C.N.R. : attachement au suffrage universel et à l'internationalisme

C.N.R. : attachement au suffrage universel et à l’internationalisme

Lundi 25 juillet 2011, par John Groleau

Cinq autres projets définitifs furent soumis au C.N.R. avant l’adoption du texte du 15 mars 1944 à l’unanimité. Le premier d’entre eux, particulièrement méconnu, est le projet Laffon [1] présenté aux membres du C.N.R. le 15 juillet 1943. Il comprenait deux parties, l’une concernant la politique intérieure et extérieure, et l’autre intitulée Charte économique et sociale. La consultation du livre de l’historienne Claire Andrieu, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre., nous donne des informations particulièrement intéressantes sur le regard très sévère qui fut porté par le P.C.F. sur la partie politique du projet Laffon. Cette critique, toute proportion gardée, semble coller à certaines problématiques d’aujourd’hui…

Claire Andrieu considère que l’auteur des Observations du P.C. [2] est probablement André Mercier, député de la Seine de 1936 à 1940, et représentant du P.C. au C.N.R. jusqu’à son départ pour Alger où il deviendra l’un des représentants de la Résistance métropolitaine à l’Assemblée consultative provisoire. D’après sa biographie extraite du dictionnaire des parlementaires français de 1940 à 1958 (La documentation française), « En 1945, André Mercier est désigné pour représenter le PCF dans l’Oise. Parachuté, il conduit la liste communiste à la première Assemblée nationale constituante le 21 octobre. […]. Mercier élu vice-président de l’ANC préside de nombreuses séances à ce titre. […]. Après l’échec du référendum constituant en mai 1946, André Mercier conduit la liste “du parti communiste et d’union républicaine et résistante” pour les élections à la deuxième Assemblée constituante le 2 juin 1946. » [3]

La partie politique du projet Laffon


Les huit points de la partie politique du projet Laffon étaient les suivants [4] :

1. La destruction totale des dictatures fascistes, de l’esprit et de la propagande qui les animent, l’impitoyable châtiment des crimes et des spoliations sont les conditions premières de la paix.

L’instauration de la paix exige une période de réforme et d’adaptation des États vaincus ;

2. Cette période achevée, il n’y aura de paix durable que dans l’égalité absolue des peuples : les inégalités et les injustices dans le traitement des différentes nations sont des causes de méfiance, de haine et entraînent les conflits armés.

3. L’interdépendance croissante des États est incompatible avec le maintien des nations souveraines, chacune maîtresse sans contrôle de sa politique, de son économie, et seule juge de l’opportunité de la guerre.

4. Les abandons nécessaires de souveraineté interviennent volontairement et simultanément au profit d’une communauté d’États supérieure, et ne devront jamais résulter d’une pression exercée à son profit par une Grande sur une Petite nation.

5. Il existe encore trop de diversité entre les nations pour les réunir toutes indifféremment par les mêmes liens ; la nouvelle organisation internationale, pour être efficace, comportera deux degrés :

6. Les États voisins par le territoire ou la civilisation, et qui ne peuvent vivre de leurs seules ressources, supprimeront les barrières monétaires, douanières et militaires qui les séparent pour se grouper en Unions.

7. Une ligue universelle, douée de pouvoirs réels, coordonnera par des plans d’ensemble, leurs activités économiques, afin d’augmenter constamment le bien-être de toutes les communautés et supprimer les crises.
Elle surveillera et contrôlera l’éducation, la propagande et les armements, afin de préserver de toute atteinte la civilisation et la culture, ces biens spirituels communs de l’humanité, et pour étouffer les foyers de guerre.

8. La France, dans la pleine conscience de ses responsabilités, est prête à consentir les abandons de souveraineté nécessaires à la réalisation du seul ordre international qui puisse garantir la paix dans la liberté et la justice, sous la condition que les autres nations puissantes et faibles consentent, dans le même temps, les mêmes abandons.
- les traitres et les profiteurs de la misère publique seront châtiés. L’ordre ne sera consenti par le peuple que si l’on fait droit à sa passion ardente pour la justice,
- le régime de dictature imposé par l’envahisseur sera aboli et les libertés républicaines rétablies,
- la France rejette toute obédience à un homme, tout attachement exclusif à un parti politique, une religion, une race ; rien ne justifie la dictature, fût-ce la raison d’État ou l’apparent souci du bien public,
- par une rénovation immédiate et profonde des institutions, la démocratie française assurera à l’exécutif la continuité et la stabilité nécessaires au redressement de la nation.
Le renforcement de l’exécutif n’entraînera pas l’amoindrissement des libertés : liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la personne. L’État sera d’abord le gardien du droit sacré de la personne humaine.

Les Observations du P.C.F.


Le prochain passage [5], écrit par Claire Andrieu [6], nous donne des éléments de réponse sur l’opposition du P.C.F. par rapport aux huit points précédents :

André Mercier

« “Sans vouloir tomber dans le doctrinarisme”, A. Mercier reproche à la charte son manque de marxisme. Réclamer, comme le fait la charte, “la destruction totale des dictatures fascistes”, lui paraît insuffisant : “le fascisme lui-même n’est pas un phénomène politique en l’air, il a ses racines dans l’économique et le social : quand on écarte Mussolini sans rien faire contre Montecatini et les autres trusts pour le compte desquels s’effectuaient les pénétrations mussoliniennes en Espagne, dans les Balkans, etc., la politique extérieure de Mussolini continue”.
A. Mercier propose d’ajouter dans les conditions de la paix “la lutte contre les forces ploutocratiques et réactionnaires qui ont suscité ces dictatures”.
Le P.C.F. est franchement hostile au projet de Communauté d’États supérieure, dite aussi Ligue Universelle. Il la juge “contraire au droit des nations, droit reconnu par la Charte de l’Atlantique et présentement conquis au prix de tant de sang”. Le projet Laffon prévoyait que “La Ligue Universelle coordonnerait, par des plans d’ensemble, les activités économiques [des États], afin de (...) supprimer les crises”. Là encore, A. Mercier reproche à la charte son manque de base marxiste, et met en garde contre “l’idée naïve que les crises proviennent de l’anarchie économique entre États (...). La Ligue Universelle aura beau "coordonner" tant qu’elle pourra : les crises existeront, si la domination des trusts et en général l’exploitation de l’homme par l’homme continue”.
En ce qui concerne la politique intérieure, l’idée directrice selon laquelle “l’oligarchie financière” est l’Anti-Démocratie, réapparaît. A cette formule du projet Laffon qui se voulait une profession de foi démocrate : “La France rejette toute obédience à un homme, tout attachement exclusif à un parti politique, une religion, une race”, le P.C.F. répond : “L’idée essentielle, celle du barrage à dresser devant les entreprises de la ploutocratie, est noyée dans un fatras où il est question de tout : césarisme, racisme et le reste”. Primauté des libertés “réelles” face au “fatras” des libertés “formelles”.
La volonté exprimée dans le projet Laffon de renforcer le pouvoir exécutif, paraît d’inspiration “réactionnaire” au représentant du P.C.F. Celui-ci propose au contraire “un double contrôle : celui du suffrage universel sur les élus ; celui des élus sur les ministres et les hauts fonctionnaires”. L’ancien député livre son témoignage sur l’activité des parlementaires d’avant-guerre : “Tout se passait comme si l’idéal du système parlementaire avait été que les élus de la nation n’eussent à jouer qu’un rôle mécanique, arithmétique, en tant qu’élément d’une majorité (ou d’une minorité), faisant (et les autres refusant) confiance sur toute chose aux hommes du pouvoir par principe et les yeux fermés. (…). La règle du jeu, c’était qu’un rapporteur débitât à la Commission et au Parlement ce que le ministre avait fait rédiger pour lui”.
A. Mercier procède ainsi à une critique interne du parlementarisme, dans un esprit réformiste. Il regrette même la politisation excessive des votes à la Chambre, qui conduit les députés à renoncer à leur libre arbitre et au libre examen des textes qui leur sont soumis. Un républicain libéral, attaché aux libertés “formelles”, ne s’exprimerait pas autrement.
A. Mercier regagne néanmoins des rivages plus marxistes en découvrant le bénéficiaire de la “perversion” du régime parlementaire : “Les ministres incontrôlés par le Parlement étaient contrôlés par d’autres, disons même guidés pas à pas. Leurs chaperons étaient, entre autres, les hauts fonctionnaires, spécialement les hauts fonctionnaires des Finances, liés personnellement à l’oligarchie”. »

Le suffrage universel


Tout d’abord, rappelons que les extrêmes-droites françaises avaient pendant les années 1930 combattu le suffrage universel :

« L’audition du général Paul Lavigne-Delleville, Action française et futur chef cagoulard, lié à la Ligue des Droits du Religieux Ancien Combattant (DRAC), laissa, par ses aveux et démentis, filtrer les buts des obsédés de l’établissement de l’ordre militaire. Ramadier lut la prose du “journal Forces de Mme Hanau” sur les “réunions secrètes” tenues avec le DRAC “au siège de la SOCF [Société des officiers de complément], 3, rue des Pyramides, [...] depuis le 15 décembre [1933...] pour préparer l’action civique des A.C. [Anciens combattants]”. On y avait mis au point “l’action nécessaire dans le but de renverser la République” sans omettre de “pendre les députés, [et leur] crever la panse, etc.”. On y avait présenté le “programme de la constitution établie [...] par Dom Moreau”, président du DRAC : “Suppression du suffrage universel ; organisation de la nation par profession ; remise en avant des forces de la famille et de l’autorité morale.” On continua après le 6 février, ainsi dans un dîner, le 10, au restaurant Robert où, concéda Lavigne-Delleville, on “a peut-être [...] parlé d’une autre organisation du suffrage universel”. » [7]

On peut remarquer que la question du suffrage universel n’est pas évoquée dans le projet Laffon, contrairement aux Observations du P.C. André Mercier voit le suffrage universel comme un moyen de contrôle sur les élus.

Dans le deuxième projet [8] soumis au C.N.R. à la fin de novembre 1943, il est écrit :

« Unis sur le but à atteindre, unis sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis et tendances politiques représenté au sein du C.N.R. proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la libération :

1) […]

2) afin d’assurer :
- L’établissement de la démocratie la plus large conformément aux décisions d’une Constituante élue au suffrage universel » [9]

Dans le troisième projet, la Constituante disparaît : « l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au suffrage universel » [10]. Dans les quatrième et cinquième, nous avons la formulation suivante : « l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ». Cette dernière se retrouvera dans le texte définitif du C.N.R. du 15 mars 1944. L’attachement du C.N.R. au suffrage universel est indéniable.

Le problème constitutionnel et le C.N.R.


Le 10 juillet 1940, le Parlement fut associé à l’opération même qui le liquida avec la République. Par 569 voix contre 80, la loi constitutionnelle voulue par Laval donnant les pleins pouvoirs constituants à Pétain fut adoptée. Dès le lendemain 11, les Actes constitutionnels n°1, n°2 et 3 abrogèrent l’essentiel de la Constitution de 1875. Dans son discours du 1er avril 1942, de Gaulle évoqua une « France, trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés ».

L’évocation d’une Constituante n’est apparue qu’une seule fois dans les différents projets soumis au C.N.R. « Pourtant le C.N.R. participa au débat sur l’organisation des pouvoirs publics après la Libération. Mais le programme du C.N.R. n’en porte pas trace. Pourquoi cette discrétion ? Par scrupule démocratique, quand ces questions paraissaient relever de la compétence spécifique de l’Assemblée Consultative Provisoire d’Alger ? » [11] L’ordonnance du 21 avril 1944 promulguée par le CFLN [12] précisa que le peuple français déciderait de ses institutions futures en pleine liberté, et qu’à cet effet, dès que des élections libres seraient possibles, une Assemblée nationale constituante serait convoquée. Le C.N.R. organisa les États-Généraux de la Renaissance française du 10 au 14 juillet 1945 et des « Cahiers de doléances » rédigés par les C.D.L. [13] ont fait l’objet d’un rapport de synthèse.

Pour conclure, on ne peut que recommander tout d’abord la lecture complète du livre de Claire Andrieu, mais également de celui d’Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, dans lequel vous trouverez un éclairage saisissant des propos tenus par André Mercier, Charles de Gaulle, mais également par Marc Bloch écrivant en avril 1944 : « Le jour viendra […] et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés ». Enfin, certaines observations du P.C.F. font écho à cette phrase de Jean Jaurès : « C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles » [14].

Sextidi 6 Thermidor an CCXIX

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