Les Suisses doutent de l’Europe et redoutent l’immigration
Dimanche 6 avril 2014, par ,
Nous avons déjà évoqué la signification du vote suisse sur l’immigration : http://www.pouruneconstituante.fr/spip.php?article818
Pour poursuivre ce débat, nous publions ci-dessous un texte de Gabriel Galice, Président du Conseil de Fondation du GIPRI, (Institut international de recherche pour la paix situé à Genève).
A la question de savoir s’il fallait contingenter l’immigration, 1 463 954 électrices et électeurs suisses (50,3%) ont répondu oui, 1 444 428 non (49,7%), soit un écart de 19526 voix. Cet écart ne suffirait pas si la majorité des cantons n’avait pas approuvé l’initiative. La loi électorale impose en effet une double majorité des électeurs et des cantons. Le taux de participation (55,8%) est élevé.
Lancée par l’Union Démocratique du Centre (plus clairement nommée en allemand
Schweizerische Volkspartei ou parti populaire suisse), premier parti du pays, la question était habilement équivoque. Littéralement, il s’agissait de contenir l’immigration, tandis que les affiches de la campagne parlaient de déboiser, d’élaguer les conventions bilatérales avec l’Union européenne. Au fond, il s’agissait de se défier de l’Europe sans l’affirmer trop ouvertement. Tous les autres partis ont repoussé l’initiative, ainsi que le patronat et le Conseil fédéral, le pluraliste
gouvernement de la Suisse.
Le peuple a voté contre ses élites. Le vote met en cause l’accord de libre circulation des personnes avec l’UE.
On dispute de savoir si le clivage est plutôt entre Suisse romande et Suisse alémanique ou entre ville et campagne. La carte électorale fait ressortir que la Romandie (à l’ouest) a rejeté l’initiative tandis que la Suisse alémanique et le Tessin l’ont approuvée. Les exceptions en Suisse alémanique sont surtout les cantons riches de Zurich (47,34% de oui) et (dans une moindre mesure) Zoug.
Vox populi, vox dei, en Suisse surtout. Il reste à tenter de comprendre en se débarrassant des idées simplistes et des préjugés helvétophobes.
Certes, la Suisse veut les avantages de l’Europe sans les inconvénients. Les Etats-membres aussi, plus ou moins discrètement, plus ou moins intelligemment. A chacun sa raison d’Etat.
Vus de Suisse, les pays voisins ne font guère envie : France du chômage et de l’impéritie gouvernante, Allemagne arrogante et dominatrice ayant pris le parti de l’emploi au rabais, Italie chroniquement défaillante, Espagne et Grèce en faillite, Portugal aux abois, Royaume-Uni vindicatif…L’Union elle-même n’est guère appétissante que pour la minorité professionnellement qualifiée qui peut y trouver des avantages de mobilité géographique et sociale.
La Suisse n’est pas xénophobe. Si elle l’était, le résultat ne serait pas aussi serré. Il n’est pas indifférent que les cantons germanophones se montrent plus réticents que les cantons romands. Les cadres allemands qualifiés occupent des postes dirigeants à la tête de grandes entreprises suisses. Dans plusieurs hôpitaux, les médecins sont allemands, les infirmières françaises et le personnel d’entretien portugais.
Il vaudrait la peine d’interroger la diversité des vues au sein du oui et au sein du non. Ainsi, les socialistes et les syndicalistes, sans approuver l’initiative, ont mis en avant la volonté de lutter contre le dumping salarial. Dans des secteurs comme l’agriculture ou le BTP, ce n’est pas une crainte dénuée de fondements. Gageons que des syndicalistes et des militants de gauche de base ont voté contre les consignes de leurs directions.
Rappelons que l’armée suisse a effectué en septembre 2012 des manœuvres destinées à simuler un afflux massif de réfugiés économiques à ses frontières. Sous l’étrange appellation « stabilo due », l’armée contenait les menaces d’Elbonia au Nord et de Danubia au Nord-est. Ces appellations imaginaires devaient faire oublier le ciblage, en 2010, de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie, de la France et du Portugal.
Les réfugiés, espagnols notamment, n’arrivent pas en masse groupée mais ils viennent effectivement chercher un emploi. A Genève, les Mouvement des citoyens genevois, hostile aux frontaliers, a fait une nouvelle percée aux dernières élections. Et l’UDC/SVP est le premier parti du pays.
Laurent Fabius fronce le sourcil et donne de la voix. Principal partenaire économique de la Suisse, l’Allemagne vocifère par la voix de ses seconds couteaux mais Angela Merkel reste sereine. Heinz Karrer, Président d’Economiesuisse (le patronat) formule une autocritique avisée : « Sans doute les milieux économiques et politiques ont-ils ces dernières années apporté trop peu de solutions et de réponses aux peurs de la population. » Voilà qui semble plus raisonnable que de traiter le peuple d’imbécile.
Le texte parle de contingentements sans en fixer le seuil. La décision doit être mise en œuvre dans les trois ans. Ce sera le travail du gouvernement.
Au vrai, l’UE et la Suisse sont condamnées à s’entendre. L’UE va bloquer quelques dossiers qui constitueront des frappes ciblées. Frapper trop fort serait dommageable aux intérêts européens même et s’avérerait contre-productif vis-à-vis de l’opinion suisse.
Le village helvète se sent menacé, incompris. Les contentieux financiers et fiscaux traînent en longueur. Les Suisses ont suivi avec attention les embrouilles et démêlés d’Eric Woerth et de Jérôme Cahuzac, deux farouches dénonciateurs des banques suisses dont ils profitèrent effrontément.
L’Europe n’est guère appétissante aux peuples qui la composent. Les peuples néerlandais et français ont repoussé les Traité Constitutionnel Européen, les Irlandais ont voté plusieurs fois, les Allemands auraient voté non au TCE si la loi avait permis de les solliciter par référendum. En 1992, les Suisses ont refusé les négociations en vue de l’adhésion à l’UE, par une majorité plus franche, selon le même clivage géographique et linguistique.
Ostraciser les Suisses serait aussi inepte qu’inutile. Ce serait renforcer le particularisme helvétique, soucieux autant de prospérité que de démocratie directe, deux qualités qui manquent cruellement à l’UE. Même si l’immigration massive des dernières années a profité à la prospérité suisse.
Le même jour, le peuple suisse se prononçait sur deux autres sujets nationaux : la suppression de la prise ne charge de l’interruption de grossesse par l’assurance maladie et le développement du réseau ferroviaire. Le peuple a repoussé la suppression de la prise en charge de l’IVG (55,5%) et il a approuvé les dotations au réseau ferroviaire (62%).
Peu soucieux de nuances, le vice-président du SPD allemand, Ralf Stegner, déclare : « Ils sont fous, ces Suisses ! » Vraiment ?
Gabriel Galice
Berne, le 16 février 2014.