Et Dieu créa la société civile …mais le peuple inventa le suffrage universel
Jeudi 31 octobre 2019, par
Un mot : Société civile
La nébuleuse des intérêts privés et de leurs multiples représentations et groupes de pression est de plus en plus mise en avant pour contrer la volonté du peuple.
Trop de nos concitoyens considèrent le suffrage universel comme une évidence, comme un acquis définitif. En fait, il a toujours été combattu par les intérêts particuliers. La révolution française elle-même n’avait mis en place, dans ses premiers temps, qu’un suffrage censitaire réservant le droit de vote aux possédants. Il fallut une insurrection, celle du 10 août 1792, pour qu’enfin le suffrage universel, d’ailleurs encore réservé aux hommes, s’impose. Si, depuis 1848, le principe n’en a plus été contesté en France que sous le régime de Vichy, sa pratique a toujours été insidieusement contournée. L’offensive aujourd’hui est encore plus dangereuse parce que moins visible. En effet, on prétend développer la démocratie grâce à des améliorations … qui la remettent systématiquement en cause.
Ainsi en est-il de l’utilisation politique de la « société civile ». Si le dynamisme des associations est essentiel à la démocratie, le concept de « société civile » est mis à profit par les classes dirigeantes pour se conforter. C’est à cet égard une invention merveilleuse, par la sympathie qu’elle suscite de prime abord, sans qu’on en perçoive immédiatement les conséquences. Ainsi Romano Prodi, alors président de la Commission européenne, déclarait-il en juillet 2001, que « l’Europe n’est pas administrée que par les autorités européennes, mais aussi par les autorités nationales, régionales et locales, ainsi que par la société civile ». Or, de quoi parle-t-on précisément ? Telle la fameuse auberge espagnole, la société civile contient, en effet, ce que veulent les hommes de pouvoir. Elle représente ce qu’ils décident. Elle mélange pêle-mêle tous les intérêts particuliers possibles, qu’il s’agisse des individus influents, des sociétés anonymes, des associations, etc. Les institutions internationales procèdent d’ailleurs par sous-entendu : lorsqu’elles annoncent « consulter la société civile », elles veulent qu’on comprenne « nous sommes démocrates ». Le monde associatif se trouve donc instrumentalisé au-delà de ce qu’il représente légitimement. D’ailleurs, la plupart des textes européens que nous critiquons ont été adoptés après « consultation de la société civile ». Gros avantage pour ceux que gène la souveraineté populaire : comme Romano Prodi, ils mettent cette consultation sur le même plan que le suffrage universel. Ils donnent la même légitimité au vote populaire, à l’expression des ONG et, bien sur, aux principaux intérêts économiques. Ainsi, le peuple ne serait plus qu’un lobby comme un autre !
Inutile de dire que la République n’a plus droit de cité quand la société dite civile remplace le suffrage universel. Dans un système républicain, l’intérêt général est normalement défini démocratiquement par le peuple et s’incarne théoriquement dans les pouvoirs définis dans la Constitution. Les intérêts particuliers, qui s’expriment et s’affrontent légitimement dans la société, sont censés se soumettre à la volonté générale. À l’inverse, la transformation de la « société civile » en acteur politique donne légitimité politique à l’expression de ces intérêts privés. Il n’y a plus construction de l’intérêt général mais mise en concurrence de revendications particulières sous le patronage de la classe dirigeante. C’est l’officialisation du lobbying au détriment du débat démocratique arbitré par le vote.
De nos jours, les pouvoirs publics accèdent aux souhaits de catégories sociales particulières, celles qui, naturellement, ont la plus grande capacité d’expression, c’est-à-dire les plus puissantes. Le transfert du pouvoir politique à la société dite civile participe donc de la reconstruction d’une aristocratie qui ne dit jamais son nom, qui n’est jamais officiellement apparente. Car les revendications sociales ne profitent que marginalement d’un tel système. Bien sûr, il y a toujours eu des rapports de classes, des rapports de forces. Mais, dans les luttes, l’État était l’instrument d’un équilibre que le droit caractérisait. Ainsi, le Code du Travail, l’École publique, les services publics sont les produits les plus éminents de ces combats menés dans un système républicain. Comme le disait Jaurès, « l’intérêt général est l’expression du rapport des classes ».
Au contraire, aujourd’hui, argent et médias arbitrent en lieux et places du mouvement social et du vote. Les classes possédantes veulent ainsi remettre en cause les compromis d’autrefois. En valorisant la société civile au détriment de l’expression populaire, en détruisant les concepts de peuple, de nation et de souveraineté, qu’elles qualifient péjorativement de populiste, de nationaliste et de souverainiste, elles cherchent à détruire la volonté collective et à valoriser les intérêts privés. Au nom de la liberté des intérêts particuliers, au nom d’une mondialisation et d’une construction européenne soumise au libéralisme le plus incontrôlé, elles veulent réinstaurer l’arbitraire le plus total. La société civile est ainsi l’instrument d’une régression de deux siècles.