossière de certaines réactions. De tels échanges sont cependant très révélateurs des difficultés qu’on rencontre, en France, pour conduire un débat dans la sérénité et le respect des interlocuteurs. Le désir légitime de convaincre ne peut faire oublier que nous ne sommes détenteurs que d’opinions et non de vérités absolues.
Je ne prétends pas répondre à la centaine de pages que représentent les commentaires à mon texte initial. Je reprendrai ici quelques arguments qui m’ont été opposés. Sans répéter ce que j’ai déjà écrit à la fois dans le texte de présentation et dans mes réponses précédentes. Je postule que l’honnêteté intellectuelle de mes contradicteurs les conduira naturellement à se souvenir de mes objections et de mes propositions.
Je voudrais, avant toute chose, faire une mise au point. Samuel Schweikert m’a fait le reproche d’une "analyse parcellaire"et "superficielle", "dogmatique", et de "jeter en pâture des questions à un lecteur qui potentiellement n’est pas armé intellectuellement", allant jusqu’à me comparer à l’occupant de l’Elysée, ce qui, beaucoup en conviendront, n’est pas un compliment. Mais c’est loin d’être le seul propos désobligeant dont son argumentation, apparemment rigoureuse, est émaillée. A chacun sa manière de débattre.
Comme je l’ai déjà indiqué, André Bellon m’a demandé mon opinion sur la question du tirage au sort et je l’ai fournie. Je n’ai pas eu le sentiment que j’avais à fournir une étude exhaustive sur les moyens de rendre le pouvoir au peuple. J’étais en quelque sorte interrogé sur une question ; j’y ai répondu. Je n’avais pas, de la sélection que représentent les abonnés de ce site, l’image d’un lectorat désarmé intellectuellement, mais au contraire je me suis exprimé avec le sentiment de m’adresser à des gens partageant plus ou moins les mêmes connaissances, les mêmes valeurs et les mêmes objectifs, les divergences se situant au niveau des moyens à mettre en œuvre. Le débat que mon point de vue suscite a pris une telle ampleur que force m’est de préciser ma pensée. Je veux quand même signaler, au passage, que mon interlocuteur, à plusieurs reprises, a indiqué que "son but n’est pas de faire le tour du sujet" et "qu’il ne prétend pas, bien sûr, faire le tour de la question". Il en allait de même pour moi, mais cela m’a valu de sa part un tombereau de mises en accusation. Passons.
Venons-en à l’accusation de dogmatisme. Je serais dogmatique parce que je préfère des réformes afin que le suffrage universel ne soit plus dévoyé et que la démocratie représentative remplisse sa fonction : exprimer la volonté majoritaire du peuple. Soit.
Mais que dire alors des formules suivantes que je lis chez mes contradicteurs ? On lit une succession d’affirmations qui sans doute décrivent la situation actuelle. Mais elles servent surtout à justifier l’abandon du suffrage universel et la démocratie représentative (même si Étienne Chouard s’en défend, tout en faisant le procès le plus outrancier qui soit de l’un et de l’autre).
Par contre, on ne trouve nulle part la démonstration que des réformes - dont j’ai indiqué quelques pistes - rendraient ces affirmations sans fondement. Où est le dogmatisme ?
Reprenons ces appréciations définitives.
a) Premier dogme : l’expression "démocratie représentative est un oxymore". Certes, en l’état actuel, dans la plupart des pays qualifiés de démocratiques, et je n’ai pas manqué de le souligner (même si Samuel Schweikert "oublie" de le relever), il y a une crise grave de la représentation, du principe même de la délégation. Mais qualifier cette expression de la sorte signifie condamner toute forme de délégation comme étant contraire à la démocratie. C’est considérer que seule la démocratie directe répond à l’exigence démocratique. C’est évacuer les problèmes concrets que poserait une telle conception de la démocratie dès l’instant où les questions à régler ou à gérer ne peuvent l’être qu’à des niveaux où la démocratie directe est impraticable.
Je suis originaire d’un pays -la Belgique NDLR- où la démocratie communale est bien plus avancée qu’en France, où l’équivalent du maire n’est pas le despote qu’on observe en France. Et je partage la conviction qu’on peut aller plus loin encore dans le sens indiqué par la contribution de Sitouaillain : "une réunion pérenne des citoyens d’un même territoire en vue de produire des choix collectifs les concernant". Mais ce serait se voiler la face que de réduire les choix nécessaires à la dimension communale.
J’ai cherché en vain, en dehors de formule générales et vagues, les modalités pratiques d’une démocratie directe lorsqu’on se trouve confronté à des questions qui nécessitent des réponses rapides ou un traitement constant, au niveau national ou au niveau international. Dans le monde concret de 2011, où se posent de graves problèmes liés à l’exploitation de ceux qui vivent de leur travail par ceux qui vivent du travail des autres, où les nuisances qui affectent la biodiversité et la santé de toutes les formes de vivant sont traitées comme négligeables par un système guidé par la seule recherche du profit, où les centres de décisions sont en capacité de se soustraire à la souveraineté populaire, comment instaurer la démocratie directe aux niveaux pertinents ? En particulier quand les réponses aux défis qui nous assaillent ne peuvent plus être réglées aujourd’hui au seul niveau national. Un exemple : concrètement, comment régler par la démocratie directe des problèmes qui affectent des peuples de nationalité différente ?
Soyons plus précis encore : comment régler le problème qui oppose le peuple français supposé hostile aux paradis fiscaux (une pratique qui facilite l’évasion des capitaux lorsque des politiques sociales se mettent en place dans un pays - ex 1981) aux peuples ( à Andorre, au Liechtenstein, au Luxembourg, à Monaco, voire en Belgique) qui tirent de ce statut une partie de leur prospérité ? Comment, par la démocratie directe, concilier les droits légitimes des peuples lorsque leurs intérêts légitimes sont contradictoires ? Comment, par la démocratie directe, régler des problèmes environnementaux - à moins de se voiler la face et de décréter qu’ils n’existent pas - qui sont par nature transnationaux ?
Le silence de ceux qui refusent de réformer la démocratie représentative pour qu’elle puisse enfin être la voix du peuple est assourdissant sur la stratégie à adopter pour la mise en place d’une démocratie directe en capacité de résoudre des problèmes qui ont une dimension nationale, continentale, voire internationale. A moins qu’on se contente de faire rêver avec des "il n’y a qu’à".
b) Deuxième dogme : un régime fondé sur le suffrage universel engendre un flux d’informations asymétriques. Ici encore, il s’agit d’une affirmation qui se limite à un constat partiel et partial sans envisager des remèdes possibles dans le cadre du suffrage universel. L’émergence de flux d’informations alternatives fournit d’ailleurs un démenti à cette affirmation. En quoi un régime fondé sur le tirage au sort garantirait-il des flux d’informations contradictoires, des journaux différents, des manuels scolaires différents ? Cela n’est démontré nulle part. Quelle garantie aurions-nous en tirant au sort les décideurs qu’ils échapperaient aux travers qui caractérisent aujourd’hui un certain nombre d’élus ? Par quelle magie, dans l’exercice de la délégation, des citoyens réputés corruptibles quand ils sont choisis par le suffrage universel deviendraient-ils incorruptibles quand ils sont choisis par la tirage au sort ? En quoi le mode de sélection transformerait-il la nature humaine et les intérêts qui opposent les uns aux autres ? Certes, on pourrait toujours les récuser. Comment ? Combien de fois ? A quelle échelle ? Ne retrouve-t-on pas, avec des décideurs tirés au sort les mêmes questions que posent aujourd’hui la représentation issue du suffrage universel ?
c) Troisième dogme : un régime fondé sur le suffrage universel est inconciliable avec la nécessité d’assurer la reddition des comptes, d’empêcher la professionnalisation, de permettre l’expression du pluralisme des opinons dans la délibération des assemblées. Rien n’est plus dogmatique qu’une telle affirmation. Mais elle est nécessaire si ont veut exclure toute possibilité de corriger les dérives de l’usage du suffrage universel et le remplacer par le tirage au sort.
La question de la reddition des comptes est importante. Elle peut être réglée par des mécanismes de consultation obligatoire des mandants pendant le mandat. Elle est réglée par le scrutin organisé à l’issue du mandat. Elle pourrait trouver une concrétisation, pendant le mandat, dans un mécanisme de révocation au terme d’un référendum révocatoire, selon certaines modalités. Ces réformes sont techniquement possibles. En écarter l’éventualité, c’est tout simplement refuser le cadre du suffrage universel.
Mes contradicteurs ont systématiquement refusé de discuter d’autres réformes possibles de la pratique de la délégation basée sur le suffrage universel. Mauvaise foi, ignorance ou parti pris, ils ont rejeté les solutions que j’ai esquissées.
Trois exemples.
1) Le scrutin proportionnel. Samuel Schweikert l’a rejeté avec l’argumentation classique des gens de droite et des partisans, à gauche, du bipartisme : l’instabilité et donc l’impuissance. Il a "oublié" les modalités que j’avais apportées dans mon propos introductif : encadrer la proportionnelle par des techniques qui ont fait leur preuve ailleurs : taux plancher requis pour accéder à la représentation, motion de méfiance constructive indispensable au changement d’une coalition gouvernementale, etc.
2) De même, empêcher la professionnalisation par l’interdiction des cumuls et la limitation du nombre de mandats est rejeté catégoriquement avec des exemples de contournement, certes possibles, mais qui pourraient très bien être interdits par la loi. Comment encore faire de l’engagement politique un métier si on ne peut pas cumuler plusieurs mandats, si on ne peut exercer le même mandat que deux ou trois fois dans sa vie et si l’exercice d’un mandat donné rend inéligible à d’autres mandats ? Refuser un seul instant d’imaginer l’impact d’une telle réforme sur le personnel politique actuel, c’est refuser de prendre en considération une réforme non pas pour son contenu, mais parce qu’elle met par terre une argumentation.
3) Quant à l’impossibilité qu’engendrerait le suffrage universel de garantir le pluralisme des opinions dans la délibération des assemblées, encore une fois, c’est refuser d’aller voir ailleurs. Il y a des assemblées parlementaires dont le règlement garantit ce pluralisme des opinions ; il y a des assemblées parlementaires où existe une réelle possibilité de débat - la France passée et présente, à cet égard est loin, très loin, d’être la référence. Aller voir ailleurs, n’a jamais fait de mal. Le droit constitutionnel comparé et le droit parlementaire comparé ne sont pas des disciplines inutiles quand on prétend débattre des institutions. Et ce que certains appellent une "fiction" ou "prendre ses rêves pour des réalités" devient alors une référence pertinente. Sauf, bien entendu, si le propos est de décréter d’emblée que toute réforme est impuissante à remédier aux maux qu’on dénonce parce que le but véritable n’est pas d’améliorer le système, mais de le remplacer par un autre paré de toutes les vertus. On connaît cette démarche. L’histoire nous a appris où elle finit par aboutir.
d) Quatrième dogme : la référence à la démocratie athénienne du Ve siècle acn, présentée comme la panacée et jamais relativisée, en dépit du fait qu’elle se pratiquait avec une assemblée sélectionnée, excluant les femmes, les esclaves (fussent-ils Athéniens - le principe même de l’esclavage quelle que soit la victime est incompatible avec toute idée de démocratie), les étrangers, ces "barbares" qui ressemblent beaucoup à nos immigrés d’aujourd’hui. Ériger en exemple de démocratie aboutie, jusqu’à l’incantation, un système fondé sur la discrimination est pour le moins paradoxal. Si j’ai parlé de chimère, ce monstre de la mythologie, c’est bien parce que la référence au mythe de la démocratie athénienne me semble dangereuse. On peut invoquer l’Athènes de Périclès comme un début, pas comme un objectif. Sauf à considérer que le peuple qui exerce sa souveraineté n’est qu’une partie de l’ensemble des habitants d’un territoire.
Position de repli des partisans du tirage au sort : un Sénat élu issu de la sélection par le sort qui exercerait un droit de contrôle sur les décisions issues de l’Assemblée nationale issue du suffrage universel. Et sans doute aussi sur les choix de l’Exécutif. Elle m’intéresse dans la mesure où m’intéresse la mise en place de tout contre-pouvoir. Mais il faudrait démontrer, autrement que par des affirmations gratuites, qu’un tel Sénat, dont les pouvoirs seraient considérables, répondrait mieux aux besoins et aux attentes du peuple, qu’il exprimerait le peuple mieux que ne le ferait une assemblée issue d’un suffrage universel encadré par les réformes déjà suggérées. Il faudrait démontrer qu’un Sénat issu du hasard serait insensible aux lobbies, aux inclinations pas toujours honorables qui emporte parfois les peuples en recherche de boucs émissaires, aux tentations de solutions à court terme sans ménager l’avenir et les générations futures. Certes, des comportements qu’on retrouve aujourd’hui dans des assemblées issues du suffrage universel. Mais en quoi une assemblée issue du sort offre-t-elle une garantie qu’on échapperait à ces comportements ? En quoi, par la magie du tirage au sort, ne trouverait-on plus, pour procéder aux choix qui ne peuvent être effectués directement, que des humanistes compétents, dévoués, honnêtes ? Par quelle miracle, le hasard permettrait-il une telle sélection ?
En fait, ce qui partage partisans d’un suffrage universel réformé et partisans du tirage au sort, c’est la différence qui sépare les réformateurs des révolutionnaires, c’est la différence entre ceux qui préfèrent des changements continus par des réformes et ceux qu’une réforme ne satisfait jamais parce qu’elle ne réalise pas d’un seul coup la société de leur rêve. Aucune stratégie n’est proposée pour le passage à cette société idéale de gentils ayant uniquement que le souci de l’intérêt général présent et futur, se respectant mutuellement (alors que, manifestement, plusieurs partisans du tirage au sort usent d’une violence verbale qui fait bien douter de leurs capacités à faire vivre un tel consensus), capables de décider directement de toutes les questions qui appellent des choix, depuis le niveau du village jusqu’à celui de la planète entière. Ce à quoi nous assistons dans la plupart des cas - je note bien les exceptions - c’est au procès, jusqu’à la caricature grossière digne des slogans du 6 février 1934, d’un système à réformer.
Je partage avec Hervé Kempf l’analyse qu’il fait dans son dernier livre de la démocratie, aujourd’hui, en France (L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Le Seuil). Mais je partage aussi son attachement à ce que signifie la liberté de choisir. J’entends ici répéter, pour conclure, ce qui est mon choix : le droit que j’ai, comme citoyen, de confier, chaque fois que je n’ai pas la possibilité de l’exercer moi-même directement (dans une autre République que cette Ve si peu démocratique), la part de souveraineté que je détiens comme composante du peuple tout entier, à une personne dont je connais les valeurs, les principes, les orientations et les propositions.
Raoul Marc Jennar