Du gouvernement des juges
Mardi 24 décembre 2019, par
C’est comme mauvais un disque rayé. A chaque mise en cause judiciaire d’un membre de la classe politicienne – et ce quel qu’en soit le motif – s’élève la ritournelle du supposé « gouvernement des juges » qui menacerait nos élus, et derrière eux, la souveraineté de l’ensemble du peuple français.
Chez la plupart de nos voisins européens – à l’exception significative de l’Italie – une telle rhétorique passe généralement pour une tentative désespérée d’échapper à ses responsabilités. Pas en France.
Il y a, pour partie, de bonnes raisons à cette singularité, tant il existe de réelles formes de dévoiement du pouvoir juridictionnel au service de pratiques foncièrement antidémocratiques . Un dévoiement qui s’observe en particulier au sein de l’Union européenne. Depuis la fondation de la communauté économique européenne en 1957, la Cour de Justice qui lui est associée (devenue aujourd’hui Cour de Justice de l’Union européenne) s’est progressivement érigée en gardienne du dogme économique néolibéral qui, depuis plus de trente ans, a acquis une dimension hégémonique dans la conduite des politiques publiques communautaires. Une position qui l’a régulièrement amenée à censurer des législations nationales jugées contraires aux dispositions des traités européens garantissant la « libre » circulation des capitaux, des biens et des services – et, partant, à limiter considérablement notre souveraineté dans la définition des politiques économiques et sociales. On retrouve une instrumentation similaire du pouvoir judiciaire dans la propension croissante de gouvernements plus ou moins autoritaires à dévoyer la lutte contre la corruption en instrument de répression de leur opposition politique. Ainsi, au Brésil, la vaste opération « lava jato », si elle ne saurait être réduite à une manipulation, aura néanmoins été le prétexte à la condamnation pénale pour le moins litigieuse de l’ancien président Luis Ignacio da Silva à une peine de douze ans de prison pour des faits (la mise à disposition d’un appartement) qui, à les supposer avérés, apparaissent totalement dérisoires au regard de l’ampleur de la corruption qui sévit dans ce pays. Le même phénomène s’observe en Europe de l’Est, où l’accusation de corruption est fréquemment brandie par les politiciens à l’égard…des magistrats enquêtant sur leurs malversations.
Mais la rhétorique du gouvernement des juges procède également de motifs bien moins avouables en Démocratie, tenant à l’incapacité de nombre de nos « gouvernants » à admettre le principe de l’égalité devant la loi dès lors qu’ils sont personnellement concernés. Ainsi, en est-il, de façon caricaturale, lorsqu’est contesté le principe même de la poursuite pénale d’une personne au prétexte qu’elle est investie d’un mandat électif. Loin de traduire une quelconque volonté de défendre la souveraineté populaire, une telle prévention trahit bien au contraire le désir de conserver coute que coute de véritables privilèges pour la classe dirigeante et notamment une forme d’immunité pénale qui ne dit pas non. Or, faut-il le rappeler, le projet politique républicain s’est affirmé contre cet ordre social inégalitaire, défendant la stricte égalité juridique entre les citoyens, y compris les responsables publics qui, loin de bénéficier de privilèges, ont à l’égard de la collectivité des devoirs plus importants que les autres. D’un point de vue démocratique, rien ne s’oppose – et rien ne doit s’opposer – à la mise en cause pénale d’un élu dès lors que sont institués les garde-fous procéduraux de nature à éviter les poursuites abusives et, notamment, les procédures montées de toutes pièces dans le seul but de déstabiliser un responsable politique, en particulier lorsque celui-ci est membre de l’opposition.
Tel est le cas en France, où la liberté d’expression des parlementaires dans l’exercice de leurs fonctions est absolue et où la Constitution définit strictement les conditions dans lesquelles ils peuvent être arrêtés. Pour sa part, le chef de l’Etat ne peut faire l’objet d’aucune poursuite pénale durant l’exercice de son mandat, l’action publique étant suspendue pour reprendre éventuellement à la cessation de ses fonctions. Ces gardes-fous ne doivent toutefois pas conduire à la constitution de véritables privilèges, tels ceux dont bénéficient les membres du gouvernement. Ils ne sont en effet sont justiciables que devant la Cour de Justice de la République, véritable juridiction bananière qui, composée majoritairement de parlementaires, semble n’avoir d’autre fonction que d’assurer l’impunité des personnes poursuivies ou, lorsque les faits sont d’une gravité trop manifeste, une clémence sans commune mesure avec ce qui s’observe devant les juridictions de droit commun…
De façon plus subtile, l’opposition à l’ordre juridique républicain peut se manifester derrière la remise en cause, là encore en son principe, de la possibilité de voir les actes des gouvernants censurés par les juridictions suprêmes (Conseil d’Etat, Cour de cassation, Cour européenne des droits de l’homme, Conseil constitutionnel) lorsqu’ils méconnaissent nos droits et libertés fondamentaux. Il suffit pourtant de (re)lire la déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour comprendre que « l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements », de sorte que, dans une société démocratique « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » . Pour garantir cette conservation, il est nécessaire d’offrir au citoyen un recours effectif – devant une autorité indépendante – contre les décisions de ses représentants, sans attendre une éventuelle sanction d’un gouvernement corrompu par les urnes, sanction d’autant plus hypothétique que les droits fondamentaux des individus sont fréquemment violés. Loin de menacer la démocratie, la soumission de l’action des gouvernants à un mécanisme juridictionnel de préservation de nos libertés permet au contraire de garantir le caractère démocratique du mandat que nous leur avons confié.
Qu’on ne s’y trompe donc pas : derrière la dénonciation du « gouvernement des juges », se cache trop souvent le désir inavouable de gouverner les juges pour faire échec à l’égalité devant la loi et s’affranchir à peu de frais de l’obligation de respecter les droits fondamentaux des citoyens. On a connu projet démocratique plus vigoureux.