Réponse à la réponse de Jean Baubérot
Mardi 2 janvier 2018, par , , ,
L’article d’André Bellon, Michel Bouchaud et Samuel Tomei ci-dessous a, par ailleurs, été publié sur Mediapart https://blogs.mediapart.fr/andre-bellon/blog/020118/reponse-la-reponse-de-jean-bauberot et sur Agoravox https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/reponse-a-la-reponse-de-jean-200275
La réponse de Jean Baubérot ( https://blogs.mediapart.fr/jean-bauberot/blog/231217/rokhaya-diallo-et-le-danger-d-un-universalisme-cache-sexe ) à notre texte concernant l’éviction de Rokhaya Diallo ( https://blogs.mediapart.fr/andre-bellon/blog/201217/republique-et-laicite-encore-et-toujours ) a un avantage considérable : elle clarifie le sens de l’affrontement entre les partisans de l’universalisme et ses adversaires.
Pour les premiers dont nous sommes, l’universalisme est un combat permanent lié à la philosophie des Lumières et destiné à l’émancipation humaine. Pour les seconds, c’est une utopie qui autorise la justification des dominations.
On ne résume jamais une vision de la société par sa caricature. La société française n’est évidemment pas aujourd’hui le symbole des principes universalistes. Les attaques qu’elle subit depuis plusieurs décennies, en particulier du fait de la domination du néolibéralisme l’ont plutôt conduite à les abandonner. Les services publics, l’école, en font largement les frais. L’idéologie anglosaxonne, au prétexte d’efficacité économique, s’épanouit dans un contexte communautariste et même le favorise, ce qui semble agréer à M. Baubérot en ce que ces évolutions démasqueraient, selon lui, un universalisme trompeur et signeraient son échec. Pour nous, il s’agit plutôt d’une défaite faute de combattants face à de redoutables adversaires. De même, les tendances communautaires sont alors une commodité pour s’adapter à cette défaite philosophique et politique. Les années 1980 ont ainsi vu se répandre un universalisme d’une autre nature, celui du marché et de l’économie, qui se substitue à l’universalisme humaniste et se construit en entreprenant de le gommer. C’est aussi pour cela qu’il faut poursuivre la lutte pour les principes de l’universalisme laïque et républicain, caractérisé en particulier par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Déclaration de Philadelphie de 1944 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
On peut, certes, faire une analyse purement critique de la République et de la laïcité. Les échecs ne manquent pas sur un chemin difficile et il est facile de ne regarder que cela. En revanche, c’est un choix politique de considérer que l’imperfection de la réalisation d’un idéal, voire sa trahison, invalide l’idéal lui-même. A ce compte-là d’ailleurs aucun idéal ne résiste à l’épreuve des faits ! L’universalisme émancipateur irrigue la société républicaine depuis longtemps et doit être fortifié avec détermination. Caractérisons les enjeux :
– Peut-on oublier l’extraordinaire cohérence du régime républicain naissant qui abolit l’esclavage en 1794 ?
– On ne peut oublier de remarquer que, dans les années 1950, la République ne semblait pas considérer comme un problème le fait que Gaston Monnerville, Noir de Guyane, soit président du Conseil de la République, puis président du Sénat. On sait à quel point une telle idée était à l’époque, et parfois même aujourd’hui, totalement impensable dans d’autres démocraties comparables à la nôtre.
– On ne peut choisir de mettre en avant, dans l’histoire de la colonisation, Guy Mollet comme symbole républicain, repoussoir commode, et ne pas parler de Pierre Mendes-France.
– On ne peut voir, même s’il faut évidemment les condamner, sous le régime républicain, que les gestes hostiles à la citoyenneté des Noirs sans rappeler qu’au Sénégal, les citoyens de Dakar, Saint Louis, Gorée et Rufisque avaient le droit de vote, que le premier député africain noir, Blaise Diagne, fut élu en 1914. Au-delà de la question de la nécessaire généralisation, il n’existait donc pas d’opposition de principe.
– Jean Baubérot ne peut rappeler qu’il est venu aux affaires publiques par la lutte anticoloniale, oubliant qu’André Bellon, qui en tire des conséquences opposées, eut le même parcours, se présentant volontiers comme disciple de Robert Bonnaud, son professeur d’histoire à Marseille et qui fut, avec Pierre Vidal Naquet, une des figures marseillaises du combat contre la guerre d’Algérie.
– On ne peut faire une lecture apologétique de la loi de 1905, considérée aujourd’hui comme antireligieuse, sectaire et marginaliser la position de Ferdinand Buisson tout en s’extasiant sur celle d’Aristide Briand alors même d’ailleurs, que c’est celle-ci qui est aujourd’hui la règle contestée par les communautaristes (1).
– On ne peut pas voir dans Clemenceau et les anticolonialistes que la face noire de débats alors très confus sur les rapports entre l’Humanisme et la colonisation, privilégier ceux qui ne soutenaient que la colonisation intéressée et dominatrice et non ceux qui recherchaient difficilement comment les principes universalistes pouvaient trouver une sens dans le grand chamboulement du monde de l’époque (2). Disons sans hostilité à ceux qui mènent aujourd’hui le combat anticolonial qu’il est souvent facile de mener des guerres depuis longtemps gagnées par d’autres.
Ce faisant, trop de contempteurs de l’universalisme républicain choisissent parmi les événements ceux qui justifient leur critique de principes qu’ils décident a priori de juger mauvais et en déduisent, de façon apparemment logique, qu’un autre système est bon. Pour notre part, nous persistons à défendre des principes universels humanistes contre ceux qui les trahissent en prétendant les défendre et qui sont souvent, d’ailleurs, ceux que choisit M. Baubérot pour justifier sa critique des principes. Serait-il plus aisé à certains de justifier la servitude que de se battre pour la liberté ?
Jean Baubérot regrette l’éviction de Mme Diallo, c’est son droit et il nous a tout simplement paru, quant à nous, incohérent de la part du pouvoir en place de la nommer et incohérent de sa part à elle d’accepter de « collaborer » avec ce pouvoir alors qu’elle passe son temps à l’agonir de l’injure la plus infamante : celle de racisme systématisé (on nous pousse vraiment à atteindre le point Godwin et à rappeler que la Ve République actuelle n’est pas Vichy…).
Foucault a utilisé l’expression « racisme d’Etat ». Et alors ? On touche là aux arguments d’autorité et nous ne versons pas dans l’adoration des icônes, quelles qu’elles soient.
Que la république ait mis autant d’années pour étendre le droit de vote aux femmes est vrai. Que leur place dans la vie publique ne soit pas à l’aune de leur présence dans la société est exact. Mais un républicain ne saurait confondre représentation politique et représentation sociologique ! Là encore, il s’agit du combat pour les principes universalistes. Car octroyer discrétionnairement cette place au lieu de créer les conditions pour que tous les citoyens exercent leurs droits sur un plan d’égalité est une régression essentialiste dégradante pour la femme présupposée congénitalement moins apte que le mâle. En outre, la parité procède d’une bipartition radicale de l’humanité qui est, nous y insistons, une régression puisque précisément l’humanisme consiste à considérer l’humanité comme une, au-delà des différences constitutives des individus (au premier rang desquelles la différence de sexe). En effet l’abstraction, car on reproche souvent à notre universalisme d’être trop théorique, l’abstraction est bien souvent un instrument d’affranchissement. Théorique, sans doute, en tout cas pour nous un idéal, lui-même perfectible, à poursuivre sans relâche.
Voilà le véritable enjeu. Oui, l’universalisme est un objectif fondamental, sans cesse à remettre en chantier et sans cesse attaqué. Ce n’est pas en hurlant avec les loups qu’on fait avancer l’humanité, mais en combattant les loups.
(1) En ce qui concerne Ferdinand Buisson, Jean Baubérot, qui en est un excellent connaisseur, a parfaitement raison : ce n’est pas la position de Buisson (et Clemenceau) qui l’emporte en 1905, mais bien celle de Briand et Jaurès. On rappellera pour le lecteur les grandes lignes de l’opposition entre les républicains partisans de la séparation, car elles structurent, d’une certaine manière, celle des républicains d’aujourd’hui. Dans un souci de conciliation avec l’Église catholique – le plus hostile à la séparation parmi les quatre cultes reconnus, mais aussi, et de très loin, le plus puissant – les socialistes Briand et Jaurès ont proposé, à l’article 4, une adjonction aux termes de laquelle les associations cultuelles auxquelles doivent être dévolues les biens ecclésiastiques se conforment « aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Cette concession est inadmissible pour les radicaux-socialistes Clemenceau et Buisson en ce qu’elle est à leur yeux une reconnaissance de fait de la hiérarchie de l’Église – donc contraire au principe de non-reconnaissance énoncé par l’article 2 du projet de loi– et donne à l’évêque, représentant de Rome, puissance étrangère – et non aux fidèles –, toute autorité sur la constitution desdites associations. Les partisans de l’adjonction, les « socialo-papalins » et la droite cléricale, reprochent à Clemenceau et Buisson de vouloir faire entrer au sein de l’organisation de l’Église le principe démocratique et de vouloir ainsi favoriser un schisme ; les adversaires de l’adjonction estiment qu’elle va « fragmenter le privilège total du Concordat en une poussière de sous-privilèges agglomérés au profit de l’Église romaine » (Clemenceau). L’adjonction est tout de même votée par la Chambre – et l’article 4 ainsi rédigé est toujours en vigueur – mais la victoire de Briand et Jaurès est de courte durée puisque le pape refuse obstinément la séparation et refuse que les catholiques constituent les associations cultuelles (il faudra attendre 1924 pour que soient créées les associations diocésaines).
Quitte à simplifier, les héritiers des socialo-papalins se retrouvent aujourd’hui parmi les partisans d’une laïcité « ouverte », « positive », « apaisée », « inclusive », bref adjectivée et ne rechignent pas à certains légers accommodements avec les cultes. Les héritiers de Buisson et Clemenceau sont à trouver du côté de ceux qui se désignent aujourd’hui comme « républicains » (et qui donc ne sauraient adhérer au parti du même nom…) et qui sont partisans d’une séparation stricte sans pour autant, il convient d’y insister, nourrir aucune hostilité à l’encontre du sentiment religieux en tant que tel ni vis-à-vis de la pratique du culte dès lors que l’ordre public est respecté : la loi, expression de la volonté générale, s’impose à la foi, expression nécessairement particulière.
À noter que ni les uns ni les autres ne sauraient être confondus avec ceux qui souhaitent que la puissance publique se mêle de l’organisation d’un « islam de France », ni avec ceux qui estiment qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre financer le culte musulman : il s’agit en effet d’attitudes néo-concordataires inadmissibles pour un séparatiste, qu’il soit jaurésien ou clemenciste.
(2) Jean Baubérot a raison de se référer à l’excellent ouvrage de Matthieu Séguéla qui fait bien le point sur les conceptions de Clemenceau en matière de colonialisme et replace bien sa conception des races et des civilisations dans son contexte. Et quand Clemenceau attaque le colonialisme de Ferry dans ses trois dimensions – économique, nos expéditions sont ruineuses ; humanitaire, il n’y a pas de races supérieures ayant vocation à civiliser des races inférieures ; et géopolitique, la colonisation détourne le regard de la ligne bleue des Vosges –, il se réfère en effet plus volontiers aux civilisations orientales et extrêmes orientales qu’à l’Afrique noire. Or même si le fameux débat du 28 juillet 1885 concerne bien les crédits de l’expédition de Madagascar, et même s’il loue les civilisations chinoise et indienne, Clemenceau se prononce sur l’ensemble de la politique coloniale pour la condamner au nom des principes de la Révolution française car « l’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre [l’]inique prétention [de proclamer la puissance de la force sur le droit] » ; or : « C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux, dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. » Or la colonisation est violente : « Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! » et de citer l’Amérique sous Cortes ou Pizarro, les Indes etc.
Aussi, répétons-le, la charge de Clemenceau contre la colonisation vaut pour la colonisation en soi. On renverra à l’article « Colonisation » du Dictionnaire Clemenceau qui vient de paraître chez Robert Laffont (collection « Bouquins »).
L’auteur de la notice, Julie Andurain, montre bien que Clemenceau n’échappe pas, concernant les noirs, qu’il appelle volontiers les nègres, aux stéréotypes de son époque, même si, note-t-elle, « il [le jeune Clemenceau des années 1860 qui séjourne alors aux États-Unis d’Amérique] fait preuve d’une capacité prospective étonnante, considérant que l’affranchissement des Noirs, tout comme leur droit au suffrage, est une étape inéluctable de la marche vers le progrès ». En effet, c’est moins de hiérarchisation (mot employé par Jean Baubérot) des races, ou plutôt des civilisations qu’il s’agit chez Clemenceau – hiérarchie qui impliquerait que les civilisations estimées supérieures aient un droit sur celles jugées inférieures, ce que réfute précisément l’adversaire de Ferry – que du constat que certaines sont plus avancées que d’autres.
Notons que le premier noir à faire partie d’un gouvernement en France était Blaise Diagne, nommé par Clemenceau… Lequel, s’il n’était certes pas convaincu que les noirs étaient pourvus d’une civilisation aussi raffinée que les civilisations chinoise ou hindoue, semble revenir sur certains de ses préjugés, à la fin de sa vie, quand il raconte à Jean Martet qu’un jour, sur le front, il est tombé sur des noirs qui revenaient des tranchées où on les avait oubliés dix-huit jours : « Vous devinez ce que ça pouvait être ! des blocs de boue ! Ils revenaient avec des fusils cassés, des vêtements en loques… Magnifiques ! Et quand ils m’ont vu, ils se sont mis à me jouer la Marseillaise, avec je ne sais quoi, en tapant sur des morceaux de bois, des pierres… C’était la réponse à mes attaques contre Ferry. Je leur ai parlé. J’ignore s’ils ont compris. Je leur ai dit qu’ils étaient en train de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous, que dans le sang nous devenions frères – fils de la même civilisation et de la même idée… Des mots, - qui étaient tout petits à côté d’eux, de leur courage, de leur noblesse.
Ils ont été admirables ! Les Boches se plaignaient qu’on leur ait envoyé des noirs ! Mais il n’y a pas un Boche, pas un docteur de l’Université de Berlin ou de Munich qui vaille, en beauté, en grandeur, le premier venu des Sénégalais ! » (19 juin 1928)