La souveraineté populaire au cœur du tournant historique
Samedi 28 août 2021, par ,
Le dire et le répéter : la reconstruction de la démocratie passe par le combat contre la mondialisation.
L’article d’André Bellon et Anne-Cécile Robert ci-dessous a été publié par la revue politique et parlementaire par le lien
https://www.revuepolitique.fr/au-cœur-du-tournant-historique/
Rappelons-nous : au début au tournant des années 1990, un déferlement d’enthousiasme se répandit sur le monde. Les classes dirigeantes, les experts dominants, les intellectuels en vogue, dépeignaient une planète désormais unifiée et pacifiée par la « fin des idéologies ». Un océan de sérénité et de bien-être s’ouvrait entre les rives du libre-marché et de la démocratie libérale. Certains évoquaient une « mondialisation heureuse » et sonnaient « la fin de l’histoire ».
Trente ans plus tard, le moins qu’on puisse constater est que ce prétendu bonheur était largement imprégné de naïveté. Quelle soit réelle ou feinte, la naïveté peut être source de graves dangers. En outre, la multiplication des crises à travers le monde et l’exacerbation des conflits sociaux-politiques révèlent un monde fracturé et incertain, laissant penser que la période ouverte dans les années 1990 est en train de se terminer.
Il importe donc de faire le bilan de trois décennies qui ont structuré la vie publique nationale et internationale afin de comprendre ce qui se joue aujourd’hui et de tracer, si possible, des perspectives positives et progressistes.
Tout d’abord, on a généralement pris la mondialisation au pied de la lettre : les mouvements transnationaux qui effaçaient les frontières étaient vus comme un processus naturel et inéluctable, inscrit dans l’évolution normale et logique des choses. Or, si, effectivement, l’essor des nouvelles technologies et l’intensification des échanges planétaires de tous ordres relèvent d’une dynamique structurelle, on a sous-estimé la dimension idéologique de la mondialisation. La globalisation est, depuis le départ, un projet idéologique destiné à faire du marché le seul universel et à placer les valeurs marchandes au sommet de la hiérarchie des normes. La nature et l’ampleur des phénomènes transnationaux s’expliquent aussi par une succession de décisions gouvernementales prises à partir des années 1970-1980 : grands traités de libre-échange, flottement des monnaies, création d’institutions internationales, adoption de programmes d’action , etc. L’action des pouvoirs publics a encouragé l’essor des grandes entreprises multinationales et embrigadé nombre d’associations et organisations non gouvernementales dans un vaste mouvement de promotion des intérêts privés et de l’individualisme marchand. Cette nouvelle hiérarchie des valeurs a notamment pour conséquence de dévaloriser l’être humain et de relativiser sa place dans l’ordre du monde.
La vérité sur la mondialisation
La globalisation, en tant que projet idéologique, a prospéré sur une confusion intellectuelle et politique entre deux notions : le mondialisme et l’internationalisme. Le mondialisme veut dépasser et détruire les États et les nations, laissant le marché définir les relations entre le humains. Or, considérer que nous sommes tous des citoyens du monde ne veut pas dire que nous sommes sans racines, sans attaches, sans histoire comme le suggère les « monades » de Toni Negri. La solidarité mondiale ne s’exerce pas abstraitement. C’est toute la différence entre mondialisme et internationalisme. L’internationalisme veut créer des règles du jeu pacifiques et sociales entre les nations et leurs citoyens. Dans le projet mondialiste, l’humanisme cède la place à une vision binaire de l’être humain : producteur ou consommateur. L’idée de l’être humain doué de raison et titulaire de droits à égalité avec ses semblables disparaît au profit de considérations sur ses performances économiques, son utilité, comme le résume l’expression qui s’est généralisé dans les années 1990 : le « capital humain ».
Ces orientations n’étaient pas sans alternatives au moment où elles ont été choisies : à chaque étape du processus de mondialisation libérale, d’autres options étaient possibles. On se souvient, par exemple, que peu de temps avant de quitter le pouvoir, le général De Gaulle envisageait de remettre en cause l’hégémonie indue du dollar, pilier de la globalisation. On se souvient également que les grands traités européens – Acte Unique de 1985 et traité de Maastricht – ont fait l’objet d’âpres débats, malheureusement tranchés dans le secret des tractations diplomatiques.
Victime directe de ce tour de passe-passe : la citoyenneté et, plus profondément, la politique elle-même. Le marché résout toutes les questions : il est la fin et le moyen. L’être humain n’a qu’une seule mission : s’adapter à un présent définitivement borné. Prise au pied de la lettre, la mondialisation considère les humains égaux non parce que le droit leur confère les moyens de cette égalité, mais parce que les différences et les oppositions politiques auraient disparu. En bref, la mondialisation est un instrument contre la politique censée créer les affrontements et les violences. Mais n’est-elle pas elle-même une politique ?
Qu’est-ce que la politique ?
La politique se définit comme tout ce qui est relatif à l’organisation, à l’exercice du pouvoir dans une société organisée. En ce sens, la mondialisation est une politique puisqu’elle définit des règles de plus en plus mondiales, en particulier en matière économique et financière. Elle tranche a priori les grandes questions sur l’ordre économique et les circuits du pouvoir.
Mais elle n’est pas une politique définie par le débat public et l’action des citoyens. Elle n’est pas ce qu’Aristote définissait comme la recherche d’un « certain bien ». Elle n’est pas et ne peut pas être démocratique car elle ne résulte pas de la volonté d’un peuple. Bien pis, elle est hostile à la volonté politique du peuple, « fondement de l’autorité des pouvoirs publics » selon la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 21-3). Elle remplace cette volonté du citoyen membre du peuple par une idée d’individus appartenant à l’humanité en dehors de toute action politique. On se rappelle cette pauvre Laure Adler s’extasiant devant tous les humains, au-delà de leurs différences d’âge, de sexe, de langue ou d’ethnie et regardant tous dans la même direction : l’éclipse de soleil. Cette vision de l’humanité est, au mieux, tribale. L’être humain est-il alors capable de penser, de critiquer et d’agir, bref d’être un citoyen ?
Disons-le clairement : la mondialisation n’est pas un fait de nature et les décisions qui en résultent sont des constructions humaines. Ce n’est pas par hasard que les tenants du plus pur libéralisme parlent de « lois économiques », détournant le terme de loi qui exprime la volonté humaine vers des constructions idéologiques. Il n’y a plus alors de société exprimant ses choix, mais une dictature de la pensée anéantissant le libre arbitre. Le citoyen est réifié et ne trouve une pseudo autonomie qu’en se réfugiant dans ses particularités sexuelles, ethniques, … qui, loin de nuire à la domination mondialisée, aident à celle-ci en émiettant toute lutte. L’exaltation officielle des « identités » culturelles et des « minorités » joue le rôle de compensation au dessèchement de la vie humaine sous l’effet du mercantilisme et de la société de consommation.
Et le droit ?
L’idée de mondialisation a, en effet pour corollaire, celle de l’unicité des normes et donc du droit. Dans la pensée de la mondialisation, cette unicité est avant tout fondée sur une vision scientiste des questions humaines. Comme le diagnostique Alain Supiot, professeur au Collège de France, « les véritables scientifiques savent que les lois découvertes par les sciences de la nature sont inhérentes aux phénomènes observés, alors que celles qui donnent ordre et sens à la vie humaine sont nécessairement postulées. Les scientistes au contraire croient trouver dans une science fétichisée les vraies lois qui régiraient l’humanité et s’emploient à les faire régner ». Très naturellement, l’expert (en économie, en écologie, en question sanitaire,…), s’il sort de son rôle de conseiller, exprime alors la contrainte et s’impose contre la volonté populaire exprimée par la loi. Le régime de droit, ensemble des dispositions juridiques qui régissent un domaine particulier sous le contrôle des citoyens, cède la place à un Etat de droit, imprégné des valeurs de la mondialisation libérale, qui encadre le domaine de la loi, expression de la volonté commune. Ce n’est plus la direction de la loi, mais par la loi.
Le développement de la mondialisation conduit insidieusement à cette direction par des règles mondiales décidées indépendamment de toute volonté des citoyens, notamment dans des organisations internationales de plus en plus éloignées des citoyens. L’harmonisation des règles se fait alors inévitablement par la coercition, soit subtilement par une acceptation tacite, soit par la répression. Si l’évolution se fait par les atteintes quasi générales aux libertés, les débats entre les formes de régime politique ont-ils alors encore un sens ?
La multiplication des crises géopolitiques et l’essor des mouvements sociaux à travers le monde - Gilets jaunes, émeutes urbaines, etc. – traduisent aussi la crise de la mondialisation comme projet idéologique. La tentation des classes dirigeantes est de les minimiser ou de les disqualifier a priori sous des vocables dépolitisant comme « populisme » ou « illibéralisme ». Mais on peut aussi les interpréter comme des signaux de protestation contre une globalisation inhumaine et un appel à refonder les relations sociales. Ils expriment un retour confus de la politique avec un défi fondamental : récupération par des forces rétrogrades ou reconquête démocratique par les peuples ?
Le libéralisme, présenté comme gage de liberté, montre aujourd’hui sa face liberticide. Refusant d’analyser les responsabilités inhérentes au projet de mondialisation libérale, les dirigeants préfèrent faire porter la responsabilité des dégâts aux individus, édictant des règles de plus en plus coercitives. Le libéralisme économique devient ainsi un ennemi des libertés fondamentales.
Agir contre ces dérives implique de sortir de la grande confusion intellectuelle dans laquelle est plongé le « monde mondialisé » depuis trente ans. Contre la progression lente et insidieuse de l’autoritarisme, la réaffirmation des principes démocratiques, au premier rang desquels la souveraineté du peuple, est à l’ordre du jour.
André Bellon
Ancien Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Auteur de « Pourquoi je ne suis pas altermondialiste »
Anne-Cécile Robert
Docteur en Droit européen, Auteur de « Dernières nouvelles du mensonge »