« Un choc externe pourrait provoquer l’éclatement de l’Union européenne »
Samedi 14 mars 2020, par
Coralie Delaume, dans l’entretien ci-dessous avec Figarovox, revient sur les crises (économique, migratoire et sanitaire) qui minent les pays européens. Selon elle, l’Union européenne, et plus largement le système globalisé, sont au bord du précipice.
– Les mesures que vient de prendre le gouvernement italien sont historiques. Le pays est à l’arrêt. Quelles sont les conséquences à prévoir ?
Coralie Delaume : Ce qui se joue avec l’épidémie de coronavirus est décisif. Ce pourrait être « l’accident industriel » qui révèle l’incurie du système, un peu comme Tchernobyl a révélé celle du soviétisme. Elle pourrait invalider les présupposés du néolibéralisme et de l’européisme, l’Union européenne n’étant que la mise en œuvre la plus poussée, à l’échelle continentale, de l’idéologie néolibérale. Comme le dit le philosophe italien Diego Fusaro : « on nous a dit que les frontières devaient être abattues. Que le privé était meilleur que le public. Que l’État était le mal. Que les hôpitaux devaient être fermés pour des raisons économiques (…) il aura suffi d’un virus pour montrer la fausseté du néolibéralisme ».
De fait, les effets de l’austérité néolibérale n’ont pas tardé à se faire sentir en Italie. Un article de La Croix qui a beaucoup ému, rapporte les paroles terribles de médecins italiens. Ils expliquent que faute de moyens suffisants, ils doivent choisir de soigner en priorité les patients susceptibles de survivre, quitte à sacrifier les autres. Un rapport de la fondazione Gimbe de décembre 2019 indique qu’en dix ans, l’Italie a réduit ses dépenses hospitalières de 37 milliards et fermé 70 000 lits. Les hôpitaux manquent de bras, au point que le gouvernement du pays a publié un décret visant à permettre l’embauche en urgence de 20 000 soignants. C’est énorme, ce qui laisse penser que le déficit en personnel du système de soins l’est aussi. Mais que dire de notre propre situation ? L’interminable grève des urgences et les témoignages de médecins sur leurs conditions de travail nous ont appris qu’en France, l’hôpital public est à bout...
L’Italie est une bonne élève de la zone euro. Mais on sait le sous-investissement public, la dégradation des services publics et le manque de fonctionnaires que ces recettes austéritaires induisent.
Sur le plan de l’austérité, toutefois, l’Italie est allée bien plus loin que la France. Il faut dire que le pays n’a pas connu un point de croissance depuis son entrée dans l’euro, la monnaie unique ayant tué la compétitivité de son économie. Cela n’a pas manqué de faire grimper son taux d’endettement (quand le PIB n’augmente pas, le ratio dette / PIB ne peut que croître). Du coup, pour que l’Italie reste solvable et continue à rembourser son énorme dette (2 400 milliards), Bruxelles n’a de cesse de prescrire à Rome des mesures d’austérité, que les gouvernants zélés du pays, qu’ils soient « techniques » (Monti) ou d’extrême-centre (Renzi) acceptent d’appliquer. Du coup, le pays est en excédent budgétaire primaire (avant paiement des intérêts de la dette), et ce depuis longtemps. L’Italie est donc une bonne élève de la zone euro. Mais on sait le sous-investissement public chronique, la dégradation des services publics et le manque de fonctionnaires que ces recettes austéritaires induisent.
En tout état de cause, c’est une économie déjà malade qui se trouve désormais à l’arrêt. Et probablement bientôt en récession. Sans compter qu’à la dette colossale et à la croissance atone, il faut ajouter la fragilité des banques. Leur situation s’est certes améliorée dans la période récente. Elles ont réussi à se défaire d’une part importante des créances pourries qui figuraient dans leurs bilans. Mais l’État italien a dû voler au secours de nombre d’entre elles, y compris récemment, en décembre 2019, avec l’injection d’urgence de 900 millions d’euros dans le capital de la Banca Popolare di Bari .
Cela dit, les banques italiennes ne sont pas les seules à être fragiles. Qu’on pense à la Deutsche Bank, par exemple... Et à l’économie allemande tout entière, d’ailleurs.
– En effet, cela fait un moment que l’économie allemande tourne au ralenti. La crise va-t-elle aggraver les choses ?
Sans doute. Ça pourrait même tourner au désastre. Le pays, dont le modèle économique a été entièrement conçu pour tirer profit de la mondialisation, a déjà beaucoup pâti du ralentissement chinois et des tensions commerciales entre Washington et Pékin. Le secteur de l’automobile, qui y représente près de 5 % de la richesse créée et pas moins de 800 000 emplois, est à la peine. Pour la troisième année consécutive, la production du secteur a chuté en 2019 (-9%). Or l’année 2020 vient de s’ouvrir sur une longue mise en pause de l’économie chinoise, l’Empire du Milieu étant le premier partenaire commercial de l’Allemagne.
De manière plus générale, à l’heure où l’on commence à évoquer la nécessité de « démondialiser » l’économie planétaire, un pays ayant autant misé sur le « tout à l’export » et sur l’extraversion ne peut qu’éprouver une profonde remise en cause de son modèle.
L’une des économies les plus fragiles de la zone euro (l’Italie) et la plus importante d’entre elles (l’Allemagne) risquent d’être gravement secouées.
Mais il y a plus. Ledit modèle a produit des excédents considérables que la République fédérale, « règle d’or » budgétaire et « zéro noir », obligent, à thésauriser au lieu de les consacrer à l’investissement public. Du coup, des sommes folles demeurent dans la sphère financière faute d’être employées, ce qui rend l’Allemagne vulnérable en cas de crise financière. Comme le dit ici l’économiste Alexandre Mirlicourtois « à la moindre conflagration de la planète finance, l’Allemagne peut se retrouver nue et voir s’évaporer des décennies de parcimonie ».
En somme, l’une des économies les plus fragiles de la zone euro (l’Italie) et la plus importante d’entre elles (l’Allemagne) risquent d’être gravement secouées.
– Et la France, dans ce contexte ?
On ne sait pas encore dans quelle mesure l’épidémie va se propager ni si le pays va devoir fonctionner au ralenti. Ce qui est inquiétant c’est que si une grande crise économique advient, les salariés seront plus vulnérables qu’en 2008. La loi El Khomri, votée sous Hollande, et les ordonnances Pénicaud, œuvre de Macron, ont modifié le code du travail et rendu les licenciements plus faciles. Or les gens qui se retrouveront au chômage seront moins bien indemnisés... puisque l’assurance-chômage a été réformée en ce sens l’année dernière. Encore peut-on se féliciter du fait que la France n’ait pas encore adopté la retraite par capitalisation, même si tout est fait, depuis la loi PACTE (qui a créé le « Plan d’épargne retraite ») jusqu’à la « loi retraites » elle-même, pour qu’on y vienne peu à peu. Qui a envie, dans le contexte actuel, de dépendre des cours de bourse pour financer sa retraite ?
– Avec le coronavirus, on a un peu oublié la nouvelle crise migratoire à la frontière gréco-turque...
C’est vrai. L’Union européenne est cernée par les crises présentes et potentielles en tous genres, qui sont elles-mêmes les conséquences de la manière dont elle est bâtie, et de la manière dont elle a géré les précédentes (crise des dettes souveraines puis de l’euro de 2008-2012, crise des migrants de 2015).
S’agissant de la seconde, l’Allemagne a d’abord fait le choix en 2015 de l’accueil massif de migrants. Puis elle s’est ravisée et est allée négocier seule avec l’autocrate d’Ankara. Angela Merkel a fait, de sa propre initiative et sans consulter ses partenaires, un marché avec la Turquie, dont l’un des volets consistait à payer ce pays pour qu’il retienne les migrants sur son sol. On a si bien payé (six milliards), que le gouvernement turc en a conclu qu’il était facile de faire chanter l’Europe. Il recommence donc son chantage, en utilisant cyniquement les migrants, quitte à les faire conduire en bus à la frontière grecque pour les enjoindre de passer. Grâce à ce chantage, Erdogan était parvenu en 2015 à arracher l’ouverture de nouveaux chapitres d’adhésion de son pays à l’UE. Cette fois, il tente d’obtenir une aide militaire en Syrie. Et d’empocher quelques millions supplémentaires au passage.
De la même manière que les Grecs ont été traités de fainéants et de fraudeurs fiscaux pendant la « crise grecque » de 2015, ils se font à présent qualifier de miliciens d’extrême droite.
Bien évidemment, le pays européen qui est en première ligne face à la Turquie, c’est la Grèce. La Grèce dont on a complètement détruit l’économie à coups de « Troïka » et de « mémorandums ». La Grèce dont la population est à bout, ce que l’on peut comprendre. Le peuple grec a le sentiment que sa souveraineté est bafouée sans cesse et dans tous les domaines, que l’on ne tient compte de son avis sur rien, et que l’Europe - qui ne semble nullement décidée à prendre des sanctions économiques contre la Turquie - ne l’aide pas. Les habitants des îles se mobilisent donc : à Chios et à Lesbos, des affrontements ont eu lieu la semaine dernière entre la population (qui ne veut pas voir se construire de nouveaux camps dans ces îles déjà surpeuplées) et les forces de l’ordre grecques. Mais du coup, de la même manière que les Grecs ont été régulièrement traités de fainéants et de fraudeurs fiscaux pendant toute la « crise grecque » de 2015, ils se font à présent qualifier de miliciens d’extrême droite....
– Crise sanitaire, nouvelle crise migratoire qui couve, crise financière naissante, possible crise économique dans la foulée : dans le même temps, l’Union européenne est plus désunie que jamais, peut-elle survivre à tout cela ?
Ça dépendra de l’ampleur des différentes crises. Je n’ai jamais cru à la possibilité que la France « sorte » de l’UE. C’est techniquement possible, et ça l’était déjà avant que n’entre en vigueur le traité de Lisbonne ayant introduit le fameux article 50. Un pays souverain peut à tout moment répudier un traité qu’il a signé, et/ou sortir d’une organisation internationale à laquelle il a adhéré. En revanche, le « Frexit » me semble politiquement invraisemblable.
Il me semble toutefois qu’on approche du la fin. De celle de l’Union européenne et de celle de ce dont elle est un avatar : la mondialisation néolibérale.
Pour autant, je ne crois pas non plus à la survie à long terme du monstre supranational que nous avons créé - ni à celle de la monnaie unique. Je ne vois donc qu’un scénario plausible, celui du choc externe provoquant l’éclatement. Le coronavirus est un choc externe que personne n’attendait et dont on n’a encore aucune idée des conséquences qu’il aura. D’autant qu’il s’ajoute à d’autres choses ainsi qu’on vient de le voir. Je suis un peu désolée d’avoir à dire cela car ce n’est ni enthousiasmant, ni même rassurant. Mais hélas, ce n’est pas parce qu’une chose est angoissante qu’elle est évitable.
Il faut bien sûr rester prudent, personne ne lit dans le marc de café. L’ordre ancien ne veut pas mourir, et il a fait la preuve plus d’une fois de sa détermination à se perpétuer. Il me semble toutefois qu’on approche du la fin. De celle de l’Union européenne et de celle de ce dont elle est un avatar : la mondialisation néolibérale.