Du nouveau sur la monnaie
Lundi 27 avril 2015, par
Du nouveau sur la monnaie
A voir l’importance des contestations d’un ordre mondial jusqu’alors sans entraves, il est permis de reposer des questions considérées comme définitivement tranchées tout au long des dernières décennies. Le fameux « Tina » de Margaret Thatcher ou « la seule voie possible » reprise avec plus ou moins d’enthousiasme par tous les dirigeants français depuis 1983 sont-ils encore la bible en dehors de Bruxelles ou des Etats-Unis ? On ne remet pas encore en cause le dogme, mais on cherche des petits ajustements pour n’y toucher qu’à la marge.
Pourquoi ? Parce que le système économique qu’on appelle monétariste est avant tout fondé sur l’acceptation, sur l’absence de contestation sérieuse, bref, comme on dit en matière monétaire, sur la confiance. Or, la question monétaire qui était présentée comme définitivement tranchée revient à l’ordre du jour sous la pression des réalités.
La monnaie à toujours bénéficié d’un statut à part dans les débats économiques. Pendant longtemps, elle fut considérée comme neutre, simple instrument facilitant les échanges de biens et de services. Dans le cadre de ces théories, elle influait simplement, de par sa masse, sur le niveau général des prix. Les théories ont évolué et nombre d’économistes, tel Keynes, ont déclaré que la monnaie pouvait être un instrument à la disposition de la puissance publique pour mener, par exemple, des politiques de relance. On voit bien, dans ce dernier cas, l’importance de l’action de l’Etat et son rôle en matière économique et sociale.
Ces quelques remarques plus que sommaires doivent être conjuguées avec une analyse des questions monétaires internationales. Aucune monnaie n’est innocente. Certaines donnent des avantages à l’Etat qui les émet. C’est tout particulièrement le cas du dollar qui cumule les rôles de monnaie nationale des Etats-Unis et de monnaie de réserve internationale. Capable de s’affranchir des règles qui pèsent sur les autres monnaies, le dollar bénéficie de la force de l’Etat américain qui l’impose, par exemple, pour les transactions sur le pétrole.
Si l’on rajoute à cela le poids des Etats-Unis dans les institutions internationales telles que le FMI ou la banque mondiale, on peut penser que la domination est totale. D’autant plus totale que la monnaie n’étant plus seulement un instrument d’échange, mais aussi –voire surtout- de spéculation, les opérations monétaires s’affranchissent des frontières dans un cadre dit mondialisé.
Mais les meilleures dominations trouvent leur moment de remise en cause et il n’est pas interdit de penser que nous sommes arrivés à un point d’inflexion.
Trop d’éléments se conjuguent aujourd’hui qui contrarient un équilibre qui paraissait éternel il y a encore peu. Tout d’abord l’émergence de nouveaux pays importants sur la scène internationale, leur recherche de nouvelles alliances (BRICS, Pacte de Shanghai,…) devraient naturellement conduire à des réformes fondamentales dans les statuts d’organismes tels que le FMI ou la Banque mondiale. Réformes nécessaires certes, mais jusqu’alors refusées par le Congrès américain. Plusieurs pays se sont ainsi déterminés à aller de l’avant sans les Américains (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Comme disait le ministre brésilien des finances, parlant des blocages des réformes du FMI, en avril 2014 : « Pour moi, la fin de l’année, c’est la dernière limite. Quatre années d’attente, c’est tout simplement trop. »
Dans ce contexte, l’idée de constituer d’autres organismes plus ou moins concurrents des précédents a fait son chemin. C’est ainsi que la Chine a noué en octobre 2014, en partenariat avec d’autres pays asiatiques, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank, ou AIIB) qui a attiré de nombreux autres états parmi lesquels plusieurs membres de l’Union européenne.
Doit-on ne voir là qu’un phénomène marginal de concurrence ? Doit-on au contraire y voir un symptôme d’un tournant historique global ? Cette émergence de la multipolarité n’est pas que la confrontation de deux puissances (Etats-Unis et Chine). Elle entraine naturellement la remise en cause de toute une philosophie économique et politique issue des années 1970 et qu’on a appelé le néolibéralisme. Dans le même temps où la domination du dollar semble être fragilisée, une contestation d’un rôle de la monnaie limité à la lutte contre l’inflation se développe. L’un allait-il sans l’autre ?
Parallélement et non moins logiquement, l’obsession politique de ne pas heurter les « marchés financiers » est, de ci de là, remise en cause. Et ce n’est pas seulement la Grèce, cauchemar des bien-pensants, qui contraint à cette crise de la pensée économique. L’exemple de l’Islande et de ses dirigeants, pourtant politiquement bien paisibles, est plus qu’un épiphénomène. Lorsque Olafur Ragnar Grimson, Président islandais, déclare en mars 2013, au journal Rue 89, « La partie la plus importante dans nos sociétés – et je le dis aussi à mes amis européens –, ce ne sont pas les marchés financiers. C’est la démocratie, les droits de l’homme, l’État de droit », il participe à une rupture des principes (Voir « Le plus important, et je le dis à mes amis européens, ce ne sont pas les marchés financiers. » Entretien avec Ólafur Ragnar Grímsson, élu cinq fois à la tête du « laboratoire » islandais. ). Il n’est alors pas étonnant de voir aujourd’hui l’Islande renoncer à sa demande d’adhésion à l’Union européenne. C’est ainsi que le ministère des Affaires étrangères islandais déclare, en avril 2015 sur son site internet, que « Les intérêts de l’Islande sont mieux servis en dehors de l’Union européenne ».
Dans la recherche des nouveaux équilibres mondiaux, la géopolitique rencontre le retour à des autonomies monétaires, à l’utilisation des politiques monétaires par les États. Conséquence logique de sa situation, le gouvernement islandais entend redonner le monopole de la création de monnaie à sa banque centrale. Même dans les pays les plus portés au libéralisme économique se manifeste une remise en cause plus ou moins marquée de l’orthodoxie économique qui dominait depuis plusieurs décennies. Ainsi la Cour fédérale canadienne tendrait à remettre en cause la décision du gouvernement de donner aux banques privées tout pouvoir sur la création monétaire. Toute ambiguë que soit la décision, l’inflexion doctrinale est présente même en territoire nord-américain.
Certes, nous sommes loin de l’effondrement du système, d’autant que personne ne peut dire aujourd’hui dans quelle conditions plus ou moins dramatiques pourrait émerger la reconstruction. Il reste que la question est posée contrairement à ce que souhaiteraient croire quelques néolibéraux monétaristes, qui ont inventé la théorie commode du voile monétaire qui justifie l’indépendance des banques centrales. Il est clair surtout que la contestation de « la seule voie possible » se conjugue aujourd’hui avec une crise géopolitique majeure.
L’Union européenne et l’euro, essentiellement construits sur ces bases idéologiques, peuvent-ils survivre à cette remise en cause ? La question ne pourra être évitée. En fait, ce qui émerge, aussi bien lorsqu’on reparle de politique monétaire que lorsqu’on repose la question des traités, est toujours la même : comment mener une politique économique et sociale efficace, comment conduire une diplomatie de développement et de paix, sans le soutien des peuples concernés ? Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes revient au cœur des débats sur l’avenir.