Le piège européen

Le piège européen

Samedi 14 mai 2022, par Anne-Cécile Robert

Dans un discours prononcé dans l’enceinte du Parlement européen le 9 mai 2022, le président Emmanuel Macron, fraîchement réélu, a réaffirmé son projet d’Europe « souveraine ».

Il a présenté l’Union européenne (et ses États membres) comme les représentants incontestables de la « démocratie », de la « liberté » et de « l’espoir ». « La France a une nouvelle fois clairement, résolument, fait le choix de l’Europe en me confiant un nouveau mandat pour œuvrer avec vous tous à construire une Europe plus forte et plus souveraine. » a-t-il affirmé sans sourciller. Demandant une révision des traités, il propose de « généraliser le vote à la majorité qualifiée dans nos décisions pour nos principales politiques publiques ». Concrètement, cela signifie une disparition de la règle de l’unanimité qui permet à un État de mettre son véto à des décisions jugées contraires à ses intérêts vitaux. Cette disparition rendra un pays dépendant des majorités contraires construites par les 26 autres États.

La synthèse de ces déclarations conduit aux constats suivants :

- Malgré les conditions particulières – calamiteuses - qui ont présidé à son élection (absence de véritable débat ou campagne électorale, taux d’abstention élevé, « vote utile » contre « l’extrême droite », etc.), M. Macron estime avoir reçu un « mandat » clair des Français. Rappelons qu’il n’a obtenu que 38,5 % des voix des électeurs inscrits avec un taux d’abstention élevé pour une présidentielle (28 %). Il a perdu près de 2 millions de voix par rapport à 2017.

Indépendamment de la personnalité – assez arrogante – du locataire actuel de l’Élysée, ce comportement affirmé illustre la nature autoritaire de nos institutions : une fois élu – et quelque soit les effets de personnalisation et le schématisme de la compétition – le président dispose de pouvoirs exorbitants dont il peut user sans véritables contrepoids institutionnels.

Dans le cas du discours européen, cette situation – dangereuse par essence - fait peser des risques majeurs sur l’indépendance nationale, le vote à la majorité mettant la France à la merci des accords et coalitions constitués par d’autres pays à son détriment. La facilité avec laquelle le traité de Lisbonne – jumeau du traité constitutionnel européen rejeté nettement par les Français le 29 mai 2005 – a été adopté par le Parlement en 2007 dans le respect des formes constitutionnelles laisse peu de doutes sur la réussite des projets fédéralistes de M. Macron s’ils étaient menés à leur terme. Heureusement, il semble qu’aucune révision des traités ne soient possibles à court terme puisque 13 États membres de l’Union européenne ont rendu publique leur opposition à tel processus. Mais cette opposition de circonstances, liée aux priorités de gouvernements étrangers, ne répond pas au problème majeur : le dessaisissement du peuple français privé du contrôle souverain sur son destin. En surnommant le discours présidentiel du 9 mai 2022 le « serment de Strasbourg » - allusion à l’accord passé par les fils de Charlemagne, premier texte en langue française -, la presse conforme ne fait que nous faire mesurer le péril existentiel que la Constitution de la Ve République fait désormais peser sur la nation.

- L’Europe « puissante » et « souveraine » dont M. Macron se repaît vient de réaffirmer dans les termes les plus clairs sont attachement et sa soumission à l’Alliance atlantique et aux Etats-Unis. « Une Union forte et plus capable dans le domaine de la sécurité et de la défense contribuera positivement à la sécurité globale et transatlantique, confirment avec force les Vingt-Sept à la fin du sommet de Versailles du 10 mars 2022, et est complémentaire de l’OTAN qui reste le fondement de la défense collective de ses États membres. » Faut-il y voir l’enterrement en grande pompe de l’« Europe européenne » chère au général de Gaulle ? En outre, en précisant le cadre de leur défense commune, leur « boussole stratégique », le 21 mars 2022, les Vingt-Sept n’évoquent aucune « souveraineté européenne » mais une « stratégie » face à des « menaces » (terrorisme, cyberattaques, armes de destruction massive, changement climatique, etc.). Ils rappellent en revanche que les « États-Unis sont leur plus important et plus loyal partenaire stratégique, une puissance globale qui contribue à la paix, la sécurité, la stabilité et la démocratie sur notre continent (1) ». Ils se dotent de nouveaux outils militaires et diplomatiques sans développer une vision propre de leurs intérêts communs si tant est quelle soit possible.

- La « démocratie » vantée par M. Macron n’est qu’un slogan qui ne reflète plus qu’une réalité évanescente. Outre la nature de la Ve république déjà mentionnée, la pratique macronienne du pouvoir accroît l’autoritarisme : la répression du mouvement de Gilets jaunes avec ses 40 mutilés ou la gestion sécuritaire des crises sociales ou sanitaires l’illustrent suffisamment. Au niveau européen, l’absence de démocratie est érigée en système, voire en modèle : le suffrage universel n’a quasiment aucune prise réelle sur les décisions adoptées par l’Union européenne et qui s’impose presque quotidiennement aux citoyens. Du professeur Alain Supiot (Collège de France) aux juges du tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe, le diagnostic du « déficit démocratique » est étayé depuis longtemps (2). La liberté des Français est ainsi écrasée par les deux bouts : la Ve république d’un côté, les traités européens de l’autre.

La « gouvernance » a désormais remplacé la démocratie. La souveraineté populaire ne peut pas exister au niveau de l’Union en l’absence de « peuple européen ». Le processus décisionnel de l’Union fait donc intervenir des experts, des ministres, des commissaires européens à la responsabilité et à la légitimité hybrides, issues à la fois de tractations diplomatiques et de votes au sein d’un « Parlement européen » qui n’a de « parlement » que le nom (3).

Mais un autre acteur vient désormais anéantir un peu plus la démocratie et la souveraineté populaire : le mécanisme de la conférence dite « sur l’avenir de l’Europe » qui s’est déroulé durant plusieurs mois en 2021. Selon des procédures peu claires, des cabinets de conseil et des entreprises de sondage ont sélectionné des personnes dans toute l’Europe pour participer à discuter et élaborer des projets de réforme de l’Union européenne. On retrouve ici la main du hasard si chère aux partisans du tirage au sort. On en voit encore une fois les méfaits. Ces centaines de personnes sans aucune légitimité n’ont, certes, pris aucune décision mais ont formulé des « propositions » qui orientent ou influencent les choix futurs. En effet, elles servent de base, comme l’ont confirmé la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen et le président Macron, aux débats sur la révision éventuelle des traités européens. Le rôle de ce type de conférence, présentée comme « ouverte », « inclusive » ou encore « neutre », est en réalité de fermer le débat en fixant un cadre de discussion qui convient à ceux qui détiennent déjà le pouvoir et qui profitent du monde inégalitaire dans lequel bous sommes, malgré nous, entrés.

Le processus de destruction méthodique de la démocratie et de la souveraineté populaire dans lequel la France est engagée produit au quotidien des effets désastreux : destruction des services publics, désindustrialisation, expertocratie, promotion des sondages pour orienter les élections, occidentalisation de la politique étrangère (soumission au cadre atlantique), montée de la violence et cycle de répression des mouvements populaires, etc.

Face à un enjeu d’une telle importance, étouffer la voix du peuple, l’empêcher d’exprimer sereinement sa volonté, s’appelle changer de régime politique et instaurer le coup d’État juridique comme mode de gouvernement. Aujourd’hui, la parole doit être aux citoyens.

(1) « Stratégie “Global Gateway” », site de la Commission européenne.

(2) Alain Supiot et al, « Il est encore possible de réanimer l’Union européenne », Le Monde, 24 septembre 2018.

(3) Lire Anne-Cécile Robert, « De l’art d’ignorer le peuple », Le Monde diplomatique, octobre 2016.

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