La santé au travail - Bilan

La santé au travail - Bilan

Lundi 24 mars 2014, par Elisabeth Delpuech

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RAPPORT 2013 DE SANTE AU TRAVAIL - LE DESASTRE

BILAN DE 20 ANS DU COLLECTIF DES MEDECINS DU TRAVAIL DE BOURG-EN-BRESSE

Docteurs CELLIER, CHAPUIS, CHAUVIN, DELPUECH, DEVANTAY, GHANTY, LAFARGE

1 rue A. Bertholet 01000 Bourg en Bresse - tél 04 74 23 66 30

Février 2014 

Nous pensions avoir tout dit dans nos rapports et alertes, à la hauteur des sévères et très inquiétantes dégradations constatées dans le monde du travail et les dangereux détournements qui frappent la prévention en santé au travail à travers la réforme de juillet 2011 sur la santé au travail et la médecine du travail.

Nous pensions avoir tout dit pour faire bouger un tant soit peu ce qui de façon constante vient obérer toute possibilité d’efficacité en prévention, à savoir entre autres obstacles cette domination sans entrave exercée par les employeurs sur les acteurs de prévention que sont les médecins du travail, qui se retrouvent ainsi délégitimés dans leur mission.

Il nous est pourtant donné de voir encore cette année, une aggravation dans ce système de verrouillage des médecins du travail, par des manœuvres de domination de plus en plus sophistiquées, déroulées sans entrave et en toute impunité, destinées à faire taire les témoignages, les liens santé - travail, les recherches de pistes de transformation du travail, voire même dans certains cas une détermination à tout mettre en œuvre pour expulser le médecin par des manœuvres très malveillantes, à partir du moment où il exerce pleinement sa mission authentique de préventeur et vient « gêner » l’emballement sans limite du système de domination dans le travail.
Nous en avons fait l’expérience cette année, de façon inédite dans deux entreprises, d’autres médecins du service ont fait connaître des situations similaires dans leur secteur. A tel point que nous nommons la situation en terme de véritable désastre, un désastre qui gagne du terrain et porte un coup très dommageable à la santé au travail des salariés, déjà très dégradée par des managements extrêmement oppressants ; le tout évoluant sans qu’aucune régulation ne puisse venir recadrer rapidement et efficacement les responsables d’entreprises sur la mission de chacun et rétablir un équilibre démocratique permettant des espaces de débat et de transformation du travail du côté de la santé.

C’est à travers le récit de ces deux affaires, et par un troisième récit, que nous voulons illustrer l’ampleur de cette situation catastrophique ; ce troisième récit touche à ces nouveaux obstacles, qui d’ailleurs nous désarçonnent, que nous voyons venir là, de l’Ordre des médecins dans ces affaires de plaintes d’employeurs auprès de cette juridiction qu’est le Conseil de l’Ordre des médecins ; les employeurs profitent d’une brèche introduite par une modification du Code de la santé publique en avril 2007, pour porter plainte contre le médecin du travail dans le seul but de le déstabiliser et de discréditer son action. Il faut savoir que les employeurs portent plainte dans un objectif qui n’a rien à voir avec la santé (c’est tout le contraire, trouvant là une occasion de défendre leur intérêt propre). Ces plaintes ont un impact très important sur une profession déjà fragilisée ; l’acceptation d’instruction de ces plaintes par le Conseil de l’Ordre est un facteur majeur d’affaiblissement de nos mobilisations professionnelles. Nous avons déjà porté très fortement ces graves questions à l’attention du Conseil national, s’agissant d’une démarche qui nous apparaît comme incompatible avec la mission de l’Ordre qui est exclusivement du côté de la protection de la santé et de l’indépendance professionnelle des médecins.

Comment ne pas voir, à la lecture de tous ces évènements, un parallélisme avec ce qui dramatiquement désagrège le monde et, à partir de l’analyse de leurs causes qui sont du côté de la domination et du déficit de régulation et de résistance, faire une analyse plus holistique pour comprendre ces crises démocratique, écologique, économique que traverse ce monde, et leurs abominables impacts sur le travail et la santé au travail ?
Dans le cadre de ce rapport annuel d’activité, nous mettrons à la suite des récits ci-après, nos courriers de témoignage sur tous ces sujets, éléments concrets de notre mobilisation.

Nous invitons le lecteur à se reporter à la version complète de ce rapport dans laquelle figurent les récits et écrits évoqués ci-dessus :
http //collectif-medecins-bourg-en-bresse.over-blog.com


DISCUSSION

Jamais nous n’avons eu autant besoin de moyens en légitimation, en mesures d’une réforme véritablement en adéquation avec les constats, compte tenu de la dégradation qui ne cesse de frapper la santé au travail. Est-il nécessaire de rappeler l’évolution des suicides au travail, témoins d’un contexte de plus en plus dégradé ?

Dans les deux récits exposés, c’est de despotisme dont il est question, un acharnement inqualifiable contre le médecin du travail alors que chaque fois, il a justement rempli pleinement sa mission. C’est cette extrême détermination à écarter tout obstacle qui nous fait évoquer des manœuvres de mercenaire en service commandé, missionné pour atteindre les objectifs de nettoyage de tout ce qui peut gêner les politiques de rentabilité de l’entreprise. Il s’agit pour le médecin du travail d’une incroyable mobilisation pour tenir et faire face dans un travail en mode dégradé, pour fédérer des appuis au delà du collectif, dans et en dehors du SST auprès des instances, dans un contexte non facilitant de morcellement des autorités de régulation, de musellement des acteurs internes CHSCT- représentants du personnel, de division des ressources syndicales.

Ces histoires montrent les conséquences très dommageables des mesures de la réforme juillet 2011, notamment en ce qui concerne le changement de médecin dans une entreprise ; auparavant, seul l’accord de la Commission de contrôle était requis ; actuellement le fait qu’il faille en plus l’avis du Conseil d’administration (CA) introduit un déséquilibre, une dangereuse brèche et nous sommes tentés de penser que ceci n’a pas d’autre objectif que de brouiller les pistes ; ceci aboutit, on l’a vu dans le cas cité, à un invraisemblable renversement de la situation dans laquelle c’est le médecin qui est accusé, et à cette incroyable solidarité du CA avec l’entreprise qui pourtant, en témoignent les constats faits par le médecin, impose à ses salariés un management très délétère et fait preuve d’acharnement contre notre consœur. Cet acharnement est d’ailleurs allé à un tel niveau qu’un procès-verbal pour entrave a été posé par l’Inspection du travail ; à cette heure nous en sommes là, espérant que la justice retienne cette verbalisation et fasse son devoir de recadrage auprès des responsables de cette entreprise afin de permettre un travail du médecin en toute indépendance et dans un contexte plus « normal » d’action. Autre mesure très nocive de la réforme, celle concernant le choix de l’infirmière ; la réforme n’impose plus l’accord du médecin, omission coupable, autre brèche qui ouvre la voie d’une instrumentalisation de l’infirmière du côté de la gestion au service de l’entreprise.

Une réforme qui au bout du compte se confirme dans son extrême inefficacité, et pire, allant à contre-sens de la démarche d’une authentique prévention indépendante, se plaçant à la faveur de la gestion des risques et de la couverture de la responsabilité des employeurs.
Alors qu’il fallait renforcer l’indépendance du médecin et les moyens (dont le renforcement des effectifs de médecins) appuyant ses missions, qui sont celles d’un véritable ordre public social, légitimé, inscrit dans la loi républicaine, la réforme a complètement déplacé cette mission, facilitant l’embrigadement des acteurs de santé au travail par les représentants des employeurs, canalisant ainsi les ressources au service de ceux qui génèrent les risques. Elle a dépossédé les médecins de leur part spécifique médicale, diluant leurs constats de santé au travail dans un semblant de prévention que nous estimons dangereux car il passe à côté de tout ce qui peut, justement, aider les salariés à se relever ; pour exemples :

- notre manque de moyens concernant la restitution des constats collectifs d’atteintes à la santé du fait de la raréfaction des fréquences de consultations qui nous éloigne de la parole des salariés ;

- le déficit de légitimation et de renfort de notre indépendance notamment à l’occasion des attaques comme nous avons vu cela à l’œuvre, dans un contexte de réforme où le rôle du conseil d’administration envahit l’espace médical ;

- les actions transversales d’information des risques auprès des employeurs qui éludent la question de la domination et des jeux de pouvoir, la question des insuffisances des instances internes, tout ce qui constitue en fait les causes prédominantes des atteintes à la santé au travail.

Le projet de service confirme cette tendance à diluer nos ressources et à les déporter vers des activités d’accompagnement des risques, alors que les dégâts observés chez les salariés s’aggravent et justifient un positionnement clair du Service de Santé au Travail quand un médecin du travail refuse cette posture d’accompagnement et dénonce fermement les dérives pathogènes des managements.

Notre histoire et celle de la santé au travail sont celles d’un grave déséquilibre démocratique, celle d’une cause complètement laissée pour compte, dans un contexte de désengagement de l’état, que ce soit vis à vis des obstacles à notre indépendance aussi bien que vis à vis des déflagrations du travail. Il y a aussi la scandaleuse question des campagnes de manipulation et de camouflage des arrêts de travail pour accident de travail ; c’est un sujet qui doit être traité rapidement au niveau des instances, Inspection du travail et Conseil de l’Ordre ; ces manœuvres, exercées dans un contexte de pression sur les salariés et les équipes de santé au travail, mettent en danger la santé des personnes et la cohésion sociale dans les entreprises.

S’agissant du désastre frappant le monde du travail et la santé au travail, une analyse globale permet aisément de l’identifier comme faisant partie du même ensemble de désastre général engendré par les mécanismes mortifères de recherche de rentabilité maximale immédiate, de cumul de richesses et son extrême concentration, de creusement calamiteux des inégalités, de paupérisation sans fin des populations et de raréfaction des ressources de la planète. Pour illustrer le chemin parcouru par le rouleau compresseur dont le seul horizon est de satisfaire les appétits insatiables, il suffit de quelques données chiffrées : 85 personnes les plus riches du monde possèdent autant que les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres. 1% des hommes les plus riches de la planète possèdent l’équivalent de ce que possèdent les 99 % restant Pour arriver à un tel niveau de performance abjecte, il est donné de comprendre aisément la question du niveau colossal de pression mis sur le monde du travail et les salariés, et le lourd tribut qu’ils payent sur leur santé.

Nous qui témoignons depuis plus de 20 ans sur ces innombrables atteintes à la santé en rapport avec la marche en avant de cette machine infernale, il est donné de comprendre notre infini vertige quand on voit que les leçons ne sont toujours pas tirées de ces réalités affligeantes. Non seulement les leçons ne sont pas tirées dans une perspective de mise en place de mesures urgentes pour endiguer ces phénomènes délétères ; mais comme le démontrent les récits de ce rapport, on assiste à une stupéfiante fuite en avant avec les mêmes recettes, celles-là mêmes qui ont fait la preuve de leur haute nocivité pour avoir tellement défiguré le travail et les relations au travail, mais aussi l’emploi ; pour avoir engendré le creusement insensé dans les inégalités en lien avec les facteurs professionnels et du fait de la répartition très inégalitaire des richesses : autant d’éléments d’empêchement d’une saine économie et autant de mécanismes responsables de troubles sérieux à l’encontre de la cohésion sociale et de la démocratie.

Comment peut-on continuer à ignorer les conséquences néfastes de la recherche sans fin de la baisse du coût du travail pour augmenter les profits : conséquences qui se déclinent en termes d’obstacles majeurs pour l’émancipation des populations du fait du travail dégradé. Sans compter les effets conjugués de ces conséquences avec celles de la paupérisation des populations dans l’entretien du cercle vicieux qui, au bout du compte, engendre un coût majeur pour la santé et la société.

Un travail dont on cherche à baisser le coût, au même titre que l’accès à une alimentation peu coûteuse (ce qui est le lot des personnes paupérisées) coûtent finalement énormément à la société du fait des maladies engendrées au long cours en lien avec ce que ces réalités enclenchent comme phénomènes délétères. Au fond, devons-nous nous étonner de la baisse conséquente de plusieurs années de l’espérance de vie en bonne santé qui frappe les populations défavorisées de la génération actuelle par rapport aux générations précédentes, liée à la détérioration des conditions de vie et de travail de nombreux concitoyens ?

Le désastre est aussi du côté de l’incroyable déni des réalités, du désintérêt ou de l’indifférence dont font montre les dominants vis à vis des ravages occasionnés par l’accroissement des inégalités dont ils sont en grande partie responsables. Et l’on connait ces discours de diversion pour brouiller les pistes de compréhension, avec pour objectif le détournement de l’attention sur des boucs émissaires qui seraient responsables de tous les maux de la société : ces chômeurs qui profitent de la protection sociale, tous ces assistés qui vivent aux crochets de l’Etat, ces fainéants qui abusent des arrêts maladie, ces accidentés du travail qui font exprès de se blesser…
Hélas, on sait combien les véritables causes, décrites dans ce rapport, qui laminent l’émancipation des populations accablées par les effets nocifs du travail dégradé, de la mal-vie, de la peur de l’insécurité sociale…peuvent aussi engendrer des effets pervers sous la forme d’un terreau fertile sur lequel se greffent facilement et efficacement ces discours mensongers et ces pensées d’emprunt dévastatrices.

Pour autant, le niveau caricatural du désastre a ceci de « positif » c’est que son appréhension par une analyse systémique et par une vue d’ensemble permet de mettre la lumière sur les véritables profiteurs et les vrais assistés, à savoir ce petit nombre de personnes qui s’enrichit de façon colossale aux détriments du plus grand nombre. Et on comprend que de telles réalités s’avèrent difficilement possibles sans la partialité des gouvernements vis à vis des possédants et le désengagement de l’Etat par rapport à l’intérêt général. Ainsi donc avec l’aide des gouvernements, et pour atteindre un tel niveau de performance dans le cumul des richesses, il est clair que les profiteurs ont asservi à leurs fins toutes les règles de la marche du monde. Comme est désormais assujettie la médecine du travail aux employeurs à la faveur de la dernière réforme, cette médecine du travail qu’ils rêvaient de posséder complètement de longue date, et que les gouvernements ont fini par leur octroyer dans un contexte de grand déséquilibre dans les rapports sociaux et de grande fragilisation des syndicats de salariés.

Il subsiste bien le Code de déontologie médicale inscrit dans la loi et censé garantir un espace d’indépendance aux médecins du travail. Mais comme il est décrit dans ce rapport, la puissance patronale a bien repéré la faille, introduite par la modification du Code de la santé publique de 2007, par laquelle elle se faufile pour annihiler le dernier morceau d’efficience du médecin du travail. Que va faire le gardien de l’Ordre ? Va-t-il continuer, en prenant appui sur les modifications pernicieuses du code de la santé publique, à laisser se faufiler les employeurs à travers cette brèche par laquelle la médecine du travail risque de se vider de sa substance ? Ou va-t-il prendre conscience des graves dangers que cela comporte pour les médecins du travail, et venir rejoindre les nombreux médecins du travail qui interpellent actuellement les pouvoirs publics pour colmater de toute urgence la brèche ? Et dans le cas contraire (d’un positionnement inchangé de l’Ordre), que tirer comme conclusion ?

Au total,

- la qualité du travail et de l’emploi sacrifiée sur l’autel du profit ;

- un pan entier de la population atomisée et tirée au plus bas de l’échelle de l’émancipation ;

- le sort exécrable réservé aux jeunes dans leur rapport au monde du travail : une honte pour les grands pays comme la France : à remédier de toute urgence ;

- une médecine du travail rattrapée par les conséquences graves de la pénurie médicale sciemment organisée, et déportée du côté de l’intérêt des employeurs ;

- idem pour la pluridisciplinarité et sa grande parade qui est un leurre car vidée de son sens du fait de l’emprise ;

- une inspection du travail fragilisée dans son rôle de contrôle (alors que le levier de la coercition n’a jamais été autant indispensable pour booster la Prévention au travail dans l’intérêt exclusif de la santé des salariés).
Que va-t-on accorder de plus au Business ?

- Des élites-décideurs engoncés dans un court termisme toxique sans la préoccupation des graves retombées à moyen terme.

- Une raréfaction des ressources de la planète du fait des logiques prédatrices.

- Un monde devenu impossible pour le plus grand nombre.

Un désastre désespérant qui annonce le début de l’espérance ?